L'organisation estime que la couverture médiatique de la réforme constitutionnelle a connu de nombreuses entraves. Dans une lettre au président Moubarak, elle l'interpelle sur quatre points : violentes agressions de femmes journalistes commises par ses partisans ; interdictions de couvrir certains événements politiques et interpellations ; accès inégal des partis d'opposition aux médias d'Etat ; dépénalisation des délits de presse et libération d'un journaliste.
Monsieur le Président,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, souhaite attirer votre attention sur les nombreuses atteintes aux droits des journalistes perpétrées dans votre pays depuis l'annonce de la tenue du référendum sur l'amendement à la Constitution.
Nous estimons que la couverture médiatique des événements liés au référendum a subi de nombreuses entraves. L'organisation souhaite vous interpeller sur quatre points qui permettent de constater que la liberté de la presse est gravement compromise en Egypte :
1. Nous avons tout d'abord été particulièrement choqués par les violentes agressions physiques de plusieurs journalistes femmes, commises par des partisans de votre parti, sous le regard des membres des services de sécurité.
Nawal Ali, du journal d'opposition Al-Guil a accusé, le 25 mai, des membres du Parti national démocratique (PND, au pouvoir) de l'avoir agressée devant le Syndicat des journalistes, alors qu'elle se rendait à un cours d'anglais. Ces derniers l'auraient encerclée, molestée, avant de déchirer ses vêtements, de lui faire subir des attouchements sexuels et de la jeter à terre. Son téléphone portable, des bijoux et l'argent contenus dans son sac à main ont été volés. Nawal Ali et le Syndicat des journalistes ont porté plainte suite à cette agression.
Le même jour, lors de manifestations dans la capitale, plusieurs journalistes ont été attaquées, parmi lesquelles une employée britannique du quotidien Los Angeles Times,. Elle a subi des attouchements et a été harcelée par une foule de vos partisans, qui l'ont jetée à terre et lui ont assené des coups de pied dans le ventre et le dos, avant qu'elle ne parvienne à s'échapper.
Selon des sources concordantes, deux autres femmes travaillant pour les agences de presse internationale française Agence France-Presse (AFP) et américaine Associated Press (AP) ont été victimes des mêmes violences. D'après un témoin direct, des officiers de police en civil auraient encerclé les manifestants du mouvement d'opposition Kefaya pour les immobiliser et les battre, et s'en sont pris directement à la journaliste de l'AP, lui tirant les cheveux et lui faisant, là encore, subir des attouchements.
Nous condamnons fermement ces agressions abjectes, indignes d'une démocratie et contraires à la Charte arabe des droits de l'homme. Nous demandons aux autorités égyptiennes de faire le nécessaire pour retrouver et juger les agresseurs de ces femmes, conformément à la loi.
Selon Yehia Qallach, secrétaire général du Syndicat des journalistes, "ce comportement sans précédent est inacceptable et injustifié. Cela a été un choc pour tout le monde. Une personne possédant un minimum de conscience ne peut accepter un tel acte. Ce qui est inquiétant, c'est que cela devient une tendance qui se développe à l'égard des femmes, particulièrement des journalistes et des avocates. C'est une période noire pour la liberté d'expression en Egypte. Alors que nous attendons la dépénalisation des délits de presse depuis longtemps, la situation ne fait qu'empirer".
2. Nous attirons ensuite votre attention sur les interdictions faites à de nombreux journalistes de couvrir les événements politiques et sur les interpellations qui s'en sont suivies.
Selon Hussein Abd el Ghany, chef du bureau de la chaîne de télévision Al-Jazira au Caire, neuf membres de son équipe ont été arrêtés le 13 mai. Tout d'abord, deux journalistes et un cameraman qui s'apprêtaient à filmer la réunion extraordinaire du Conseil supérieur des magistrats et possédaient une autorisation de retransmettre en direct, ont été arrêtés.
Au même moment, deux cameramen, un ingénieur du son et un technicien ont été interpellés à l'extérieur du bâtiment, alors qu'ils couvraient les manifestations, à la fois de membres du Parti National démocrate et de partisans du mouvement Kefaya.
Hussein Abd el Ghany s'est alors rendu sur place en renfort, en compagnie du journaliste Samir Omar et d'un cameraman. Les policiers ont fermement repoussé le premier avant d'interpeller les deux derniers, pour les conduire au bâtiment des services de sécurité du Caire. Selon le chef du bureau d'Al-Jazira, "c'est un profond retour en arrière pour la liberté des journalistes d'exercer leur travail en Egypte".
Le 23 mai, une équipe de quatre personnes de la chaîne publique allemande ARD, filmait un rassemblement organisé par le mouvement Kefaya, dans la banlieue sud du Caire. Des officiers de police les ont appréhendés en pointant des armes sur eux. Ils ont été retenus pendant quatre heures, accusés de distribuer et de coller des affiches anti-gouvernementales. Le chauffeur a été isolé et battu. Le cameraman, Obeida Habashi, a déclaré que cela avait été "une expérience très humiliante" et qu'ils avaient été "traités comme un gang de malfaiteurs".
Le 25 mai, deux journalistes d'Al-Jazira ont été victimes du même type de traitement, alors qu'ils étaient en train de couvrir des manifestations au Caire. La journaliste Lina Ghadban et un cameraman ont tous deux été encerclés par des manifestants progouvernementaux qui les ont bousculés et ont voulu empêché la jeune femme de partir. Son cameraman a été conduit au poste où il a été retenu trois heures.
Le même jour, de nombreux journalistes, en particulier des photographes et des cameramen, ont été empêchés de s'approcher et de pénétrer dans des bureaux de vote, sous prétexte de ne pas posséder d'autorisation du ministère de l'Intérieur. La carte du centre de presse, organisme d'accréditation des journalistes, devait pourtant leur en donner l'accès.
Nous considérons ces méthodes comme des tentatives d'intimidation, afin d'empêcher les journalistes de couvrir l'actualité du référendum, ainsi que le vote lui-même. Nous vous rappelons que ces journalistes ne sont pas partie prenante du débat politique en cours et que leur travail consiste à couvrir les événements pour rapporter des informations d'intérêt public.
3. Le troisième point sur lequel nous aimerions vous interpeller est l'accès inégal des partis d'opposition aux médias d'Etat.
Lors des débats organisés ces derniers mois autour du référendum, nous avons constaté que les partis d'opposition n'avaient disposé que d'un temps de parole extrêmement réduit dans les médias publics, alors qu'ils représentent la quasi-totalité des moyens d'information de masse du pays.
Conformément aux standards démocratiques internationaux, nous pensons que tous les partis politiques doivent pouvoir accéder équitablement aux médias publics, afin que la population soit informée de manière équilibrée.
Il paraît incompréhensible que l'Etat égyptien, après avoir adopté pour la première fois un mode d'élection du Président au suffrage universel, ne laisse pas les différents candidats s'exprimer équitablement lors de la campagne présidentielle de septembre prochain.
4. Nous vous demandons enfin la modification du code de la presse et la libération du journaliste Abd al-Munim Gamal al-Din Abd Al-Munim, incarcéré depuis plus de dix ans.
En février 2004, vous vous étiez engagé à modifier la loi sur la presse de 1996 et à supprimer les peines d'emprisonnement pour des délits de presse. Rien de tangible n'est venu concrétiser cet effet d'annonce. Vous avez renouvelé votre promesse à la fin de l'année 2004, et cinq mois ont passé sans que vous n'appliquiez cet engagement.
De plus, l'état d'urgence datant de 1981 oblige les journalistes à demander des autorisations quasi systématiquement et les empêche de travailler librement. Vous comprendrez que, à nos yeux, tant que l'Egypte ne s'alignera pas sur les standards prônés par les Nations unies, notamment en dépénalisant les délits de presse, elle ne pourra pas se dire respectueuse de la liberté de la presse.
Le 21 février 1993, Abd al-Munim Gamal al-Din Abd Al-Munim, du bihebdomadaire pro-islamiste Al-Shaab, journal du Parti du Travail (Hizb al-Amal), a été arrêté à son domicile par des agents du Service des renseignements de la sûreté de l'Etat. Jugé successivement en 1993 dans deux affaires, il avait été acquitté. Depuis le 30 octobre 1993, il est sous le coup d'une ordonnance de placement en détention sans précision de durée.
Dans la perspective des élections présidentielle de septembre et parlementaires de novembre, nous vous demandons de prendre en considération ces nombreuses entraves à la liberté de la presse qui ne sont pas admissibles dans une démocratie, d'agir en conséquence pour améliorer la situation dans votre pays et de prouver ainsi à la communauté internationale votre volonté d'avancer en faveur de la liberté d'expression et des droits de l'homme.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma très haute consideration.
Robert Ménard,
Secrétaire général