Soudan : les médias en exil, fragiles canaux d’information sur une guerre oubliée

Au moins dix médias soudanais ont été fondés ou ont poursuivi leur activité en exil depuis le début du conflit, le 15 avril 2023. Plus de 400 journalistes ont fui vers les pays voisins du Soudan, une majorité d’entre eux en Égypte. Alors que la crise humanitaire causée par deux années de guerre reste largement absente des médias internationaux, les rédactions en exil assurent une veille indispensable, notamment des exactions commises contre les civils. Reporters sans frontières (RSF) dénonce les pressions qui visent les professionnels des médias dans les pays qui les accueillent.
“RSF salue le courage et le travail remarquable des journalistes soudanais en exil. Mais il ne faut pas oublier à quel prix ils poursuivent leur mission d'information : après avoir survécu aux violences et aux destructions, la plupart vivent aujourd’hui dans une grande précarité, confrontés à une instabilité administrative et parfois à des pressions dans leurs pays d’accueil. RSF, qui a déjà soutenu plus de 50 journalistes soudanais en exil grâce à des bourses, appelle les États d’accueil à leur permettre de régulariser leur situation et à leur offrir les conditions de stabilité indispensables à la poursuite de leur travail – au lieu de les renvoyer vers le Soudan. RSF invite également le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à renforcer les mesures de protection pour empêcher ces expulsions et à donner la priorité aux journalistes dans les programmes de réinstallation. Enfin, RSF exhorte les bailleurs de fonds à soutenir davantage les médias en exil, piliers essentiels de l’information libre et indépendante.
Avant la guerre, lorsque Hawa Daoud était correspondante du site d’information Darfur 24 à El-Fasher, la capitale du Darfour-Nord, son salaire lui permettait de financer les études supérieures de sa sœur. Mais depuis sa réinstallation en juin 2024 à Kampala, en Ouganda, la journaliste de 28 ans est sans ressources. Après que ses voisins ont été tués et que son domicile a été privé d’eau, Hawa Daoud a fui les combats avec sa famille. Son périple de plus de 2 000 km avait débuté par le vol de ses outils de travail, son smartphone et son ordinateur portable, par les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), témoigne-t-elle auprès de RSF.
Au Soudan, ce témoignage glaçant est avant tout commun. La guerre entre l’armée régulière et les FSR, déclenchée le 15 avril 2023, a tué des dizaines de milliers de civils et en a contraint plus de 12 millions au déplacement à l’intérieur du pays ou à l’exil dans les pays voisins. Loin d’épargner les journalistes, les belligérants ont, au cours des deux dernières années, tué au moins sept professionnels des médias et incarcéré au moins 17 autres en raison de leur travail, selon RSF.
Conséquence de cette violence extrême, au moins 431 journalistes ont fui vers les pays voisins du Soudan : 300 en Égypte, 71 en Ouganda, 23 au Kenya, 22 en Libye et 15 au Tchad, selon RSF. Cette toute récente diaspora de journalistes a réformé ou créé une dizaine de rédactions, principalement des sites d’information.
Un vaste réseau de médias soudanais en exil
Dans la capitale égyptienne, où se trouve la communauté soudanaise la plus nombreuse, sont implantées les équipes des chaînes de télévision Sudania 24 TV et Sudan Bukra, des journaux en ligne Al-Sudani, Saqia Press, Al-Ghad Al-Sudani et Ufuq Jdeed. La plupart de ces rédactions travaillent sans avoir de bureaux. Les médias en ligne Salam Media Network, Darfur 24 et Al-Taghyeer publient depuis Kampala, la capitale de l’Ouganda. Les sites d’investigation Aïn et d’information Atar couvrent quant à eux l’actualité soudanaise depuis Nairobi, la capitale kényane. Le bureau de Beam Reports est à Kigali, au Rwanda.
Ces médias soudanais rejoignent un réseau plus vaste et plus ancien de sites d’information en exil qui continuent à couvrir le Soudan. Mashaweer Platform, fondé en avril 2022, opère depuis Paris, tout comme le journal en ligne Sudan Tribune, créé en 2003. Le média en ligne Radio Dabanga, spécialisé sur le Darfour, a commencé à émettre et publier depuis les Pays-Bas en 2008.
Des rédactions éclatées sur plusieurs capitales
L’équipe du journal indépendant Al-Jarida a emprunté les multiples routes de l’exil. La rédaction se trouve aujourd’hui éclatée entre quatre pays : l’Ouganda, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie saoudite. Dans ce nouveau cadre de travail, les groupes WhatsApp ont remplacé la salle de réunion pour tenir les conférences de rédaction qui rythment le quotidien des journalistes.
Cette nouvelle réalité d’une équipe divisée en plusieurs lieux d’exil est aussi celle de Chawki Abd al Adhim. Le fondateur et rédacteur en chef du média en ligne d’investigation Istiqsaai a fui en Égypte, quand une partie de ses équipes a trouvé refuge au Tchad et une autre au Soudan du Sud. “Mes correspondants au Soudan ont eux aussi perdu leur emploi, leur maison, et s’inquiètent pour leur sécurité,” déplore-t-il auprès de RSF. Lui-même a vu ses appareils électroniques volés et travaille en parallèle avec le média saoudien Al Majalla, empêché d’être employé comme journaliste en Égypte car disposant d’un visa touristique.
En Égypte, l’armée soudanaises poursuit sa répression aidée des services de sécurité locaux
Alors que l’Égypte accueille le plus grand nombre de journalistes soudanais et de médias en exil, c’est aussi le pays où exercer cette profession est le plus dangereux. Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et ses services de sécurité et de renseignements sont des alliés de premier plan des militaires soudanais, dirigés par le général Abdel Fattah al-Burhan.
En mai 2023, la chaîne Sudania 24 a été contrainte d’interrompre ses programmes émis depuis le Caire. En cause, l’intervention d’une personnalité politique issue de la coalition civile et opposée à la guerre. Si l’antenne a repris par la suite du service, le programme de débat politique “Derayat al-Hadath” a lui été suspendu définitivement en décembre 2024. “Des actes d’intimidation, allant de l’expulsion du pays à des menaces de mort et des campagnes de diffamation ont visé l’équipe de Sudania 24, notamment le présentateur du programme qui a reçu des pressions pour publier un communiqué de soutien à l'armée soudanaise”, raconte, sous le couvert de l’anonymat, un journaliste de la chaîne à RSF.
En septembre 2023, les bureaux de la chaîne indépendante Sudan Bukra ont été perquisitionnés par les services de sécurité égyptiens, retenant l’équipe et un invité, finalement relâchés sans inculpation. Deux mois plus tard, l'équipe a été informée de son expulsion vers le Soudan.