Ce que dit vraiment la directive sur le secret des affaires
Le projet de directive européenne sur le secret des affaires, qui doit être adopté définitivement par le Conseil des ministres européens ce jeudi 26 mai, suscite de profondes inquiétudes chez les journalistes d’investigation. Reporters sans frontières (RSF) démêle ici les craintes infondées de celles qui restent justifiées.
La directive européenne sur le secret des affaires provoque, depuis deux ans qu’elle est en préparation, une levée de bouclier chez les journalistes. Ces derniers craignent que le texte ne porte atteinte à la possibilité d’informer le public sur les agissements des entreprises, notamment en utilisant pour cela des documents internes et confidentiels comme c’est le cas dans de nombreuses affaires récentes, de Luxleaks aux Panama papers.
En principe, cette directive a pour objet de protéger les entreprises contre l’espionnage économique et industriel. Adoptée par les députés européens le 13 avril dernier, elle devrait être entérinée ce 26 mai par le Conseil des ministres européens. Elle harmonise au niveau européen les règles relatives aux « mesures, procédures et réparations » permettant « d’empêcher l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicites d’un secret d’affaires ou d’obtenir réparation pour un tel fait ». Le texte permet concrètement aux entreprises qui se disent victimes de vol ou d’utilisation illégale d’informations confidentielles (secrets de fabrication, innovations technologiques, etc.) de demander réparation devant les tribunaux.
Les premières versions du texte étaient franchement inquiétantes. Des formulations exigeaient notamment des journalistes qui révéleraient un secret d’affaire qu’ils aient fait un “usage légitime de la liberté d’expression”, faisant ainsi peser sur eux la charge de la preuve de la “légitimité journalistique” de leurs révélations. La crainte était grande dès lors que les médias ne soient dissuadés d’enquêter sur les agissements du secteur privé, et c’est pourquoi RSF avait dénoncé avec virulence les premières moutures du texte.
Des organisations de journalistes et RSF ont cependant réussi à obtenir des amélioration substantielles du texte. Elles ont ainsi obtenu que la directive contienne une exception claire pour le journalisme, prévoyant qu’“une demande ayant pour objet l’application des mesures, procédures et réparations prévues par la directive soit rejetée” quand “l’obtention, l’utilisation ou la divulgation alléguée” d’un secret d’affaire est effectuée “pour exercer le droit à la liberté d’expression et d’information établi dans la Charte, y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias”.
Avec cette exception, la protection du secret d’affaires ne peut pas être opposée à un journaliste dans l’exercice de son activité. S’il est vrai qu’un média pourrait être poursuivi sur le fondement de cette directive, si une entreprise devait alléguer que la divulgation d’un secret avait été faite en contravention avec ses dispositions, la charge de la preuve reposera sur l’entreprise en question, qui aurait à démontrer que le journaliste ou le média a révélé ces informations confidentielles dans un autre but que l’exercice le droit à la liberté de l’information. Ainsi, il est difficile d’envisager sérieusement qu’un journaliste ou un média pourrait être condamné sur le fondement de la directive - en tout cas dans sa version européenne. Sauf bien sûr à ce qu’il se soit adonné à de l’espionnage économique.
Là où le texte est plus faible et crée des inquiétudes justifiées, c’est au plan de la protection des sources, et notamment des lanceurs d’alerte. Même si on peut se féliciter qu’une directive européenne se penche pour la première fois sur le sort de ces derniers et cherche à organiser leur protection, le compte n’y est pas. Non seulement les formulations floues de l’exception ne permettent pas de dessiner avec certitude les contours de cette protection, mais le Conseil et Parlement ne semblent pas parvenir à se mettre d’accord sur la définition des termes.
Le texte dispose que l’application de la directive devra être rejetée “lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation alléguée” d’un secret d’affaire est effectuée “pour révéler une faute professionnelle, un comportement inapproprié ou une activité illégale” - ceci étant la traduction française du texte adoptée par le Parlement. Dans sa version anglaise, c’est le terme de wrongdoing qui est utilisé pour cette notion de ”comportement inapproprié”. Or, le vote du projet par le Conseil des ministres a été reporté du 17 au 25 mai, puis au 26, justement en raison du fait qu’aucun accord n’existe sur la traduction de ce terme. Les contours de l’exception instaurée pour les lanceurs d’alerte restent donc flous même pour les rédacteurs du texte !
Les termes ont pourtant ici une grande importance. Si ce sont des “fautes”, des “manquements”, des agissements considérés comme mauvais de manière générale, ou à l’inverse des activités strictement illégales, qui sont couvertes par cette disposition, le champ de la protection des lanceurs d’alerte varie profondément. Par exemple, le lanceur d’alerte dans l’affaire Luxleaks, qui n’a révélé aucune faute, pratique illégale ou comportement inapproprié, mais des pratiques aussi légales qu’immorales, serait ou non protégé par la directive - quelle que soit par ailleurs la valeur pour l’intérêt général des informations qu’il a révélées. Pour caricaturer, on peut dire qu’en fonction des termes, la directive pourrait protéger celui qui dénonce un harcèlement moral au travail, mais pas celui qui révèle des pratiques bancaires légales mais anti-sociales.
Mercredi 25 mai dans l’après-midi, c’est sur la notion d'“acte repréhensible” qu’un accord a été trouvé, ce qui laisse entendre que non seulement des actes strictement illégaux, mais aussi plus largement des comportements moralement condamnables, pourraient être appréhendés par l’exception prévue pour les lanceurs d’alerte.
Autre point problématique, le texte précise que le lanceur d’alerte ne peut se voir exonéré de l’application de la directive qu’ “à condition qu’il ait agi dans le but de protéger l’intérêt public général”. c’est donc de l’intention du lanceur d’alerte, de sa bonne foi, et non de l’intérêt de l’information pour le public, que dépend sa protection. Surtout, le lanceur d’alerte devra prouver cette bonne foi - ce qui lui sera bien difficile. Dans un rapport à l’Assemblée générale de l’ONU en 2015, le Rapporteur spécial des Nations unies à la liberté d’expression a estimé que “les motivations du lanceur d’alerte au moment de la révélation ne devraient pas avoir d’importance (should be immaterial)” pour lui accorder une protection.
Ainsi, alors même que dans ses considérants le texte précise que « les mesures, procédures et réparations prévues […] ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes », les manquements de cette directive sont flagrants sur la question des lanceurs d’alerte. Au final, donc, un bilan mitigé : une protection satisfaisante des journalistes, mais insuffisante pour les lanceurs d’alerte.
Avec la précision qu’apporte le texte que les États pourront instaurer une protection accrue des secrets d’affaire quand ils transposeront la directive dans leur droit national, les inquiétudes persistent, et c’est toute la société civile européenne qui sera très attentive à la façon dont les Etats intégreront et appliqueront la directive.
C'est la raison pour laquelle RSF, avec d’autres organisations européennes de défense de la liberté de l’information va dès à présent se battre pour que soit adoptée au plus vite une autre directive sur les lanceurs d’alerte, comme elle le demande depuis plusieurs années au niveau français et au niveau international. Cette directive devra être le pendant de la première, et enfin instaurer un réel cadre protecteur pour ceux qui révèlent des informations qui bénéficient à tous. Le groupe des Verts du Parlement a d’ores et déjà travaillé à un projet, et RSF sera en pointe pour obtenir cette protection.