Inde : l’aberrante condamnation de deux journalistes pour outrage à la cour
Deux responsables du Shillong Times ont été condamnées vendredi pour outrage à la cour en raison d’une enquête publié par le quotidien sur les conditions de retraite des juges. Reporters sans frontières (RSF) condamne une violation grave de la liberté de la presse par l’autorité judiciaire, qui est dans cette affaire à la fois juge et partie.
Si elles ne s’acquittent pas de leur amende d’ici la fin de la semaine, elles devront passer six mois en prison et leur journal régional sera tout simplement interdit... La rédactrice en chef du Shillong Times, Patricia Mukhim, et la directrice de la publication du quotidien, Shobha Chaudhuri, viennent d’être condamnées à payer chacune 200.000 roupies (2.600 euros) pour outrage au tribunal, sur ordre de la Haute Cour de l’Etat du Meghalaya, situé dans le Nord-Est de l’Inde.
A l’origine de cette condamnation, une enquête en deux volets publiée en décembre dernier dans le Shillong Times à propos d’un ordre rendu par l’un des juges de cette même Haute Cour, Sudip Ranjan Sen, où il y expose ses exigences quant aux conditions de retraite de ses pairs et de leur famille. L’un des deux articles, intitulé “Quand les juges jugent pour eux-mêmes”, détaille une partie de ces exigences : résidence secondaire, aides médicales, mise à disposition de domestiques, paiement des factures mobile et Internet, remboursement des frais de protocole…
“Outrage à la cour !”, a décrété le tribunal présidé par ce même juge S.R. Sen, qui a condamné les deux journalistes le 8 mars dernier. Ironie du calendrier, ce jour correspond précisément au départ à la retraite du magistrat, par ailleurs controversé pour ses positions pro-nationalistes hindous.
“Par le biais de ce jugement, l’autorité judiciaire bafoue grossièrement la séparation des pouvoirs en empiétant sur la liberté de la presse, alors qu’elle devrait au contraire en être la première garante, déplore Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Nous appelons les juges de la Cour suprême du pays à renverser cette décision absolument inique, qui porte en elle les germes de la pire des censures si elle venait à faire jurisprudence.
"Il est aussi grand temps que le législateur indien réforme en profondeur ses lois sur l’outrage à la cour appliqué aux journalistes, qui datent d’un autre temps. Les candidats aux élections générales de ce printemps 2019 doivent se saisir de la question.”
Pressions diverses
Les journalistes basés dans les Etats du Nord-Est de l’Inde doivent faire face à toutes sortes de pressions. En avril dernier, RSF avait déjà interpellé les autorités indiennes après que le domicile de la même Patricia Mukhim fut attaqué au cocktail Molotov, vraisemblablement en représailles à une enquête qu’elle avait menée sur des activités minières illégales impliquant des éléments du gouvernement.
En mars 2018, au moins sept reporters, dont Emmy Ci Lawbei, Catherine Sangi et Tridip Mandal, ont été blessés sous les coups de bâton des policiers de l’Etat voisin de l’Assam, alors qu’ils tentaient de couvrir un rassemblement étudiant.
Les autorités du Manipur, situé juste à l’Est, détiennent depuis plus de cent jours, sans autre forme de procès, l’éditorialiste Kishorechandra Wangkhem. Arrêté au titre de la Loi sur la sécurité d’Etat, il lui est reproché d’avoir simplement critiqué le chef de l'exécutif local.
Dans l’Etat du Tripura, au sud de l’Assam, deux reporters, Shantanu Bhowmick, battu et poignardé à mort, et Sudip Datta Bhaumik, assassiné par balles, ont été tués fin 2017 en l’espace de deux mois. Dans ce même Etat, en juin 2018, un journaliste qui enquêtait sur la mafia du pétrole, Suman Debnath, était sauvagement attaqué au couteau.
L’Inde se situe en 138e position sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse établi en 2018 par RSF.