Turquie : quand la carte de presse devient un outil de chantage

Reporters sans frontières (RSF) dénonce la politique arbitraire des autorités turques qui sanctionnent les journalistes critiques envers le pouvoir en les privant de leur carte de presse et met en lumière quatre journalistes qui tentent de défier l’arbitraire.

Elle est devenue une arme contre la liberté d’informer. En Turquie, la carte de presse est instrumentalisée, depuis des années, par la Direction des Communications de la Présidence (Cumhurbaşkanlık İletişim Bakanlığı - CIB). Alors que des journalistes pro-gouvernementaux n’ont aucune peine à obtenir le document, malgré des pratiques contestables (ciblage des défenseurs des droits de l’homme, propos de haine, désinformation, etc), des journalistes critiques de renommée ont vu, ces dernières années, leur carte de presse permanente annulée ou leur demande de renouvellement rester sans réponse. Or, en Turquie, les reporters qui ne détiennent pas ce document officiel ne peuvent pas suivre les activités du Président ni de ses ministres, ou risquent d'être arbitrairement empêchés de couvrir les manifestations. Depuis le 27 avril, une directive de la Police nationale leur interdit même de filmer et enregistrer les interventions des forces de l’ordre lors des manifestations, comme ce fut le cas lors des rassemblements du 1er Mai dernier à Istanbul et Ankara.


“Comme il semble exagéré d’espérer une gestion impartiale de l’attribution de la carte de presse de la part d’une instance présidentielle, nous demandons au gouvernement turc de ré instaurer une institution professionnelle autonome de façon à mettre fin à ces pratiques partisanes qui sanctionnent les journalistes critiques”, déclare le représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoglu.


Le journaliste et économiste Mustafa Sönmez, visé par plusieurs procès dont un pour “insulte envers le président”, est ainsi privé de carte de presse depuis novembre 2019. En mai dernier, il a cependant obtenu un jugement favorable de la Cour administrative d’Ankara qui a ordonné à l’administration de renouveler la carte de presse du reporter, estimant qu’elle ne pouvait le soumettre à un nouveau traitement alors qu’il avait répondu à tous les critères pour l’obtention du document de façon permanente.


L’ancienne représentante de RSF en Turquie dans les années 90, aujourd’hui conseillère du site d’information Bianet.org, Nadire Mater, est également privée de carte de presse depuis deux ans. La journaliste, qui a saisi la justice, attend qu’une décision soit rendue sur son cas. Auteur du livre de recueil de témoignages d’appelés ‘Le Livre de Mehmet’ (Mehmedin Kitabi), Nadire Mater a été jugée pour “dénigrement des forces de l’ordre” puis définitivement acquittée en 2000.


L’ancien éditorialiste du quotidien Cumhuriyet (République), Aydin Engin, a lui aussi saisi la Cour administrative pour récupérer sa carte de presse permanente qu’il détenait depuis près de 25 ans. Une affaire dans laquelle le Conseil supérieur pénal de la Cour de cassation doit rendre son verdict final. Dans le cadre d’un procès kafkaesque, le journaliste avait été condamné en avril 2018 à sept ans et six mois de prison pour “soutien à une organisation illégale”, dans le cadre d’une opération policière visant son journal, alors sous la direction de Can Dündar.


Enfin, en avril dernier, ce fut au tour de Kazım Güleçyüz, directeur de l’information du quotidien islamiste Yeni Asya (Asie Nouvelle), sans réponse à sa demande de carte de presse, de saisir la justice. Le 23 janvier 2020, le journaliste avait été condamné par la Cour d’assises d’Istanbul à un an et huit mois de prison ferme pour “propagande de l’organisation FETÖ” en raison de ses partages sur les réseaux sociaux et ses articles.


Des milliers de cartes annulées


Ces quatre cas illustrent la bataille que se livrent les professionnels de l’information et les autorités sur la question de la carte de presse, sur laquelle les autorités ont durci après la tentative de putsch avorté du 15 juillet 2016. En cinq ans, quelque 2 000 cartes de presse détenues par des journalistes proches des cercles du prédicateur exilé Fethullah Gülen (accusé d’être à l’origine de ce coup) ou de journalistes de divers bord politiques (républicain, laïc, pro-kurde, islamiste critique du pouvoir, etc) ont été annulées par les autorités.


En trois ans passés sous le nouveau système politique présidentiel, la CIB a rejeté la demande de 1 371 journalistes sur 10 486 et continuait de traiter le cas de 220 d’entre eux. Depuis 2019, elle a annulé 1 238 cartes de presse. Le président du syndicat des journalistes en Turquie (TGS), Gökhan Durmus estime que seul un quart des 25 000 représentants de la profession est détenteur de la carte de presse.


Pourtant, le 4 novembre 2020, la section des affaires administratives du Conseil d’État, saisi par l’Association progressiste des journalistes (CGD), avait affirmé que la directive relative à la carte de presse, qui définit les pratiques répréhensibles dans des termes particulièrement vagues comme “porter atteinte à ou agir contre l’honneur de la profession”, “agir contre la sécurité nationale ou mettre en péril l’ordre public” ou “faire de ces comportements une habitude”, était “susceptible de créer un climat d’intimidation pour les journalistes”.


Le 21 mai, une nouvelle directive a ainsi été publiée par la CIB, mais le texte est loin de satisfaire la profession : non seulement “un journaliste qui ne trouve pas de travail après un mois de chômage verra sa carte de presse annulée” mais “une commission spéciale pourra décider d’annuler la carte de presse permanente d’un journaliste”. Pour les organisations professionnelles et syndicales (TGC, TGS, DISK Basin-Is, Conseil de la Presse etc), cette structure gouvernementale “n’a pas le droit de dicter qui est journaliste et qui ne l’est pas”.


La Turquie occupe le 153e rang sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.

Publié le
Updated on 29.06.2021