Les journalistes équatoriens toujours sous pression, un an après la loi de communication
Un an après l’approbation de la loi organique de communication (LOC), Reporters sans frontières (RSF) dresse un bilan alarmant de la situation de la liberté de l’information en Équateur. Cette loi, initialement prévue pour démocratiser l’espace médiatique équatorien, devait apporter un nouveau cadre technique de régulation. Mais elle avait également vocation à déterminer une définition du métier d’informer - objectif contesté par notre organisation. Si le texte comporte quelques points favorables à la liberté de l’information, les autorités n’ont pas fourni de mesures concrètes pour les implémenter. En revanche, les aspects de la loi qui inquiétaient déjà l’organisation lorsqu’elle a été votée à l’Assemblé le 14 juin 2013 ont, eux, été illustrés par de nombreux abus depuis l’instauration du règlement général de la loi, le 25 janvier 2014. Ce règlement, approuvé par l’Assemblée, est censé permettre l’application concrète de la loi. Il définit notamment les pas à suivre pour la Superintendance de l’information et de la communication (Supercom), organe de régulation des médias créée par la loi.
RSF a recensé au moins 6§ atteintes visant des journalistes et médias entre juin 2013 et juin 2014, notamment 18 rectifications forcées, 16 campagnes de dénigrement lancées contre des journalistes, la plupart à la télévision et directement par le président Rafael Correa au moyen de messages officiels (cadenas), et 10 cas de censure. Dans le contexte de polarisation extrême entre le gouvernement de Rafael Correa et certains médias privés, dont Reporters sans frontières ne méconnaît pas les excès, l’utilisation abusive des dispositifs de la LOC a engendré un climat délétère à la liberté de l’information.
Reporters sans frontières attend toujours des réponses
Lors de l'approbation de la loi de communication, Reporters sans frontières en avait salué certains aspects, comme l’interdiction de la censure préalable par les autorités, le respect du secret professionnel des journalistes et la répartition équitable des concessions des fréquences de radio et de télévision. Une moyenne de 33% des fréquences devait alors être consacrée aux espaces publics, 33% aux stations privées et 34% aux médias communautaires. Ce principe n’a malheureusement pas été appliqué depuis, et les fréquences restent pour l’heure largement inéquitables, avec une moyenne d’environ 78% d’entre elles concentrée dans les médias privés, 20% dans le secteur public et seulement 1% dans les médias communautaires, selon les chiffres officiels du secrétariat de la Communication de l’État (Secom). Qu’a prévu le gouvernement pour remédier à cette inégalité ?
Ce déséquilibre et la prépondérance des fréquences privées dans le spectre médiatique en Équateur n pas sans conséquences sur la liberté de l’information. Les mesures prévues par la loi supposeraient une redistribution des concessions et donc, une fermeture de certaines chaînes et stations privées au profit de médias publics et communautaires. Combien de fréquences devront être récupérées par l’État ? Qui effectuera ce choix et sur quels critères ?
Reporters sans frontières avait par ailleurs émis des inquiétudes concernant l’article 22 selon lequel “toutes les personnes ont droit à ce que l’information d’intérêt public reçue à travers les médias soit vérifiée, contrastée, contextualisée et opportune”. Nous nous interrogions alors sur les critères utilisés pour déterminer la valeur d’une information. Ce sont de bons principes en soit, mais en étant inscrits dans la loi, ils risquent de mettre les journalistes à la merci de la subjectivité d’un juge ou de la Supercom. Ce dispositif a déjà permis deux plaintes pour non couverture d’évènements considérés d’intérêt public, déposées auprès de la Supercom les 4 et 5 juin derniers. Les quotidiens La Hora, El Universo, El Comercio et Hoy, ont été accusés de ne pas avoir couvert assez en profondeur la visite de Rafael Correa au Chili en mai, en violation de l’article 22 ainsi que de l’article 18 qui stipule que “l’omission délibérée et récurrente de la diffusion de thèmes d’intérêt public constitue un acte de censure préalable”. La visite présidentielle a en outre été largement relayée par les médias, et les autorités ont à leur disposition les médias publics, gouvernementaux, les cadenas (message officiels ponctuels), publicité officielles et sabatinas (message officiel hebdomadaire du président).
La loi organique de communication comprend l’interdiction du “lynchage médiatique”, passible d’une peine d’un à trois ans de prison (art. 26). Cet article, tout comme la création de la Superintendance de l’information et de la communication, est passé in extremis. Ni l’un ni l’autre n’a jamais fait l’objet du premier débat obligatoire de l’Assemblée. Ils ont été proposés et approuvés lors du second débat qui a eu lieu après les élections législatives de février 2013. L’article 26 interdit “la diffusion d’une information produite en concertation et publiée de manière répétée à travers un ou plusieurs moyens de communication, de manière directe ou à travers un tiers, ayant pour but de discréditer une personne physique ou légale”. Comment prouver que les médias agissent de façon concertée ? Comment faire la différence entre “lynchage” et suivi normal d’une information ? Le règlement approuvé en janvier 2014 ne fournit pas plus de précisions.
L’accusation a été invoquée une seule fois à ce jour. L’ancienne ministre de l’Éducation, Sandra Correa a saisi la Supercom en accusant Diego Oquendo, journaliste et directeur de la station Radio Visión en avril 2014, de lynchage médiatique à son encontre. La Superintendance a accepté la plainte, mais a finalement décidé que la publication dénoncée, une émission portant le titre “La pénalisation pour les acteurs du lynchage médiatique”, ne remplissait pas les critères contenus dans le texte de loi.
Le droit de rectification, une censure assumée
En plus de réserver au pouvoir exécutif une disposition de ”suspension du droit de la liberté de l’information” en cas d’“exception” déclarée par le président de la République (art. 77), la loi organique prévoit de contrôler l’information en obligeant à faire rectifier tout contenu faisant l’objet d’une contestation ou d’une précision par un tiers (art. 23). Cette clause liberticide a été mise en œuvre pour la première fois en février 2014 avec la condamnation du dessinateur Xavier Bonilla (Bonil) pour diffamation avec demande de rectification de sa caricature publiée en décembre 2013 dans le quotidien El Universo. Le journal a été contraint de verser une amende équivalente à 2% de ses recettes des trois derniers mois pour avoir rendu public ce dessin représentant la perquisition effectuée au domicile du journaliste et homme politique Fernando Villavicencio en décembre 2013.
Nombre de ces rectifications peuvent dépasser la simple demande de clarification ou de précision de l’information dans des abus de pouvoir écrasant le texte initial et en imposant une version censurée. Dans la province propice au narcotrafic d’Esmeraldas, deux reportages du programme “Visión 360” de la chaîne de télévision Ecuavisa sur l’assassinat d’un maire de la région et la violence ambiante risquent d’être sanctionnés par la Supercom, pour avoir montré une image négative de la zone. Le secrétariat de la Communication a interrompu le programme de “Visión 360” du 25 mai 2014 avec une cadena, dans laquelle Paula Cabezas, gouverneure d’Esmeraldas, a exigé une rectification et des excuses publiques. Dans une lettre du 22 mai à la directrice de “Vision 360”, Tania Tinoco, la gouverneure demande une correction immédiate, en citant les articles 19, 23 et 24 de la LOC.
En plus du contrôle de l’information de l’article 23, un droit de vérification de l’information par la Surintendance de l’information et de la communication est inscrit dans l’article 28 relatif aux copies de scripts d’émissions et de la presse écrite. Il réserve à l’organe un droit de regard sur les contenus en imposant aux médias de fournir une copie des scripts de leurs programmes “sur sollicitation de quiconque se sentant affecté par la diffusion d’une information”. Le 4 avril 2014, Veronica Zurita Castro, maire de Santo Domingo de las Tsáchilas a saisi la Supercom en accusant la radio Súper W de lui avoir refusé une demande pour récupérer les enregistrements d’une de ses émissions. La Supercom a sanctionné la radio d’une amende de 1360 dollars américains. Un mois plus tard, l’élue fournissait une nouvelle demande auprès de la Supercom contre une autre station locale, la radio Megaestación de Santo Domingo de las Tsáchilas, pour n’avoir pas fourni les copies de plusieurs de ses émissions. Le procureur général Juan Carlos Mariño Bustamante s’est joint à la demande du maire à laquelle la Supercom a de nouveau donné raison en imposant la même amende à la radio Megaestación. Ces condamnations répétées illustrent toute l’emprise de l’exécutif sur le contenu médiatique : les radios Súper W et Megaestación ne sont pas condamnées pour avoir diffusé une information fausse, mais pour n’avoir pas rendu de comptes à la Supercom sur demande de deux fonctionnaires.
Certains médias et professionnels de l’information subissent, eux, un harcèlement assumé de la part des autorités. Le journal Diario Extra fait régulièrement l’objet de sanctions prononcées par le Superintendant de l’information et des communications, Carlos Ochoa. Le 17 décembre 2013, la Supercom a adressé au quotidien une demande de rectification de deux de ses titres d’actualité relatant d’un accident de la route. La Superintendance a considéré que le journal avait traité le sujet sur un ton “malsain”. La rédaction a alors demandé un recours en justice en justifiant n’avoir reçu aucune notification préalable de la part de la Supercom. Considérant cette réaction comme une “récidive”, Carlos Ochoa a annoncé le 10 février 2014 le lancement d’un procès contre Diario Extra pour “désobéissance envers les autorités”. Le mois suivant, le quotidien s’est vu imposer une amende de 10% de ses revenus du trimestre précédent.
Le journal Diario Extra a également fait l’objet d’une plainte déposée par l’ancienne députée Soledad Buendía devant la Supercom. Arguant que la Une du 26 août 2013 faisant poser une actrice pour la rubrique hebdomadaire du “lundi sexy” consistait en un “traitement sexiste et stéréotypé de la femme”, la plaignante a demandé à ce que le journal présente des excuses publiques. Diario Extra a obéi à cette sanction appliquée par la Supercom. Reporters sans frontières reconnaît le côté sensationnaliste du quotidien, mais se demande pourquoi ce média en particulier a été visé, alors que des images similaires sont si souvent relayées par les médias équatoriens? Nous nous inquiétons des conséquences de ce type d’accusation contre un aspect ou une rubrique singulière d’un média, qui peut facilement se solder par des sanctions pécuniaires très lourdes. Celles-ci auront un impact sur la production de l’information dans l’ensemble du journal concerné.
L’autocensure, ultime défense des journalistes
Dans le climat général hostile, l’autocensure est une des réalités les plus alarmantes de la presse équatorienne : les lignes éditoriales des journaux, même indépendants, ploient sous l’effet dissuasif des procédures pénales qui menacent à la moindre critique. Dès lors, l’autocensure est de mise. Reporters sans frontières ne considère pas le silence comme une forme d’accalmie dans l’opposition entre les médias et les autorités.
Sous la chape de plomb que constitue la menace de la censure par obligation de rectification, les journalistes équatoriens n’ont guère d’autres choix que de se plier aux exigences du gouvernement, des médias et des autorités locales. Le programme d’informations de la chaîne Ecuavisa a mis en évidence cette obligation à l’autocensure en présentant un sujet de leur édition du 20 mai 2014 avec une prudence exacerbée. “Dans la mesure où aucune preuve formelle n’a encore été fournie, où les responsables de l’entreprise n’ont pas répondu à nos questions et comme nos journalistes n’ont pas pu se rendre sur place, nous nous abstenons d’informer sur ces événements afin de respecter la loi organique de communication.” C’est dans ces termes que le présentateur a abordé une atteinte aux droits civils survenue dans la région de Íntag mettant en cause les autorités locales et une entreprise d’exploitation minière.
Le journaliste Marlon Puertas, responsable du site d’information La República, a fait l’objet d’une campagne de haine diffusée sur le réseau social Twitter. Un utilisateur portant le pseudonyme “@Lapazecua1” a créé le hashtag #UnTiroAMarlon (une balle pour Marlon) avant de le publier sur le profil du journaliste. Ce dernier a interprété ce message comme une menace réelle, d’autant qu’elle a été reprise par d’autres utilisateurs du réseau social.
Le ministère de l’Intérieur a émis une demande de rectification de certains termes utilisés dans un article du quotidien el Comercio, publiée en mars 2014, sur le centre pénitentiaire Cotopaxi (Quito). Dans la lettre des autorités, la sommation est accompagnée d’insultes gratuites, démesurées par rapport à la demande originale. Pour avoir utilisé les termes “détenus” à la place de “personnes privées de liberté” et “prison” à la place de “centre de réinsertion sociale”, l’article est ainsi qualifié de ”cynique et manipulateur”, produit d’une “politique éditoriale obscène aux intentions malsaines de mener le pays à sa perte en détruisant ses institutions et ses valeurs.”
Le 12 mai 2014, Gonzalo Rosero, journaliste animant l’émission de débats politiques “Radio Revista Democracia”, diffusée sur les stations EXA FM et Democracia FM s’est vu interrompre par la diffusion de cadenas pour la troisième fois en une semaine. Le message de la Superintendance répondait directement aux critiques du journaliste, l’incitant systématiquement à rectifier l’opinion qu’il venait d’exprimer sur la question de l’exploitation pétrolière d’une partie d’un parc national. Le journaliste a déclaré se sentir harcelé psychologiquement par le Secrétariat de la communication (Secom) responsable de la diffusion de ces cadenas.
Le 19 mai 2014, l’émission “El poder de la palabra”, élaborée par la plateforme d’information en ligne www.ecuadorinmediato.com et habituellement diffusée par les deux radios publiques de Quito, Distrito FM et Radio Municipal, n’a plus été intégrée à aucun des deux programmes de diffusion. Les deux stations se sont vu interdire la diffusion de l’émission par le nouveau directeur des médias publics de la ville. Francisco Herrera Arauz, le directeur du média en ligne s’est insurgé contre cette violation de la liberté de l’information qui transgresse le contrat signé avec le Secrétariat de la communication de la ville. Le 20 mai 2014, le maire de Quito, Mauricio Rodas, a adressé ses excuses auprès de Ecuadorinmediato en arguant qu’il s’agissait d’une erreur administrative. S’il a accepté les excuses du maire, le directeur du média a annoncé la rupture du contrat avec les deux radios municipales.
Le climat hostile envers la liberté de la presse n’est pas exclusivement dominé par l’autorité de la Superintendance. La menace constante de sanctions contre les journalistes et les médias vient aussi de différentes autorités et instances judiciaires. Le 4 octobre 2013, l’avocate et ancienne juge Ivonne Boada Órtiz a obtenu d’enregistrer une plainte auprès de la cour pénale de Esmeraldas contre la direction du journal El Universo ainsi qu’une équipe de sa rédaction. Le quotidien avait publié le 19 avril 2013 un article dans lequel étaient rapportées les accusations du ministre de l’Intérieur, José Serrano, envers Ivonne Boada Órtiz, soupçonnée d’avoir reçu un pot de vin de la part d’un narcotrafiquant. L’ancienne juge, considérant que l’article portait gravement atteinte à sa réputation et à son image, a demandé un dédommagement de vingt millions de pesos à El Universo.
Lors de leur rencontre avec Camille Soulier, responsable du bureau Amériques de l’organisation, le dessinateur Xavier Bonilla (Bonil) et la directrice du quotidien El Universo Monica Almeida ont fait part de leur inquiétude quant à la situation critique de la liberté de l’information en Equateur, de plus en plus étouffée par l’Etat et par les groupes médiatiques mis sous pression. Ce durcissement du pouvoir à l’encontre des professionnels de l’information se manifeste par une forme de dénonciations extrajudiciaires sans possibilité de recours pour les sanctionnés.
Une loi anticonstitutionnelle ?
Trois plaintes pour inconstitutionnalité ont été déposées contre la loi organique de communication. La Cour constitutionnelle a décidé de les traiter comme un seul cas, mais la procédure est extrêmement lente.
Le non respect de la notion de “proportionnalité entre les infractions et les sanctions pénales, administrative ou d’autre nature”, garantie par l’article 76 de la Constitution, est notamment invoqué. Les sanctions appliquées par la Supercom sont souvent disproportionnées et renforcent le sentiment d’insécurité des journalistes. Reporters sans frontières reconnaît qu’il existe des limites à la liberté d’expression, comme par exemple les messages d’appel à la haine ou la discrimination, éléments qui sont d’ailleurs explicités dans la loi. Ces limites doivent cependant être raisonnables et proportionnelles pour être constitutionnelles. Certains dispositifs de la loi peuvent être considérés nécessaires, mais l'exagération les rend problématiques. La Constitution prévoit également le droit à être jugé par “un ou une juge indépendant(e), impartial(e) et compétent(e)”. Pourtant, le Superintendant Carlos Ochoa peut appliquer des sanctions administratives alors qu’il n’est pas juge, et ses déclarations publiques et ses décisions font en plus douter de son impartialité.
La légalité du règlement d’application de la loi organique de communication, préoccupe également. Selon le professeur Farith Simon de l’Université San Francisco de Quito, au lieu d’apporter des précisions à la loi, le règlement en modifie certaines disposition, ce qui est illégal. Selon le règlement, les messages officiels gouvernementaux (cadenas, sabatinas, etc.) sortent du champ d’application de la LOC, alors que l’article 3 de la loi stipule clairement qu’une cadena est un contenu informatif. Les informations diffusées par des fonctionnaires publics lors de cadenas, comprises dans la loi, ne le sont plus grâce au règlement. Au même titre, la LOC était prévue pour la régulation de la télévision, de la radio et de la presse écrite, ainsi que la reproduction de leurs contenus en ligne. Le règlement permet désormais de réguler en plus les médias exclusivement sur Internet.
Reporters sans frontières dénonce la volonté affichée du gouvernement de contrôler l’information et d’étouffer certaines voix contestataires. Les bons principes soulevés par notre organisation en juin 2013 ne font pas le poids face aux abus recensés depuis. Nous exhortons la Cour constitutionnelle à accélérer son analyse des plaintes déposées pour inconstitutionnalité de la loi, et recommandons une réforme des clauses problématiques. Nous déplorons également qu’il n’y ait toujours aucune disposition de dépénalisation du délit de “diffamation” et d’“injures”.
L’Équateur figure actuellement à la 95e position dans le Classement mondial de la liberté de la presse. La progression de 25 places depuis 2013, que certains attribuent à la loi organique de communication, s’explique surtout par le fait qu’aucun journaliste n’ait été assassiné à cause de sa profession en 2013 et par la chute de nombreux pays dans le classement qui, par un effet mécanique, ont fait remonter l’Équateur. Nous rappelons que le classement 2014, publié en février dernier, est rétroactif, et ne prend en compte que la période entre octobre 2012 et novembre 2013 - les atteintes répertoriées ci-dessus affecteront l’édition 2015 du classement.