Trinité-et-Tobago : RSF s’inquiète du contenu du projet de loi sur la cybercriminalité
Reporters sans frontières (RSF) a écrit au Premier ministre de Trinité-et-Tobago, Keith Rowley, pour lui faire part des inquiétudes que soulève un projet de loi sur la cybercriminalité actuellement à l’étude au Parlement. Certaines dispositions de ce projet de loi menacent la liberté de la presse, l’accès à l’information et la liberté d’expression sur Internet.
Le 12 mai 2017,
Hon. Dr Keith Rowley
Bureau du Premier ministre
13-15 St Clair Avenue
Port-d’Espagne
Trinité-et-Tobago
Re: Projet de loi sur la cybercriminalité
Cher Monsieur le Premier ministre,
Reporters sans frontières (RSF), organisation internationale qui défend la liberté d’information, souhaiterait vous faire part de ses inquiétudes quant au projet de loi sur la cybercriminalité qui est actuellement étudié par le Parlement de Trinité-et-Tobago.
Nous ne remettons pas en cause le bien-fondé de cette loi. Internet ne devrait pas échapper complètement au contrôle du gouvernement et il est tout à fait légitime de proscrire certains agissements, tels que la fraude informatique, le vol d’identité et, évidemment, la pornographie infantile.
Toutefois, nous considérons que certaines dispositions de ce projet de loi sont extrêmement néfastes pour la libre circulation de l’information et le débat public.
Par exemple, il est stipulé dans la Section 8 (1): “Toute personne qui accède intentionnellement et sans justification légitime à un système informatique sans autorisation, ou qui outrepasse un accès autorisé, et obtient ainsi des données informatiques commet un délit”. Les coupables encourent jusqu’à trois ans d’emprisonnement et peuvent être condamnés à payer jusqu’à 500 000 dollars d’amende.
Cet article pourrait représenter un obstacle à la liberté de la presse. Il pourrait par exemple être invoqué contre des journalistes et des organes de presse après la publication d’un rapport révélé par une source confidentielle sur la corruption des entreprises. Les journalistes pourraient alors tomber sous le coup de la loi, même dans le cas où ils ne sauraient pas que leur source divulgue cette information de façon illégale.
Nous sommes aussi préoccupés par l’étendue des situations dans lesquelles cette disposition pourrait être appliquée, tant le terme d’“autorisation” et la notion d’”outrepasser un accès autorisé” manquent de précision. Au sens large, même une faute mineure, comme l’infraction des conditions d'utilisation d’un site Internet, représenterait ainsi un délit. Cela pourrait aller à l’encontre de la libre circulation de l’information, dans la mesure où aucune exception à cette disposition n’est prévue pour les journalistes et les lanceurs d’alerte.
La Section 12 crée, elle, un nouveau délit : celui de l'octroi non-autorisé des droits d’accès à des données informatiques “impliquant la sécurité nationale”. Les coupables encourent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et peuvent être condamnés à payer jusqu’à 500 000 dollars d’amende.
Là encore, le texte manque de précision en ce qui concerne la définition de “sécurité nationale”. Étant donné son cadre trop flou et son contenu sujet à interprétation, cette loi pourrait être utilisée à l’encontre de la liberté de l’information. Par exemple, des informations concernant les ventes d’armes peuvent être considérées comme relevant de la «sécurité nationale », tout comme des informations relatives à la santé physique des citoyens de la Trinité et Tobago.
Plus loin, la Section 18 interdit toute forme de communication via un système informatique “dans le but de porter préjudice à une personne”. Le terme “préjudice” est ici défini comme nue “détresse émotionnelle grave”. Les coupables encourent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et peuvent être condamnés à payer jusqu’à 250 000 dollars d’amende. Or, cette formulation est subjective et pourrait, par exemple, être utilisée pour poursuivre des journalistes ayant révélé des crimes commis par une personnalité publique. La dite personnalité pourrait arguer que sa réputation a été ternie et déclarer souffrir de « détresse émotionnelle grave ». RSF considère qu’une telle loi aurait pour conséquence de brimer la liberté d’expression et d’information. Les journalistes pourraient alors s’auto-censurer.
La Section 18(2) énumère par ailleurs les paramètres qui peuvent être pris en compte par un tribunal pour déterminer si un délit de ce genre a été commis : “le caractère extrême du langage”, “l’âge et le profil de l’individu concerné”, le caractère anonyme du message, la récidive, “l’ampleur de la diffusion”, “la véracité ou non des propos” et le contexte.
Cette disposition du projet de loi fait également allusion à une éventuelle exemption pour l’accusé dans le cas où l’information communiquée est véridique. Or, il est impossible de procéder à une exemption avant que l’accusé n’ait été présenté à un tribunal et tout dépend ensuite de l’appréciation du juge.
Ainsi, les journalistes et les organes de média risquent d’appliquer là aussi des méthodes d’auto-censure pour éviter des litiges fastidieux et onéreux.
La menace que représente chacune de ces dispositions est d’autant plus grande que cette législation peut être appliquée dans un grand nombre de situations et qu’elle confère à la police et aux autorités judiciaires des pouvoirs accrus pour accéder aux données personnelles des individus visés par une enquête. La Section 28 autorise par exemple l’utilisation d’outils d’analyse à distance pour récupérer des données privées.
Pour toutes ces raisons, nous vous exhortons à ne pas adopter ce projet de loi en l’état et à modifier les dispositions les plus problématiques qui pourraient avoir un effet négatif sur la liberté de l’information. Nous vous demandons d’amender les sections 8, 12 et 18 en ajoutant une exemption pour les cas d’intérêt public, et une solide exemption concernant les informations factuelles dans la Section 18.
Par avance, nous vous remercions de l’attention que vous porterez à cette lettre. Nous restons à votre écoute pour répondre à toute question ou préoccupation éventuelles.
Cordialement,
Chistophe Deloire
Secrétaire général, RSF
Trinité-et-Tobago se situe à la 34e place sur 180 au Classement mondial sur la liberté de la presse établi par RSF en 2017.
NOTE: RSF a actualisé sa lettre au Premier ministre de Trinité-et-Tobago en prenant en compte la dernière version du projet de loi.