Enquête : onze ans après le meurtre du journaliste philippin Gerry Ortega, le cerveau présumé du meurtre est toujours en liberté
La dernière enquête de la coalition A Safer World For The Truth, cofondée par Reporters sans frontières (RSF), est consacrée au meurtre du journaliste philippin Gerry Ortega, assassiné en janvier 2011. Le document révèle d’importantes lacunes dans les procédures judiciaires, au point que le cerveau présumé du meurtre, l'ancien gouverneur provincial, exerce toujours une influence considérable sur les autorités locales, et ce alors que plusieurs témoins-clés de l'affaire ont été réduits au silence.
Le meurtre de Gerry Ortega : justice retardée, justice niée (“Justice Delayed ; Justice Denied”... C’est le quatrième volet de la série d'enquêtes menées dans le cadre du projet A Safer World For The Truth. Cette initiative, portée par trois grandes organisations de défense de la liberté de la presse - Free Press Unlimited, (FPU) Reporters sans frontières (RSF) et le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), a pour objectif d’enquêter sur les affaires de meurtre non résolues, de mener des actions de sensibilisation sur le long terme, et d’alimenter le Tribunal populaire en charge des meurtres de journalistes.
Le meurtre de Gerry Ortega, assassiné le 24 janvier 2011 à Palawan, dans l’ouest des Philippines, est révélateur d’un problème structurel concernant la sécurité des journalistes aux Philippines : si les tueurs à gages sont souvent arrêtés, les puissants commanditaires des meurtres de journalistes échappent trop souvent à la justice.
Si les attaques contre les médias se sont intensifiées sous la présidence de Rodrigo Duterte, depuis 2016, les Philippines sont, depuis bien plus longtemps, un pays particulièrement dangereux pour les journalistes. Selon l’Union nationale des journalistes de l'archipel (NUJP), Gerry Ortega est le 142e journaliste à être tué depuis 1986. Les Philippines sont classées au septième rang dans l'indice de l'impunité du CPJ en 2021.
Sans réponse, sans justice
Gerry Ortega, ou “Doc Gerry”, était un présentateur de radio et de télévision en pointe sur les questions écologiques dans la province de Palawan. Son travail l’a mené à informer le public sur les dessous-de-table et autres cas de corruption au sein du gouvernement provincial. A ce titre, Gerry Ortega n'avait pas peur de s'opposer publiquement aux projets miniers de la région et, le cas échéant, de formuler des critiques à l’égard de certaines personnalités politiques locales sur ces affaires de corruption - notamment celles qui visent le gouverneur de l'époque, Joel T. Reyes.
Ce nouveau rapport du projet A Safer World For the Truth révèle que ce même Joel Reyes - le cerveau présumé du meurte de Gerry Ortega, qui jouit d’une influence considérable dans la région - échappe, aujourd’hui encore, à la justice. Plus de dix ans après l’assassinat du journaliste, de multiples décisions judiciaires ont retardé la procédures, ce qui a laissé les proches du journaliste sans justice et sans réponse sur les responsabilités exactes de ce drame.
Pire, la longue bataille juridique qui se joue expose toujours et encore la famille et les principaux témoins à de sérieux risques pour leur sécurité. Comme le montre cette enquête, la mort suspecte d'un témoin clé et l'attaque récente d'un autre témoin sont des exemples édifiants de la façon dont les personnes impliquées dans l'affaire sont réduites au silence.
Briser le cercle vicieux de l’impunité
L'une des conclusions les plus préoccupantes de ce rapport concerne les failles des procédures judiciaires - à commencer par le rejet, décidé dans un premier temps par le Parquet, d'importantes preuves concordantes selon lesquelles Joel Reyes a bel et bien commandité le meurtre. Le rapport met également en lumière la manière dont l’ancien gouverneur exerce toujours une influence considérable sur les fonctionnaires locaux de Palawan, alors qu'il se présente aux élections des gouverneurs prévues en mai-juin prochains.
À la lumière de ces conclusions, A Safer World For The Truth recommande plusieurs mesures concrètes pour que justice soit rendue, et pour briser le cercle vicieux de l’impunité dans les futurs cas de meurtres de journalistes aux Philippines.
- La police nationale des Philippines doit donner la priorité à la responsabilisation de Joel Reyes, en veillant notamment à ce que le service des enquêtes criminelles donne suite au mandat d'arrêt qui le vise.
- Le ministère de la Justice philippin doit suivre et évaluer régulièrement les cas de meurtres de journalistes afin de garantir une enquête rapide et une réponse efficace à toute forme de lacune dans la poursuite de ces affaires.
- Le rapport souligne également que la communauté internationale a un rôle à jouer pour mettre fin à l'impunité du meurtre de Gerry Ortega en exerçant une pression publique soutenue et en surveillant l'évolution des poursuites contre Joel Reyes. À la demande des autorités philippines ou de la famille de Gerry Ortega, la communauté internationale devrait mettre à disposition des ressources et des compétences pour accélérer l'enquête et les poursuites.
Jos Bartman, responsable des enquêtes à FPU : “Dix ans se sont écoulés depuis le meurtre de Gerry Ortega. Cette affaire est représentative d'une question beaucoup plus large, celle du pouvoiir d’acteurs locaux qui échappent à la justice après l'assassinat d'un journaliste. Après 10 ans, le retard de la justice devient un déni de justice. Avec cette enquête, nous voulons contribuer à rendre justice à Gerry Ortega et à sa famille. Les leçons apprises devraient permettre de faire prévaloir une justice immédiate dans les futurs cas de meurtres de journalistes.”
Shawn Crispin, représentant pour l'Asie du Sud-Est du CPJ : “Le meurtre non élucidé de Gerry Ortega est emblématique des problèmes d'impunité qui caractérisent les affaires de meurtre de représentants des médias. Tant que justice n'aura pas été rendue pour le meurtre de Gerry Ortega, un climat de peur persistera pour tous les journalistes philippins qui traitent de sujets importants, comme la corruption et les abus de pouvoir des autorités. Combien y aura-t-il d'autres Gerry Ortega avant que les autorités philippines ne prennent au sérieux le problème de l'impunité dans le pays ?”
Daniel Bastard, directeur du bureau Asie-Pacifique de RSF : “Depuis le début du mandat de Rodrigo Duterte, les Philippines ont perdu 11 places et se trouvent actuellement à la 136e place du classement mondial de la liberté de la presse 2021 de RSF. Un changement radical est nécessaire. Nous soutenons la création d'un représentant spécial auprès du Secrétaire général des Nations unies pour la sécurité des journalistes. Dans le cas de Gerry Ortega, ce représentant de l’ONU pourrait entretenir des contact réguliers avec le ministère philippin de la Justice afin de veiller à la poursuite des investigations.”
L’enquête sur le meurtre de Gerry Ortega, ainsi que les trois premières enquêtes du projet, peuvent être consultées sur le site https://www.saferworldforthetruth.com/investigations.
Contacts presse :
CPJ (New York) : Gypsy Guillén Kaiser - [email protected]
FPU (Amsterdam) : Evelien Wijkstra - [email protected]
RSF (Paris) : Pauline Adès-Mével - [email protected]
Les porte-parole sont disponibles pour des interviews en français, anglais, espagnol et néerlandais.