Election présidentielle en Equateur: quel avenir pour la liberté d’expression ?
Le 19 février 2017, les équatoriens sont convoqués aux urnes pour élire leur nouveau président. Conformément à la constitution, Rafael Correa, au pouvoir depuis dix ans, ne peut pas se représenter. Reporters sans frontières (RSF) compte sur le prochain chef de l’Etat pour faire rapidement oublier le très mauvais bilan du président sortant en matière de liberté de la presse.
Dès son arrivée au pouvoir en 2007, le président Rafael Correa n’a eu de cesse de contrôler l’agenda médiatique. En n’hésitant pas à s’en prendre personnellement et publiquement aux médias critiques, il a contribué à créer un climat néfaste à la liberté de l’information. La promulgation de la très controversée Loi Organique de la Communication (LOC) durant son dernier mandat a également accentué la polarisation entre le pouvoir et de nombreux médias privés.
Supprimer ou réformer la LOC ?
“Démocratiser le paysage médiatique” équatorien: l’objectif initial affiché lors de l’approbation de la LOC en juin 2013 était particulièrement encourageant. RSF avait d’ailleurs salué une initiative qui prévoyait l’interdiction de la censure préalable par les autorités, le respect du secret professionnel des journalistes et le principe d’équité dans l’occupation des fréquences entre les médias publics, privés et communautaires.
Plus de trois ans plus tard, la loi n’a toujours pas rempli ses objectifs. Pire, elle a même généré des abus, des sanctions arbitraires et a souvent été utilisée par la classe politique pour faire pression sur les voix critiques exprimées dans le pays. Reporters sans frontières souhaite par conséquent interpeller la classe politique équatorienne, et appelle le futur gouvernement à résoudre les problèmes identifiés par notre organisation.
L’application arbitraire de la LOC et le manque de neutralité de la Supercom
La question de l’indépendance et de la neutralité de la Supercom- l’organisme public responsable de surveiller l’application de la LOC - vis-à-vis du pouvoir exécutif a généré de nombreuses tensions. Dès 2013, la désignation de Carlos Ochoa à la tête de la Supercom avait suscité de nombreuses inquiétudes concernant de potentiels problèmes de conflits d’intérêts. Avant sa nomination, Carlos Ochoa était directeur de l’information de GamaTV, un média sous contrôle gouvernemental connu aujourd’hui pour suivre fidèlement la ligne éditoriale officielle du Président.
L’application de la LOC n’est pas la même pour tous. L’exemple de la ‘Sabatina’, le rendez-vous hebdomadaire qui permet au président de la République de s’exprimer à la télévision, en est l’exemple le plus frappant. Pendant ce programme, diffusé chaque samedi sur la chaîne publique ECTV et d’autres médias volontaires, le président commente, parfois pendant plusieurs heures, les sujets de son choix, et attaque régulièrement médias et opposants. Cette émission échappe pourtant à la vigilance de la loi: l’article 4 du règlement de la LOC, considérant que le président de la République n’est pas un média, lui permet de raconter tout ce qu’il souhaite sans avoir à accepter ou tolérer le moindre commentaire ou contestation.
En novembre 2016, le rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à la liberté d’opinion et d’expression David Kaye et le rapporteur spécial de la CIDH pour la liberté d’expression Edison Lanza ont dénoncé conjointement et publiquement cette application arbitraire de la LOC, et son effet “paralysant et inhibant sur le travail des journalistes et de la presse en Equateur”. Mais la réponse cinglante de Carlos Ochoa à ces déclarations ont renforcé la méfiance autour de l’autorité de contrôle.
Une judiciarisation excessive des relations entre le pouvoir et les médias
Trois ans après l’entrée en vigueur de la LOC, un total de 554 procès avaient été instruits contre des médias, dont 398 ont abouti à des sanctions. Plus de la moitié de ces sanctions étaient des amendes financières, 27% des rectifications forcées et 11% des demandes d’excuses publiques. Dans 72% des cas, les procédures ont été lancées sur demande d’autorités publiques.
Cette judiciarisation a largement été encouragée par le président Correa lui-même. En 2011, suite à un article publié dans le quotidien El Universo évoquant une révolte policière dirigée contre lui et que le régime considère comme un coup d’état, le président a attaqué le journal en justice pour “injures calomnieuses” et réclamé 80 millions de dollars de réparation, un montant absurde qui ne reposait sur aucun élément concret. Au final, Rafael Correa a dispensé El Universo de régler l’amende en échange d’excuses publiques. Ce cas a eu un effet dissuasif (“chilling effect”) dans les rédactions, qui ont eu tendance à censurer ou éviter la publication de contenus pouvant faire l’objet de réponses judiciaires.
Des articles de loi trop ambigus et sujets à interprétation
Reporters sans frontières est particulièrement préoccupée par l’article 22 de la LOC, selon lequel “toutes les personnes ont droit à ce que l’information d’intérêt public reçue à travers les médias soit vérifiée, contrastée, contextualisée et opportune” ou encore par l’article 18 qui stipule que “l’omission délibérée et récurrente de la diffusion de thèmes d’intérêt public constitue un acte de censure préalable”. Ces articles, entre autres, sont particulièrement sujets à interprétation: qui détermine la valeur d’une information ? Comment ne pas être à la merci de la subjectivité d’un juge ou de la Supercom ?
C’est ainsi qu’en juin 2014, les quotidiens La Hora, El Universo, El Comercio et Hoy, ont été accusés de ne pas avoir couvert assez en profondeur la visite privée de Rafael Correa au Chili. Ou qu’en mai 2015, le quotidien La Hora s’est vu infliger une amende de 3 540 dollars par la Supercom, pour ne pas avoir parlé dans ses colonnes d’une réunion organisée par le maire de la municipalité de Loja (sud du pays). Une décision injustifiée et largement considérée à l’époque comme une attaque directe contre la liberté de la presse dans le pays.
RSF considère également que l’article 23 de la LOC contient une clause liberticide. L’article prévoit de faire rectifier tout contenu faisant l’objet d’une contestation ou d’une précision par un tiers. Ces contestations et demandes de précisions devraient pouvoir faire l’objet d’une analyse et d’une vérification objectives, avant que le média ne soit obligé de les publier. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Manque de transparence dans l’attribution des fréquences de radiodiffusion
En 2013, RSF avait salué la répartition équitable des concessions des fréquences de radio et de télévision prévue par la LOC: une moyenne de 33% des fréquences devait alors être consacrée aux espaces publics, 33% aux stations privées et 34% aux médias communautaires. Malheureusement, la création de média communautaires avance à un rythme extrêmement lent. En 2014, près de 78% des fréquences étaient par exemple concentrées dans les médias privés, 20% dans le secteur public et à peine 1% dans les médias communautaires (chiffres officiels du secrétariat de la Communication de l’Etat- Secom). Dans un pays où les médias communautaires ont longtemps été interdits, RSF comprend qu’en arriver aux 34% prévus par la LOC prendra du temps. Nous demandons cependant que le rythme soit accéléré, d’autant que des fréquences inoccupées sont disponibles dans toutes les provinces du pays.
Le processus d’attribution en cours, géré par l’Arcotel et entamé en avril 2016, laisse craindre une fois encore un manque de transparence. Alors que le président Correa avait prôné en 2013 une démocratisation des médias, un postulant pas comme les autres, le magnat mexicain Remigio Ángel González (dit ‘El Fantasma’), propriétaire d’Albavisión, l’un des principaux conglomérat de médias d’Amérique latine, s’est littéralement imposé dans le paysage audiovisuel à l’issue de la première phase de sélection. Via 18 entreprises différentes, il s’est vu attribuer 104 des 1472 fréquences disponibles (60 chaînes de télévision, 43 radios FM et une radio AM). Parallèlement, des médias locaux critiques, comme Radio Ondas Azuayas, qui diffuse depuis 68 ans dans les provinces de Canar et Azuay, se sont vu refuser le renouvellement de leur fréquence, pour des motifs encore flous.
L’Observatoire des fréquences (Observatorio de Frecuencias), organe non-officiel, a dénoncé le 20 janvier 2017 le manque de transparence dans ce processus d’attribution, évoquant de possibles transactions financières illégales entre les membres de la commission d’attribution et certains postulants. L’Observatoire a demandé l’annulation du processus en cours et la réorganisation d’une sélection équitable, en conformité avec les principes initiaux de la LOC. Une demande également formulée publiquement et conjointement par plusieurs candidats à la présidentielle.
Droit d’image et attaques en ligne
Outre les problèmes directement liés à la LOC et son application, Reporters sans frontières reste préoccupée par le climat de travail tendu dans lequel évolue une large partie des médias privés équatoriens.
Certaines pratiques dangereuse ont ainsi vu le jour en Equateur ces dernières années, comme notamment l’utilisation abusive des lois de copyright américaines, qui ont accompagné l’essor des réseaux sociaux et des médias en ligne dans le pays, et engendré la suspension de comptes, la suppression arbitraire de contenus en ligne et la distributions d’amendes financières.
Des médias d’opposition, comme 4 Pelagatos en février 2016 ont découvert par l’intermédiaire de leur serveurs d’hébergement (Cloudfare ou Amazon notamment) des plaintes déposées par la Secom pour violation du droit à l’image du président de la République. Le tort de 4 Pelagatos à l’époque: avoir utilisé des images de Rafael Correa disponibles sur le compte public Flick’r de la Présidence. Les autorités ont donc privatisé l’usage des images des fonctionnaires et du président, et fait un usage incorrect de la loi de propriété intellectuelle des Etats-Unis. Une pratique que Reporters sans frontières dénonce fermement.
Plusieurs médias en ligne, comme Plan V, Fundación Mil Hojas, Focus Ecuador ou encore La República, dénonçaient publiquement en mai 2016 être visés par différentes actions de censure: attaques informatiques (de type DDoS), hacking… entraînant la fermeture, temporaire et parfois définitive de leurs plateformes de publication. Pour l’heure, l’impunité règne et le ou les auteurs de ces attaques n’ont toujours pas été identifiés.
Les journalistes n’ont d’ailleurs pas été les seules victimes de ces abus: dès 2013, de nombreux équatoriens ont vu disparaître de leurs comptes Facebook, Youtube ou encore Twitter des contenus qui avaient en commun de critiquer ou de tourner en dérision les actions du gouvernement.
Par ailleurs, certains journalistes d’investigation et activistes se trouvent en 2017 dans le collimateur de la justice d’Equateur pour avoir dévoilé des affaires de corruption impliquant des élus de la République et des proches du président. C’est le cas de Pablo Chambers, Gerard Portillo, ou encore de Fernando Villavicencio, tous trois visés par des procédures pénales pour diffamation. Dans le cadre de ces poursuites, Fernando Villavicencio a été contraint de s'acquitter, le 26 janvier 2017, d’une amende de 44 000 dollars au président Correa.
Les médias équatoriens souffrent donc de nombreux maux, certains externes et d’autres liés à un manque d’autorégulation efficace et de formation continue. Le renouvellement politique à venir est une occasion unique pour corriger ces abus, et promouvoir le pluralisme et l’indépendance des médias. Pour cela, le nouveau gouvernement en place devra repenser les contours et l’application de la LOC, et redonner à la liberté d’expression toute la place dont elle a besoin pour assurer sa mission, vitale dans toute démocratie effective.
L’Equateur est classé 109ème sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF en 2016.