Turquie : la répression anti-presse du président Erdogan n’a pas de frontière
Candidat à sa réélection le 14 mai prochain, le président Recep Tayyip Erdogan a instauré un système de répression féroce contre les journalistes qui le critiquent dans son pays mais aussi depuis l’étranger. Reporters sans frontières (RSF) réclame la fin d’un système d’intimidation multiforme qui menace la sécurité des journalistes turcs exilés.
Depuis des années, les journalistes critiques du pouvoir turc, dont quelques centaines exilés dans les pays européens, craignent pour leur sécurité. Attaques armées, menaces, poursuites judiciaires par contumace, saisie abusive d’Interpol pour l’émission de notices rouges ou encore limitation des services diplomatiques : les autorités turques ne reculent devant aucun moyen pour les intimider.
“La Turquie a besoin d’un nouveau climat politique respectueux des droits des journalistes et de la liberté de la presse sur son sol comme à l’étranger. Nous exhortons les futurs dirigeants du pays à faire cesser les pressions transnationales insupportables qui mettent en péril depuis des années la sécurité de nombreux journalistes exilés.”
Erol Onderoglu
Représentant de RSF en Turquie.
Les exemples de cette répression féroce ne manquent pas. Autrefois réfugié politique en Grande-Bretagne suite à un procès datant de 1995, le journaliste turco-britannique Akin Olgun a été interpellé le 13 octobre 2022 sur l’île de Kos, en Grèce, et maintenu en détention préventive pendant plus d’un mois. Quelques jours avant son arrestation, les autorités turques avaient obtenu l’émission par Interpol d’une notice rouge contre lui et réclamaient son extradition. Son crime ? Avoir simplement partagé sur les réseaux sociaux une information selon laquelle le gendre du président Erdogan, Berat Albayrak, s’était installé à Londres, après avoir démissionné du poste de mnistre du Trésor et des Finances.
L’acharnement subi depuis plusieurs années par Can Dündar, ancien rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet (République), illustre aussi les multiples moyens employés par le pouvoir turc pour tenter de faire taire les journalistes. Après avoir été incarcéré fin 2015 pour la publication d’un dossier intitulé “Voici les armes dont Erdogan nie l'existence” (“İşte Erdoğan’ın yok dediği silahlar”), puis ciblé par une attaque armée devant le Palais de justice à Istanbul, il s’exile en 2016 en Allemagne où il fonde le site d’information en langue turque Özgürüz (Nous sommes Libres). Il est d’abord condamné par contumace fin 2020 à une peine de 27 ans et 6 mois de prison pour “obtention d’informations relatives à l’État, à but d’espionnage politique ou militaire” et “soutien à l’organisation illégale de Fethullah Gülen”, présenté comme le responsable du putsch avorté contre Recep Tayyip Erdogan en juillet 2016.
Ce n’est pas tout : Can Dündar risque également une peine de prison supplémentaire pour avoir diffusé le 1er mars 2017, sur son site d’information Özgürüz, une vidéo sur cette même affaire de transfert de munitions. Il est aussi menacé d’une autre peine de prison à vie dans le cadre d’une affaire montée de toutes pièces pour “soutien aux manifestations massives du Parc Gezi”, qui ont eu lieu à Istanbul au printemps 2013. En septembre 2022, une enquête judiciaire a par ailleurs été ouverte contre lui pour “insulte envers le Président”, en raison d’un commentaire sur YouTube où il faisait référence aux déclarations d’un chef de bande organisée en exil sur la corruption politique et l’absence de justice en Turquie.
Le journaliste Erk Acarer, ancien éditorialiste du quotidien de gauche BirGün (Jour), connu pour avoir dévoilé des affaires de corruption et d’exactions en Turquie, a lui aussi été victime d’une attaque, cette fois à l’arme blanche, le 7 juillet 2021, à son domicile de Berlin. Il est exilé en Allemagne depuis 2017 pour échapper à des poursuites judiciaires abusives concernant son travail d’éditorialiste. Les auteurs de cette attaque demeurent non identifiés mais les soupçons se portent sur des militants de l’AKP en Allemagne.
Ces dernières années, plusieurs autres journalistes turcs ont fait l’objet d’attaques physiques en Suède, où ils sont exilés. Tous sont accusés par les autorités turques d’appartenir à la mouvance politique de Fethullah Gülen et d’être impliqués dans le putsch avorté de juillet 2016.
Pressions diplomatiques et chantage
Exilé en Suède depuis 2012, l’écrivain et éditorialiste du quotidien de gauche Evrensel (Universel) Ragip Zarakolu a des raisons de s’inquiéter. Son nom figure dans la liste des “terroristes”, dont le gouvernement turc réclame l’extradition à la Suède dans le cadre d’un compromis entre les deux pays, en échange de l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Avant de fuir son pays, Ragip Zarakolu avait été inculpé pour “appartenance” au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La justice turque a décidé en décembre 2019 de la “saisie partielle” de ses biens pour le contraindre à rentrer dans son pays. En septembre 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a cependant condamné la Turquie pour son “emprisonnement arbitraire” fin 2011 pendant cinq mois. Le pouvoir turc lui reproche d’avoir fait l’éloge du putsch et menacé le président Erdogan dans un éditorial paru le 5 mai 2020 dans le quotidien Evrensel et sur le site d’information Arti Gerçek, créé par des journalistes turcs exilés en Allemagne.
D’autres journalistes turcs tels que Bülent Kenes, proches du mouvement politique de Fethullah Gülen, figurent également sur cette même liste soumise par Ankara à Stockholm.
Par ailleurs, de nombreux journalistes exilés en Europe rapportent à RSF que les autorités turques mettent fin aux services diplomatiques apportés à leurs ressortissants, tels que la prolongation de la durée du passeport, dès lors que ces derniers font l’objet d’une quelconque procédure judiciaire ou d’un mandat d’arrêt à leur encontre en Turquie. Certains journalistes se sont ainsi retrouvés contraints de faire une demande d’asile politique, à l’instar de Fehim Tastekin, célèbre éditorialiste des sites d’information GazeteDuvar et expert du Moyen-Orient, exilé depuis janvier 2017 en France.
Des dizaines d’autres journalistes, tels que Kutlu Esendemir, Baransel Agca, Metin Cihan ou encore Ertugrul Mavioglu, sont eux aussi contraints de vivre en exil depuis des années, en raison des multiples menaces visant leur profession.