Visite de Narendra Modi aux États-Unis : le Congrès doit interpeller le Premier ministre indien sur sa volonté de censurer Internet
En visite à Washington, le Premier ministre Narendra Modi doit s’exprimer demain, jeudi 22 juin, devant le Congrès des États-Unis. À cette occasion, Reporters sans frontières (RSF) attire l’attention des élus américains sur un récent amendement du gouvernement indien qui s’est octroyé le droit de décider la censure pure et simple de toute information qui lui déplairait sur Internet. Et ce, peu importe sa légitimité journalistique.
Dans son roman 1984, George Orwell n’a pas imaginé pire scénario… Sous prétexte de vouloir combattre la désinformation en ligne, les autorités indiennes ont récemment adopté un amendement qui leur permet ni plus ni moins de désigner comme “fabriquée, fausse ou trompeuse” toute forme d’“information relative au gouvernement” diffusée sur Internet. Et, le cas échéant, l’exécutif pourra ordonner la suppression pure et simple de ladite information à chaque fournisseur d’accès à Internet et à tous les réseaux sociaux en tant qu’intermédiaires (“social media intermediaries”) comme Facebook, Twitter, WhatsApp ou YouTube.
“Avec cet amendement parfaitement orwellien, le gouvernement indien s’érige en un ‘ministère de la Vérité’ qui a désormais toute latitude pour faire taire les voix indépendantes et imposer le discours du parti au pouvoir. Nous demandons aux élus du Congrès américain d’interpeller le Premier ministre Narendra Modi sur ces nouvelles ‘Règles de l’information en ligne’ qui font peser de lourdes menaces sur la liberté d’Internet tel qu’on la conçoit aux États-Unis. Surtout, elles représentent une entrave extrêmement préoccupante à la libre circulation en ligne d’informations vérifiées par un travail journalistique, et ce en opposition avec toutes les pratiques en cours dans les démocraties fonctionnelles.
C’est le 6 avril dernier que le ministère indien de l'Électronique et des Technologies de l’information (MeitY) a publié en catimini, dans le Journal officiel, un amendement à un texte de 2021 sur les “Règles de l’information en ligne”, surnommé “IT Rules” – ou, plus pompeusement, “Règles sur les technologies de l’information incluant des directives pour les intermédiaires et un code éthique pour les médias numériques”.
“Censure pure”
Le MeitY a toutefois une vision très partiale de l’éthique numérique quand il s’agit d’informations relatives au gouvernement : le texte qu’il a fait adopter instaure en effet une “unité de vérification des faits du gouvernement central” qui peut ordonner, de façon parfaitement discrétionnaire, le blocage ou la suppression de toute information qu’il jugerait “fausse”.
“Cet amendement drastique, c’est la censure pure, tranche Dhanya Rajendran, rédactrice en chef du portail The News Minute et présidente de Digipup, un collectif de médias en ligne indiens. Comment le gouvernement peut-il devenir juge, partie et bourreau ?” La journaliste, qui suit de près les tentatives du gouvernement central de contrôler l’information, a tenté de contester la constitutionnalité des “IT Rules” devant la haute cour de New Delhi.
“Plusieurs plaintes contre les ‘IT Rules’ de 2021 ont été déposées devant divers tribunaux parce qu’elles vont à l’encontre de la liberté d'expression, explique-t-elle. Alors que ces contentieux doivent toujours être présentés devant la Cour suprême, voilà que le gouvernement introduit maintenant en douce ce nouvel amendement draconien.
Pas de contre-pouvoir
Dhanya Rajendran cite, comme exemple le plus retentissant de l’usage des “IT rules”, la censure, en janvier dernier, d’un documentaire de la BBC intitulé India: The Modi Question, consacré à l’accession au pouvoir de l’actuel Premier ministre à partir de son fief du Gujarat. À peine sorti, le gouvernement a immédiatement invoqué l’article 16 alinéa III de ce texte pour ordonner le blocage de tout lien vers le film sur les réseaux sociaux. La raison invoquée ? Le documentaire “manquait d’objectivité” et tombait donc sous le coup d’”un cas de nécessité d’urgence”. “Le gouvernement dispose déjà de pouvoirs de blocage d’urgence. Pourquoi avait-il besoin d’introduire ce nouvel amendement ?”, s’interroge Dhanya Rajendran.
Selon plusieurs observateurs, il s’agit simplement de faciliter un peu plus la pratique de la censure. Ainsi, les nouvelles règles prévoient des “comités d’appel”, censés recevoir les doléances des entités responsables de la diffusion d’information, notamment journalistiques, afin de faire valoir leur bonne foi.
“Excès de zèle”
Problème, ces comités ne comportent aucune garantie d'indépendance : “Il y a une mauvaise représentation des membres de la société civile et des experts spécialistes de la fiabilité et la sécurité [des informations] en ligne”, explique Prateek Waghre, directeur des politiques à l’Internet Freedom Foundation, la principale organisation de défense des droits des internautes en Inde. Pour lui, avec ce nouvel amendement, les fonctionnaires du gouvernement sont tout simplement consacrés comme arbitres de la liberté d’expression en ligne. Sans le moindre contre-pouvoir.
Prateek Waghre formule les pires craintes quant à l’usage que l'exécutif va pouvoir faire de ces nouvelles “IT Rules” – et, surtout, quant à celui que vont en faire les grandes plateformes de réseaux sociaux, désignés comme “intermédiaires” dans le texte de loi : “Compte tenu du manque flagrant de clarté [du texte] et de l’environnement actuel qui ne tolère pas la dissidence, les ‘intermédiaires’ risquent fort de faire preuve d’excès de zèle dans leur interprétation de ce que le gouvernement attend d’eux.”
Tout cela fait partie d’une “tentative plus large de saper un peu plus le peu de liberté qu’il restait pour les médias d’information en ligne et sur les réseaux sociaux après l’instauration des ‘IT Rules’ de 2021”, estime Geeta Seshu, fondatrice du Free Speech Collective, une publication en ligne consacrée à la liberté d’expression et à la dissidence.
“Processus arbitraire”
Elle développe : “Non seulement cet amendement permet de falsifier des informations publiées à l’issue d’un processus rigoureux de vérification”, tel qu’il est pratiqué par les journalistes. “Mais en plus, elles seront démenties, voire décrédibilisées aux yeux du public. Tout le processus qui va déterminer ceci est complètement opaque et arbitraire. C’est comme si un censeur se tenait derrière chaque rédacteur de site d’information pour dire ce qui est faux et ce qui est digne de confiance. Forcément, l’effet de ce système sur la liberté de la presse est dévastateur.”
Dhanya Rajendran, pour sa part, garde encore espoir que cet amendement liberticide, introduit en catimini, puisse être supprimé : “C’est bien simple, il n’a rien à faire dans une démocratie.” Une conclusion qui fait écho à une vieille phrase de George Orwell : “La dictature s’épanouit sur le terreau de l’ignorance ; elle peut s’installer sans bruit.”