Une bulle médiatique ébranlée par l’ébullition citoyenne
Organisation :
“Un nouveau Chili est né !”, jurait il y a près d’un an Sebastián Piñera, en accueillant en personne 33 mineurs rescapés d’un puits de roche du désert d’Atacama. Depuis, le pays a changé de visage, mais pas comme le croyait le locataire du palais de La Moneda. Les étudiants manifestent en masse contre un système éducatif inégalitaire et coûteux. Mouvements sociaux et écologistes dénoncent, avec un certain succès sur le terrain juridique, le projet hydroélectrique HydroAysén. Les mineurs, toujours soumis à des conditions de travail extrêmes et à des rémunérations congrues, célèbrent dans la colère l’anniversaire du sauvetage des “33”. Au Sud, la minorité Mapuche trouve un nouvel écho à ses revendications territoriales et culturelles. A Santiago, les étudiants auront occupé à plusieurs reprises le siège de la chaîne privée Chilevisión, propriété de Sebastián Piñera avant son investiture à la tête de l’État. Malgré une forte répression policière, le mouvement ne faiblit pas et plus de 500 cortèges auront essaimé la seule capitale depuis le début de l’année.
En visite au Chili en juin dernier, à l’occasion des vingt ans de la station communautaire Radio Tierra, Reporters sans frontières a pu constater la centralité du thème de l’information dans cette ébullition citoyenne. Acteurs de la presse en ligne, communautaire ou alternative, représentants associatifs ou encore journalistes étrangers, tous perçoivent dans les protestations du moment la remise en question d’un modèle politique, économique et médiatique hérité des années Pinochet. Vingt de pouvoir de la Concertation démocratique ont maintenu une concentration extrême des médias, lourde de conflits d’intérêts et d’obstacles au pluralisme. La bulle médiatique serait-elle en passe d’éclater ? Concertation et concentration
Cause, Análisis, Apsi, Fortín Mapocho, La Época. Ces noms ne disent souvent pas grand chose à la génération étudiante aujourd’hui dans la rue. Ces revues ont pourtant joué un rôle majeur dans l’avènement d’une nouvelle époque, celle du référendum de 1988 qui mit fin à la dictature et ouvrit la voie, deux ans plus tard, à un gouvernement de coalition entre centre-gauche et démocratie chrétienne. Bâtie en 1987 sur l’enjeu du “Non” à Pinochet et portée par une presse encore dissidente, la Concertation démocratique allait enfin rompre avec dix-sept ans de censure directe. Un effort crucial, mais insuffisant pour beaucoup. Vice-président du collège des journalistes de 2006 à 2008, Francisco Martorell dirige aujourd’hui le mensuel El Periodista, tiré à 12 000 exemplaires et connu pour sa version en ligne. Ancien de Cause, le journaliste juge sévèrement le bilan de vingt ans de Concertation. “Cause, Fortín et les autres revues du même courant ont un temps survécu grâce à une aide extérieure qui s’était organisée sous la dictature. Après 1990, la presse a cessé de constituer une priorité pour un gouvernement qui tenait pour acquis le retour à la démocratie et n’a jamais touché au système de subventions mis en place sous Pinochet. Ce même système, qui avait entrainé la disparition de la presse d’opposition, l’a tuée une deuxième fois après le retour de la démocratie alors qu’elle venait à peine de ressusciter. Un comble ! Il y a aujourd’hui moins de presse écrite dans ce pays qu’à la fin de la dictature !”
Une extrême concentration caractérise dès lors un panorama où le groupe de presse espagnol Prisa (propriétaire, entre autres, du quotidien El País) détient à lui seul près de 60 % des antennes radiophoniques. Mais le mot “concentration” désigne surtout les deux oligopoles nationaux : les groupes El Mercurio, dont la vitrine est le quotidien du même nom, et Copesa, éditeur du quotidien La Tercera et en pointe de la presse magazine. Destinataires uniques, à hauteur de 5 millions de dollars annuels, du système de subvention instauré sous la dictature, les deux conglomérats en ont gardé le bénéfice exclusif après 1990, le reste de la presse devant faire face sans soupape aux aléas du marché.
Aujourd'hui correspondant pour plusieurs médias étrangers, Mauricio Weibel revendique sa participation à cinq tentatives de projets de presse au cours des dernières années. “Sans l’outil Internet, il serait tout simplement impossible de lancer la moindre presse alternative, explique-t-il. La distribution des journaux est déjà difficile en raison de la géographie très particulière de ce pays. Pour imprimer un journal, vous êtes obligés de vous adresser aux oligopoles. De même pour le diffuser puisque les points de vente leur appartiennent. Quant à la radio, elle relève presque entièrement d’un secteur privé qui se confond ici totalement au secteur financier.” Lequel décide au final, et sans contrôle public, de l’attribution de la manne publicitaire. Antennes en souffrance
“Si ce modèle est aujourd’hui contesté, nous confie un journaliste, c’est aussi parce que le gouvernement de Sebastián Piñera, issu pour partie de la droite pinochettiste et très lié aux groupes économiques dominants, n’a pas d’autre vocation que de le maintenir.” L’attente risque donc d’être longue pour les médias communautaires, nombreux mais toujours sans capacité financière ni juridique. Les espoirs semblaient cette fois plus sérieux du temps de la Concertation avec l’adoption, dès 1994, d’une loi sur les radios de couverture minime. Au tournant de la succession entre les présidents Patricio Aylwin et Eduardo Frei, cette première législation légalise les petites stations de type communautaire dans une limite de puissance d’émission fixée à un watt. Le texte passe malgré de fortes pressions de l’opposition conservatrice en faveur de la pénalisation des transmissions illégales.
Sous la présidence de Michelle Bachelet (2006-2010) est adoptée une nouvelle loi de services communautaires et citoyens amplifiant à 25 watts la capacité de diffusion des médias concernés, à 40 watts pour les stations implantées dans des communautés éloignées, dont les radios indigènes au nom des standards juridiques interaméricains sur la promotion des cultures minoritaires. La nouvelle législation instaure également deux clauses. D’une part, la qualité d’“organisation de la société civile” à l’origine du média pour bénéficier de l’application de la loi. D’autre part, le droit de transmettre de la publicité mais seulement d’une entreprise géographiquement présente sur le secteur de diffusion. Là encore, le constat dressé par Maria Pia Matta, co-directrice de Radio Tierra et présidente internationale de l’Association mondiale des radios communautaires (AMARC) n’est pas tendre pour la Concertation.
“Au final, la notion de périmètre, toujours limité, l’a emporté comme critère sur une claire définition de ce qu’est une radio ou un média communautaire”, regrette-t-elle. “La loi parle sans plus de précisions d’‘organisations de la société civile’. Il peut tout autant s’agir d’une église évangélique ou d’une entreprise.” De fait, l’estimation du nombre de radios communautaires au Chili varie nettement selon les critères de la dernière loi – dont la promulgation est, depuis, restée en suspens - et ceux d’AMARC qui excluent notamment tout prosélytisme politique et religieux : 350 pour la première, 30 pour la seconde. Amère, la présidente d’AMARC fustige surtout “l’erreur majeure commise par Michelle Bachelet en 2008, avec la loi dite ‘expresse’, celle-là promulguée et privilégiant les concessions de fréquence perpétuelles pour les radios commerciales”. Davantage précarisée depuis le tremblement de terre du 27 février 2010, malgré leur utilité attestée dans des situations locales d’urgence, les radios communautaires auront également été les grandes perdantes d’un décret-loi signé par l’actuel président en octobre 2010. Ce dispositif a permis de déconcentrer certaines fréquences mais sans en prévoir une partie de l’octroi à des médias trop faibles pour tenir la concurrence du marché.
Tabou Mapuche
“Assiste-t-on à un bouleversement politique ? Il est sans doute trop tôt pour le dire”, estime l’espagnol Manuel Fuentes, directeur du bureau de l’agence EFE à Santiago. “Mais il est clair que les conflits actuels sur les questions d’éducation et d’environnement portent à présent contre un modèle économique déséquilibré et brutal. On peut parler d’une prise de conscience et même d’une citoyenneté émergente, longtemps bridée en raison du trauma laissé par la dictature.” Logiquement, c’est là où ce lourd héritage était le plus marqué que le sursaut a pris racine. En région d’Araucanie.
Le conflit écologique et politique est ancien entre les communautés indigènes Mapuches originaires du lieu et les groupes agroindustriels émanant en particulier des puissantes familles Matte et Angelini. D’après nos interlocuteurs, les possessions de ces dernières, dont la fortune doit beaucoup à l’exploitation forestière et à l’industrie piscicole, atteignent aujourd’hui les trois millions d’hectares soit cinq fois la superficie des terres encore à disposition des Mapuches. Là aussi, les intérêts directs du pouvoir économique au sein des médias expliquent l’absence quasi totale de couverture du conflit araucan au sein de la presse majoritaire. Plus grave, le sujet fait encore l’objet d’un véritable tabou, que l’affaire HydroAysén, d’envergure nationale, commence à peine à lever.
Le sort judiciaire finalement réservé, le 22 juin dernier, à la jeune photographe du site Mapuexpress Marcela Rodríguez, arrêtée lors d’une manifestation un mois plus tôt, aurait-il été aussi favorable si la mobilisation contre le projet hydroélectrique n’avait largement dépassé les frontières de l’Araucanie ? La question se pose, d’autant qu’au cours de la même période, la documentariste Elena Varela, auteur du film Newen Mapuche, s’est vu refuser l’accès à la distribution de son œuvre par la CORFO, l’organisme public d’aide à la production. Motif : le film véhiculerait “une image négative de l’Araucanie”. Le découragement affleure désormais chez la cinéaste, arrêtée en cours de tournage en 2008 et relaxée deux ans plus tard, mais qui a bien failli subir un autre héritage de la dictature : une condamnation pour “lien avec une entreprise terroriste” au titre de la loi de 1984, aujourd’hui appliquée aux seuls activistes Mapuches.
“Néanmoins, la protestation suscitée par HydroaAysén a amené également la question Mapuche dans le débat public”, estime Elena Varela. “Ce n’est qu’au dernier moment que la population a appris l’existence du projet hydroélectrique. Une fois les contrats signés. Le public a alors découvert que cette information lui avait été longtemps cachée, qu’il n’y avait pas de véritable accès à l’information.”
Sentiers alternatifs
L’analyse est partagée par Flavia Liberona, militante de la cause environnementale qui dirige depuis quatre ans la fondation Terram. “La plupart des citoyens qui ont défilé contre HydroAysén à Santiago ne connaissaient ni le fond du projet ni même ces régions éloignées du sud du pays où devaient être implantés les barrages. C’est bien le signe qu’une nouvelle génération de médias ou de circuits d’informations émerge.” Créée en 1997 sous le statut d’ONG, Terram édite en ligne un bulletin quotidien de monitoring des questions environnementales, de la pêche à la biodiversité en passant l’exploitation minière. D’après sa directrice, la publication compte aujourd’hui 4 000 abonnés et commence à s’imposer comme référence, y compris auprès des autorités. “Devant l’ampleur de la contestation contre HydroAysén, un sénateur de la région d’Aysén, Antonio Horvath, pourtant venu des rangs de la droite conservatrice, a adopté une position écologiste. Ce parti-pris n’est pas pour rien dans la suspension du projet par la cour d’appel de Puerto Montt, le 20 juin dernier. C’est dire si le débat a rebondi.”
“La marginalité a fini par nous fédérer, se félicite Pia Figueroa, directrice de l’agence en ligne Pressenza, fondée en 2009 et spécialisée dans la couverture des conflits et la promotion de la non-violence. “Même si l’appui de nos réseaux extérieurs est déterminant dans ce processus de construction d’une communication alternative.” Mauricio Weibel ne renierait pas le propos, lui qui œuvre en ce moment à la création d’une Union sud-américaine des représentants de la presse étrangère, dont le congrès inaugural est prévu au mois d’octobre prochain à Santiago. “Pour nous correspondants de médias étrangers, l’information est parfois plus facile à obtenir, même auprès des autorités, que pour la presse nationale. Aujourd’hui, l’enjeu est de savoir comment une information sur la réalité chilienne portée d’abord à l’extérieur revient auprès du public qu’elle concerne. J’ai, par exemple, été parmi les premiers à révéler les projets gouvernementaux de contrôle des réseaux sociaux il y a près de deux ans. Il a fallu la mobilisation actuelle pour qu’enfin la presse dominante se décide à aborder le sujet, toujours d’actualité.”
Prudent, Francisco Martorell, d’El Periodista, entrevoit les étapes encore nombreuses à franchir avant une démocratisation réelle de l’espace informatif au Chili. “Les partis politiques, de toutes tendances, ne manifestent pas d’engagement ferme en faveur de la liberté d’expression et du pluralisme. Par ailleurs, la dépénalisation des délits de presse comme la diffamation n’est toujours pas acquise. Le risque d’emprisonnement pour un journaliste n’a pas disparu.” Francisco Martorell est lui-même concerné, depuis ses révélations sur une affaire de pédophilie mettant en cause une personnalité haut placée.
Directeur d’EFE à Santiago, Manuel Fuentes attend des gages contre l’impunité depuis la violente agression du photographe Victor Salas par un carabinier, lors d’une manifestation de professeurs à Valparaíso en mai 2008. Un sergent a pourtant été identifié comme l’auteur du coup de matraque qui a valu à la victime la perte d’un œil. Depuis ? “Le procureur a tenté de classer l’affaire il y a un an. Heureusement, il a dû reculer face aux preuves apportées dans l’enquête par la police d’investigation (PDI). Ceci ne règle, hélas !, pas le problème de la justice militaire, toujours saisie du dossier puisque l’agresseur est un carabinier.” L’héritage de 1973 a la vie dure. Les enjeux sont pourtant posés pour qu’en matière d’information et de pluralisme, le Chili dépasse le cadre défini par l’ancien président Patricio Aylwin lors de son investiture en 1990 : “Une démocratie dans la mesure du possible”.
Benoît Hervieu, Bureau Amériques de Reporters sans frontières
Avec la collaboration d’AMARC-International et Radio Tierra
En visite au Chili en juin dernier, à l’occasion des vingt ans de la station communautaire Radio Tierra, Reporters sans frontières a pu constater la centralité du thème de l’information dans cette ébullition citoyenne. Acteurs de la presse en ligne, communautaire ou alternative, représentants associatifs ou encore journalistes étrangers, tous perçoivent dans les protestations du moment la remise en question d’un modèle politique, économique et médiatique hérité des années Pinochet. Vingt de pouvoir de la Concertation démocratique ont maintenu une concentration extrême des médias, lourde de conflits d’intérêts et d’obstacles au pluralisme. La bulle médiatique serait-elle en passe d’éclater ? Concertation et concentration
Cause, Análisis, Apsi, Fortín Mapocho, La Época. Ces noms ne disent souvent pas grand chose à la génération étudiante aujourd’hui dans la rue. Ces revues ont pourtant joué un rôle majeur dans l’avènement d’une nouvelle époque, celle du référendum de 1988 qui mit fin à la dictature et ouvrit la voie, deux ans plus tard, à un gouvernement de coalition entre centre-gauche et démocratie chrétienne. Bâtie en 1987 sur l’enjeu du “Non” à Pinochet et portée par une presse encore dissidente, la Concertation démocratique allait enfin rompre avec dix-sept ans de censure directe. Un effort crucial, mais insuffisant pour beaucoup. Vice-président du collège des journalistes de 2006 à 2008, Francisco Martorell dirige aujourd’hui le mensuel El Periodista, tiré à 12 000 exemplaires et connu pour sa version en ligne. Ancien de Cause, le journaliste juge sévèrement le bilan de vingt ans de Concertation. “Cause, Fortín et les autres revues du même courant ont un temps survécu grâce à une aide extérieure qui s’était organisée sous la dictature. Après 1990, la presse a cessé de constituer une priorité pour un gouvernement qui tenait pour acquis le retour à la démocratie et n’a jamais touché au système de subventions mis en place sous Pinochet. Ce même système, qui avait entrainé la disparition de la presse d’opposition, l’a tuée une deuxième fois après le retour de la démocratie alors qu’elle venait à peine de ressusciter. Un comble ! Il y a aujourd’hui moins de presse écrite dans ce pays qu’à la fin de la dictature !”
Une extrême concentration caractérise dès lors un panorama où le groupe de presse espagnol Prisa (propriétaire, entre autres, du quotidien El País) détient à lui seul près de 60 % des antennes radiophoniques. Mais le mot “concentration” désigne surtout les deux oligopoles nationaux : les groupes El Mercurio, dont la vitrine est le quotidien du même nom, et Copesa, éditeur du quotidien La Tercera et en pointe de la presse magazine. Destinataires uniques, à hauteur de 5 millions de dollars annuels, du système de subvention instauré sous la dictature, les deux conglomérats en ont gardé le bénéfice exclusif après 1990, le reste de la presse devant faire face sans soupape aux aléas du marché.
Aujourd'hui correspondant pour plusieurs médias étrangers, Mauricio Weibel revendique sa participation à cinq tentatives de projets de presse au cours des dernières années. “Sans l’outil Internet, il serait tout simplement impossible de lancer la moindre presse alternative, explique-t-il. La distribution des journaux est déjà difficile en raison de la géographie très particulière de ce pays. Pour imprimer un journal, vous êtes obligés de vous adresser aux oligopoles. De même pour le diffuser puisque les points de vente leur appartiennent. Quant à la radio, elle relève presque entièrement d’un secteur privé qui se confond ici totalement au secteur financier.” Lequel décide au final, et sans contrôle public, de l’attribution de la manne publicitaire. Antennes en souffrance
“Si ce modèle est aujourd’hui contesté, nous confie un journaliste, c’est aussi parce que le gouvernement de Sebastián Piñera, issu pour partie de la droite pinochettiste et très lié aux groupes économiques dominants, n’a pas d’autre vocation que de le maintenir.” L’attente risque donc d’être longue pour les médias communautaires, nombreux mais toujours sans capacité financière ni juridique. Les espoirs semblaient cette fois plus sérieux du temps de la Concertation avec l’adoption, dès 1994, d’une loi sur les radios de couverture minime. Au tournant de la succession entre les présidents Patricio Aylwin et Eduardo Frei, cette première législation légalise les petites stations de type communautaire dans une limite de puissance d’émission fixée à un watt. Le texte passe malgré de fortes pressions de l’opposition conservatrice en faveur de la pénalisation des transmissions illégales.
Sous la présidence de Michelle Bachelet (2006-2010) est adoptée une nouvelle loi de services communautaires et citoyens amplifiant à 25 watts la capacité de diffusion des médias concernés, à 40 watts pour les stations implantées dans des communautés éloignées, dont les radios indigènes au nom des standards juridiques interaméricains sur la promotion des cultures minoritaires. La nouvelle législation instaure également deux clauses. D’une part, la qualité d’“organisation de la société civile” à l’origine du média pour bénéficier de l’application de la loi. D’autre part, le droit de transmettre de la publicité mais seulement d’une entreprise géographiquement présente sur le secteur de diffusion. Là encore, le constat dressé par Maria Pia Matta, co-directrice de Radio Tierra et présidente internationale de l’Association mondiale des radios communautaires (AMARC) n’est pas tendre pour la Concertation.
“Au final, la notion de périmètre, toujours limité, l’a emporté comme critère sur une claire définition de ce qu’est une radio ou un média communautaire”, regrette-t-elle. “La loi parle sans plus de précisions d’‘organisations de la société civile’. Il peut tout autant s’agir d’une église évangélique ou d’une entreprise.” De fait, l’estimation du nombre de radios communautaires au Chili varie nettement selon les critères de la dernière loi – dont la promulgation est, depuis, restée en suspens - et ceux d’AMARC qui excluent notamment tout prosélytisme politique et religieux : 350 pour la première, 30 pour la seconde. Amère, la présidente d’AMARC fustige surtout “l’erreur majeure commise par Michelle Bachelet en 2008, avec la loi dite ‘expresse’, celle-là promulguée et privilégiant les concessions de fréquence perpétuelles pour les radios commerciales”. Davantage précarisée depuis le tremblement de terre du 27 février 2010, malgré leur utilité attestée dans des situations locales d’urgence, les radios communautaires auront également été les grandes perdantes d’un décret-loi signé par l’actuel président en octobre 2010. Ce dispositif a permis de déconcentrer certaines fréquences mais sans en prévoir une partie de l’octroi à des médias trop faibles pour tenir la concurrence du marché.
Tabou Mapuche
“Assiste-t-on à un bouleversement politique ? Il est sans doute trop tôt pour le dire”, estime l’espagnol Manuel Fuentes, directeur du bureau de l’agence EFE à Santiago. “Mais il est clair que les conflits actuels sur les questions d’éducation et d’environnement portent à présent contre un modèle économique déséquilibré et brutal. On peut parler d’une prise de conscience et même d’une citoyenneté émergente, longtemps bridée en raison du trauma laissé par la dictature.” Logiquement, c’est là où ce lourd héritage était le plus marqué que le sursaut a pris racine. En région d’Araucanie.
Le conflit écologique et politique est ancien entre les communautés indigènes Mapuches originaires du lieu et les groupes agroindustriels émanant en particulier des puissantes familles Matte et Angelini. D’après nos interlocuteurs, les possessions de ces dernières, dont la fortune doit beaucoup à l’exploitation forestière et à l’industrie piscicole, atteignent aujourd’hui les trois millions d’hectares soit cinq fois la superficie des terres encore à disposition des Mapuches. Là aussi, les intérêts directs du pouvoir économique au sein des médias expliquent l’absence quasi totale de couverture du conflit araucan au sein de la presse majoritaire. Plus grave, le sujet fait encore l’objet d’un véritable tabou, que l’affaire HydroAysén, d’envergure nationale, commence à peine à lever.
Le sort judiciaire finalement réservé, le 22 juin dernier, à la jeune photographe du site Mapuexpress Marcela Rodríguez, arrêtée lors d’une manifestation un mois plus tôt, aurait-il été aussi favorable si la mobilisation contre le projet hydroélectrique n’avait largement dépassé les frontières de l’Araucanie ? La question se pose, d’autant qu’au cours de la même période, la documentariste Elena Varela, auteur du film Newen Mapuche, s’est vu refuser l’accès à la distribution de son œuvre par la CORFO, l’organisme public d’aide à la production. Motif : le film véhiculerait “une image négative de l’Araucanie”. Le découragement affleure désormais chez la cinéaste, arrêtée en cours de tournage en 2008 et relaxée deux ans plus tard, mais qui a bien failli subir un autre héritage de la dictature : une condamnation pour “lien avec une entreprise terroriste” au titre de la loi de 1984, aujourd’hui appliquée aux seuls activistes Mapuches.
“Néanmoins, la protestation suscitée par HydroaAysén a amené également la question Mapuche dans le débat public”, estime Elena Varela. “Ce n’est qu’au dernier moment que la population a appris l’existence du projet hydroélectrique. Une fois les contrats signés. Le public a alors découvert que cette information lui avait été longtemps cachée, qu’il n’y avait pas de véritable accès à l’information.”
Sentiers alternatifs
L’analyse est partagée par Flavia Liberona, militante de la cause environnementale qui dirige depuis quatre ans la fondation Terram. “La plupart des citoyens qui ont défilé contre HydroAysén à Santiago ne connaissaient ni le fond du projet ni même ces régions éloignées du sud du pays où devaient être implantés les barrages. C’est bien le signe qu’une nouvelle génération de médias ou de circuits d’informations émerge.” Créée en 1997 sous le statut d’ONG, Terram édite en ligne un bulletin quotidien de monitoring des questions environnementales, de la pêche à la biodiversité en passant l’exploitation minière. D’après sa directrice, la publication compte aujourd’hui 4 000 abonnés et commence à s’imposer comme référence, y compris auprès des autorités. “Devant l’ampleur de la contestation contre HydroAysén, un sénateur de la région d’Aysén, Antonio Horvath, pourtant venu des rangs de la droite conservatrice, a adopté une position écologiste. Ce parti-pris n’est pas pour rien dans la suspension du projet par la cour d’appel de Puerto Montt, le 20 juin dernier. C’est dire si le débat a rebondi.”
“La marginalité a fini par nous fédérer, se félicite Pia Figueroa, directrice de l’agence en ligne Pressenza, fondée en 2009 et spécialisée dans la couverture des conflits et la promotion de la non-violence. “Même si l’appui de nos réseaux extérieurs est déterminant dans ce processus de construction d’une communication alternative.” Mauricio Weibel ne renierait pas le propos, lui qui œuvre en ce moment à la création d’une Union sud-américaine des représentants de la presse étrangère, dont le congrès inaugural est prévu au mois d’octobre prochain à Santiago. “Pour nous correspondants de médias étrangers, l’information est parfois plus facile à obtenir, même auprès des autorités, que pour la presse nationale. Aujourd’hui, l’enjeu est de savoir comment une information sur la réalité chilienne portée d’abord à l’extérieur revient auprès du public qu’elle concerne. J’ai, par exemple, été parmi les premiers à révéler les projets gouvernementaux de contrôle des réseaux sociaux il y a près de deux ans. Il a fallu la mobilisation actuelle pour qu’enfin la presse dominante se décide à aborder le sujet, toujours d’actualité.”
Prudent, Francisco Martorell, d’El Periodista, entrevoit les étapes encore nombreuses à franchir avant une démocratisation réelle de l’espace informatif au Chili. “Les partis politiques, de toutes tendances, ne manifestent pas d’engagement ferme en faveur de la liberté d’expression et du pluralisme. Par ailleurs, la dépénalisation des délits de presse comme la diffamation n’est toujours pas acquise. Le risque d’emprisonnement pour un journaliste n’a pas disparu.” Francisco Martorell est lui-même concerné, depuis ses révélations sur une affaire de pédophilie mettant en cause une personnalité haut placée.
Directeur d’EFE à Santiago, Manuel Fuentes attend des gages contre l’impunité depuis la violente agression du photographe Victor Salas par un carabinier, lors d’une manifestation de professeurs à Valparaíso en mai 2008. Un sergent a pourtant été identifié comme l’auteur du coup de matraque qui a valu à la victime la perte d’un œil. Depuis ? “Le procureur a tenté de classer l’affaire il y a un an. Heureusement, il a dû reculer face aux preuves apportées dans l’enquête par la police d’investigation (PDI). Ceci ne règle, hélas !, pas le problème de la justice militaire, toujours saisie du dossier puisque l’agresseur est un carabinier.” L’héritage de 1973 a la vie dure. Les enjeux sont pourtant posés pour qu’en matière d’information et de pluralisme, le Chili dépasse le cadre défini par l’ancien président Patricio Aylwin lors de son investiture en 1990 : “Une démocratie dans la mesure du possible”.
Benoît Hervieu, Bureau Amériques de Reporters sans frontières
Avec la collaboration d’AMARC-International et Radio Tierra
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20.01.2016