Reporters sans frontières s'est procurée le témoignage livré à la justice militaire par le sergent Naon Babou, membre de la garde présidentielle de Blaise Compaoré. Son récit, cinq ans après les faits, est une preuve supplémentaire de la responsabilité de la garde rapprochée du chef de l'Etat dans la mort de Norbert Zongo, en décembre 1998.
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Jusqu'ici, et cinq ans après les faits, l'enquête sur l'assassinat du journaliste Norbert Zongo, le 13 décembre 1998, faisait du « sur place ». Malgré la désignation de six suspects par la commission d'enquête indépendante mise sur pied au lendemain de la mort du directeur de L'Indépendant, seul l'adjudant Marcel Kafando a été inculpé. Mais le juge d'instruction en charge du dossier, Wenceslas Ilboudo, pourrait bientôt relancer son enquête.
Le 7 octobre 2003, la présidence burkinabé annonce, en effet, qu'elle vient de déjouer une tentative de coup d'Etat et que le ministère de la Défense a déjà procédé à l'arrestation de certaines personnes suspectées d'avoir joué un rôle dans ce complot. Or, l'un des militaires appréhendés fait savoir, lors de son arrestation, qu'il a des révélations à faire dans le dossier Zongo. Il s'agit du sergent Naon Babou, âgé de 38 ans, ancien membre du régiment de la sécurité présidentielle (garde rapprochée du président de la République, Blaise Compaoré) aujourd'hui accusé d'atteinte à la sûreté de l'Etat et de trahison. Le juge d'instruction Wenceslas Ilboudo demande aussitôt à l'entendre. Devant un premier refus des autorités militaires, il réitère sa demande le vendredi 5 décembre. Gardé au quartier général de la gendarmerie, Naon Babou n'a pu encore lui être présenté car il était d'abord entendu dans l'affaire de la « tentative de putsch » par un juge d'instruction militaire.
Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, le juge civil a cependant reçu l'assurance qu'il pourrait l'interroger très prochainement : la première audition pourrait avoir lieu dès le 12 décembre. Deux autres militaires arrêtés pour cette « tentative de coup d'Etat », Abdoulaye Konfé et Souleymane Zalla, devraient également être entendus par le juge Ilboudo dans les jours qui suivront. Ils sont eux aussi aux arrêts à la gendarmerie à Ouagadougou. Ils ont été cités par le sergent Naon Babou qui aurait déclaré que ces deux ex-membres de la sécurité présidentielle, ainsi qu'un troisième, Sié Poda, décédé depuis, avaient été contactés pour participer à l'assassinat de Norbert Zongo à Sapouy, le 13 décembre 1998, mais qu'ils avaient refusé.
Les révélations du sergent Naon Babou
Le sergent Naon Babou n'était pas présent à Ouagadougou au moment de l'assassinat de Norbert Zongo. Il accompagnait le président Blaise Compaoré lors de son déplacement au Soudan. Ce n'est qu'à son retour, le 14 décembre, soit le lendemain du crime, qu'il a appris, affirme-t-il, la mort de Norbert Zongo et de ses trois compagnons.
Le sergent Naon Babou a été auditionné à plusieurs reprises par Francis Somda, juge d'instruction militaire, dans le cadre de l'affaire de la tentative de coup d'Etat contre le régime en place. Reporters sans frontières s'est procurée le témoignage de Naon Babou. Le 30 octobre 2003 à 15h 15, il déclare :
« Tout a commencé avec moi en 1998, à la mort de Norbert Zongo. Les faits avaient eu lieu le 13 décembre et nous étions revenus du voyage avec le Président le 14 décembre. C'est en rentrant à la maison que j'ai appris la nouvelle à la radio. Un mois après, soit le 15 janvier 1999, je suis allé voir François Compaoré pour lui faire part de ma préoccupation. Ce jour, je lui ai dit que si effectivement ceux-là qui avaient tué Norbert faisaient partie de la sécurité présidentielle, ils ne rendaient absolument aucun service au Président car le moment était mal venu dans la mesure où l'investiture se préparait. C'est alors que François m'a demandé si je connaissais Norbert Zongo. Et je lui ai répondu non. Aussi, il m'expliqua que Norbert Zongo pensait que le président du Faso était en train de le préparer afin qu'il prenne sa relève, aussi Norbert avait-il entrepris de le salir par tout moyen. Aussi lui, François, ne comprenait pas que des éléments de la sécurité présidentielle désapprouvent ce qui est advenu à Norbert Zongo, encore moins des officiers. Il a ensuite dit que par rapport à cette situation, moi, Babou, je ne savais pas que des gens pouvaient se retrouver à Dori (une ville située loin de Ouagadougou et donc du pouvoir, tout au nord du Burkina Faso). J'ai tout de suite compris le sens de cette dernière déclaration. En prenant congé de François, il m'a remis une enveloppe qui s'est révélée contenir 50 000 francs CFA. »
Naon Babou poursuit : « Le même jour, François Compaoré a fait appel à Marcel Kafando au sujet de ma rencontre avec lui. Le 18 janvier, j'ai été convoqué par le colonel Diendéré à son bureau où il m'a demandé ce qui se passait. Comme je n'avais aucune idée de ce dont il parlait, il m'a alors dit que le Président l'avait appelé pour lui dire que selon moi, Naon, c'est lui le colonel Diendéré qui aurait fait tuer Norbert Zongo dans le but de le déstabiliser et de prendre sa place. J'ai déclaré au colonel Diendéré Gilbert que je n'avais jamais tenu ces propos et je lui ai redit les propos que j'avais tenus avec François Compaoré. Le colonel m'a ensuite dit que selon des renseignements, c'est moi Naon Babou, qui serait à l'origine de la fuite d'informations donnant les numéros d'une voiture qui aurait pris part à la mort de Norbert Zongo. En réponse, je lui ai dit que j'avais eu le courage d'aller dire à François ce que je pensais et qu'en aucun moment je ne saurais être l'auteur de cette autre rumeur. »
Un peu plus loin, Naon Babou ajoute : « Je me considère à l'heure actuelle comme un cabri mort car je sais qu'on me cherche ». Ses craintes sont étayées par le fait qu'il aurait - selon ses dires - déjà subi deux tentatives d'empoisonnement. Le 25 novembre 2003, l'hebdomadaire L'Evènement affirmait que le Conseil de l'entente, où réside la garde présidentielle, a également - et très curieusement -, demandé à s'occuper de la nourriture des détenus de l'affaire de la « tentative de putsch », sous prétexte qu'ils sont pour certains des anciens membres de la garde présidentielle, alors même qu'ils sont détenus par la gendarmerie !
Le témoignage du sergent Naon Babou a été délivré dans le cadre de l'affaire de la tentative de coup d'Etat contre l'actuel président de la République. Il s'agit là d'un témoignage brut. Il reste lacunaire et aucune question n'a été posée à l'intéressé. Il appartient donc maintenant au juge Wenceslas Ilboudo de creuser ces différents points et de confronter les divers protagonistes mis en cause par Naon Babou. Des confrontations entre les différents intéressés, y compris Marcel Kafando, Gilbert Diendéré et François Compaoré, devront être organisées très rapidement.
Le « cas » Marcel Kafando
Le juge a d'ailleurs intérêt à faire preuve de la plus grande célérité s'il veut convaincre de sa bonne foi dans le dossier. En effet, après cinq années d'enquête, ses résultats sont plutôt maigres. Le seul inculpé, l'ex-adjudant Marcel Kafando, a été démis de ses fonctions après avoir été condamné à vingt ans de prison pour actes de torture et assassinat de David Ouédraogo, ancien chauffeur de François Compaoré. En juin 2001, alors qu'il purgeait sa peine à la prison de Ouagadougou, il est tombé gravement malade et a dû être admis à l'hôpital à plusieurs reprises. Depuis, on le disait à l'article de la mort et son décès a même été annoncé en janvier 2003.
Aujourd'hui, Marcel Kafando va mieux, beaucoup mieux. Reporters sans frontières a pu le rencontrer brièvement le 10 décembre 2003 dans la matinée. Il demeure chez lui depuis août 2001. Cette décision a été prise en accord avec le juge Wenceslas Ilboudo qui a signé une autorisation de résidence à domicile pour, dit-il, limiter des frais d'hospitalisation très dispendieux. Marcel Kafando n'est pas gardé. Quelques minutes après l'arrivée du représentant de Reporters sans frontières, un homme est parti en voiture. Après vérification, il s'agissait de l'aide de camp de Chantal Compaoré, la femme du chef de l'Etat. Marcel Kafando semble donc garder des liens étroits avec la famille présidentielle, d'autant que l'aide de camp du Président lui-même, le commandant Kiéré, avait également été vu quelques mois auparavant, par des journalistes locaux, sortant de chez Marcel Kafando.
L'état de santé de l'ex-adjudant va donc en s'améliorant. Son état était jugé critique deux ans plus tôt et son médecin l'avait même donné comme « perdu » selon les propos de sa femme. Lui-même a affirmé à Reporters sans frontières être resté plongé dans le coma durant un mois complet en octobre 2001. Il est maintenant parfaitement conscient et se déplace dans un fauteuil roulant. Il a recouvré un poids normal et a bonne mine. Ses jambes sont gonflées mais il a indiqué qu'il retrouvait peu à peu leur usage, après avoir été presque totalement paralysé. Il ne peut pas encore marcher, mais a indiqué qu'un kinésithérapeute venait régulièrement s'occuper de lui. Il a précisé que le médecin et lui-même étaient maintenant optimistes sur l'issue de sa maladie. A la question de savoir comment il s'était soigné, Marcel Kafando a répondu qu'il avait allié pharmacopée traditionnelle et trithérapie, confirmant les informations selon lesquelles il est atteint par le virus du sida.
Il a également déclaré qu'il recouvrait peu à peu la mémoire. Son état était tellement critique qu'il n'avait plus l'usage complet de ses facultés mentales, a-t-il expliqué. « J'ai passé deux scanners, qui ont révélé que toute la partie gauche de mon cerveau était noire. »
Le juge Wenceslas continue lui aussi ses visites à Marcel Kafando. Il l'a rencontré au début du mois de décembre 2003 et a pu constater l'amélioration de son état de santé. Il a même adressé une correspondance au médecin de l'ex-adjudant, le 2 décembre pour savoir si ce dernier pouvait réintégrer la maison d'arrêt. Aucune réponse n'avait encore été reçue au 10 décembre. Marcel Kafando continue de nier toute implication de sa part dans l'affaire Norbert Zongo. Il aurait indiqué au juge ne pas être au courant des déclarations du sergent Naon Babou. D'après un proche de Marcel Kafando, « les choses ont changé et il ne parlera pas ». Personne ne sait réellement pourquoi il continue de couvrir ainsi les autorités. L'argent et une certaine loyauté d'un militaire pour sa hiérarchie sont les raisons les plus fréquemment avancées. Cependant, et selon des révélations de la presse locale, le juge Ilboudo aurait été informé, en novembre 2002, que Marcel Kafando délirait et se plaignait : « Les gens sont ingrats. J'ai tout fait pour eux et voilà maintenant qu'ils m'abandonnent à mon sort ».
Conclusion
Le juge Wenceslas Ilboudo a entendu jusqu'à présent 189 personnes dans le cadre de l'affaire Norbert Zongo. Il a été nommé le 30 décembre 1998, mais n'a officiellement pris ses fonctions que le 4 janvier 1999. Il n'est toujours en charge que de cet unique dossier. Malgré cela, il est à craindre qu'il ait actuellement entre les mains un dossier d'instruction moins avancé que le rapport de la commission d'enquête indépendante rendu public en mai 1999. En effet, certaines personnes clefs dans ce dossier - notamment des militaires et plus particulièrement des membres de la garde présidentielle - ont refusé de venir témoigner devant lui ou se sont rétractées, alors qu'ils avaient été entendus par la commission d'enquête indépendante. Beaucoup sont d'accord pour parler de façon officieuse mais ne veulent pas voir consigner leurs propos dans des procès-verbaux d'audition. Enfin, des pressions semblent avoir été fréquemment exercées sur les témoins afin « d'organiser » leur déposition. Si le juge n'est pas empêché de travailler, force est de constater qu'il existe certaines entraves à son action. Et le dossier Norbert Zongo reste tellement sensible que les révélations du sergent Naon Babou pourraient bien entraîner de nouvelles tentatives d'intimidation.
Reporters sans frontières a pu constater au Burkina Faso l'espoir que suscitent les révélations du sergent Naon Babou. Beaucoup y voient l'unique occasion de faire enfin la lumière sur l'assassinat de Norbert Zongo et de faire aboutir le dossier judiciaire. D'autres pensent malheureusement que le sergent « n'arrivera pas au procès », autrement dit qu'il sera empêché de livrer ses secrets. C'est pour cette raison qu'il est indispensable que le juge Wenceslas Ilboudo mette tout en œuvre pour recueillir les dépositions des personnes concernées et organiser les confrontations nécessaires dans des délais très courts.
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Rappel des faits
Quatre employés de François Compaoré, conseiller à la présidence et frère du chef de l'Etat, Blaise Compaoré, soupçonnés de vol d'argent, sont arrêtés, début décembre 1997, par des militaires et sont détenus pendant plusieurs semaines au Conseil de l'entente qui abrite les hommes de la garde présidentielle. Au cours de cette incarcération au Conseil, les quatre hommes sont interrogés et torturés par des membres de la garde présidentielle. David Ouedraogo meurt, le 18 janvier 1998, à l'infirmerie de la présidence des suites de tortures.
Par la suite, Norbert Zongo, directeur de publication de l'hebdomadaire L'Indépendant, spécialisé dans le journalisme d'investigation, décide d'enquêter sur « l'affaire David Ouedraogo ». Il s'interroge et conteste le fait que cette affaire de vol ait été confiée à des hommes de la garde présidentielle qui n'ont aucun pouvoir en matière d'enquêtes judiciaires. Cette affaire a fait la une de la quasi-totalité des quinze derniers numéros de l'hebdomadaire, valant à Norbert Zongo de nombreuses menaces. Ainsi, par exemple, le directeur de publication écrivait le 8 décembre 1998 : « Supposons, aujourd'hui, que L'Indépendant arrête définitivement de paraître pour une raison ou pour une autre (la mort de son directeur, son emprisonnement, l'interdiction définitive de paraître…), nous demeurons convaincus que le problème David restera posé et que, tôt ou tard, il faudra le résoudre ».
Le 13 décembre 1998, un véhicule carbonisé est retrouvé à environ sept kilomètres à la sortie de Sapouy (100 km au sud de Ouagadougou). Il contient les corps carbonisés de Norbert Zongo, Blaise Ilboudo et Ernest Yembi Zongo. Le chauffeur, Abdoulaye Nikiema dit Ablassé, est quant à lui retrouvé mort à côté du véhicule, brûlé sur la partie inférieure du corps. L'autopsie révèle qu'ils ont, tous les quatre, été abattus à bout portant. Face à une mobilisation sans précédent de la société civile pour établir la vérité dans cette affaire, le gouvernement créé une commission d'enquête indépendante par un décret du 18 décembre 1998, modifié par décret du 7 janvier 1999. Cette commission, dotée de larges pouvoirs, a pour mission « de mener toutes investigations permettant de déterminer les causes de la mort des occupants du véhicule 4X4 immatriculé 11 J 6485 BF, survenue le 13 décembre 1998 sur l'axe routier Ouagadougou (province du Kadiogo) - Sapouy (province du Ziro), dont le journaliste Norbert Zongo ».
Des auditions et expertises (en balistique et incendie) ordonnées par la commission, il résulte que « Norbert Zongo et ses compagnons ont été victimes d'un attentat criminel » qui peut être qualifié d'assassinat. En effet, d'après la CEI, « les moyens mis en œuvre (au moins trois véhicules, deux types d'armes dont un fusil Valtro utilisé habituellement par les forces armées et les forces de police), l'organisation d'un guet-apens montrent que rien n'a été laissé au hasard. Il y a eu préparation minutieuse et planifiée. Il s'agit d'un assassinat ». Dans sa recherche des auteurs du crime et après avoir étudié plusieurs pistes, la commission a affirmé que l'hypothèse « la plus crédible à ses yeux est que l'assassinat de Norbert Zongo, le 13 décembre 1998, est lié à ses activités journalistiques, comme directeur de L'Indépendant. L'assassinat des trois autres victimes ne s'explique que par la volonté de ne pas laisser de témoins gênants. » La commission a également établi, dans son étude des mobiles du crime, que Norbert Zongo a été assassiné à la suite de ses investigations dans l'affaire Ouedraogo. Menacé à plusieurs reprises, il craignait pour sa vie. Ainsi, le 11 décembre 1998, il confiait à une connaissance « les menaces se précisent (…) on va m'assassiner. » La commission en a déduit que « si tout avait été fait au plan judiciaire pour éclaircir les circonstances de la mort de David Ouedraogo, il y a lieu de penser que le drame de Sapouy aurait probablement pu être évité. Mais force est de constater que ce dossier n'a pas reçu le traitement diligent qui s'imposait »