Slovaquie : l’absence de justice pour l’assassinat de Jan Kuciak aggravée par la multiplication des atteintes à la liberté de la presse
À l’occasion du sixième anniversaire de l’assassinat du journaliste d’investigation slovaque Ján Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová, Reporters sans frontières (RSF) et ses partenaires réitèrent leur appel pour leur rendre pleinement justice. En Slovaquie, notre inquiétude ne fait qu’accroître face aux menaces croissantes qui pèsent sur l’État de droit et la liberté de la presse. Les organisations signataires, dont RSF fait partie, appellent les autorités slovaques à respecter leurs obligations afin de protéger les journalistes et la liberté des médias. Nous encourageons les institutions de l’Union européenne (UE) à renforcer leur position pour prévenir de la détérioration de la démocratie et de la liberté de la presse dans le pays.
Le 21 février 2018, le journaliste d’investigation Ján Kuciak et sa fiancée Martina Kušnírová étaient tués par balle à leur domicile. Connu pour ses enquêtes sur la corruption, le journaliste du site Aktuality.sk avait révélé des cas présumés de corruption et de fraude fiscale impliquant des hommes d’affaires slovaques influents. Ceux-ci étaient soupçonnés d’entretenir des liens avec le parti au pouvoir, SMER-SSD, et le crime organisé.
Après avoir provoqué une onde de choc dans le pays, ce double assassinat a également poussé le Premier ministre Robert Fico et son cabinet à la démission. Six ans plus tard, les familles des victimes peinent toujours à leur obtenir justice, tandis que Robert Fico est de nouveau à la tête du gouvernement. Bien que les meurtriers et leurs complices ont écopé de longues peines de prison, l’homme d’affaires proche du parti au pouvoir, Marian Kočner, accusé d’avoir commandité ces assassinats et proféré des menaces à l’encontre du journaliste, a été jugé non coupable à deux reprises. Après avoir prononcé un second acquittement en mai 2023, la Cour suprême doit encore statuer sur un deuxième recours intenté par le procureur.
L’impunité pour les crimes commis contre les journalistes inquiète
À peine revenu au pouvoir, Robert Fico a déjà proposé d’importants changements législatifs menaçant la liberté de la presse, l’État de droit et le bon traitement judiciaire de l’assassinat du journaliste et de sa fiancée. Le 8 février dernier, le Parlement slovaque, où la coalition au pouvoir dispose de la majorité, a adopté une réforme très contestée du code pénal dans le cadre d’une procédure accélérée. Les amendements visent la dissolution du bureau du procureur spécial en charge des crimes les plus graves et des affaires de corruption, dont l’assassinat de Ján Kuciak et Martina Kušnírová. Le procureur chargé de l’affaire, régulièrement menacé par Robert Fico, a ouvertement exprimé son inquiétude quant à l’éventuelle continuité des poursuites envers les responsables de ce double assassinat.
RSF rappelle qu'en vertu des normes internationales en matière de droits de l’homme, les États sont dans l’obligation de prendre leur responsabilité face à toute violence, menace ou agression commise envers des journalistes, en menant des enquêtes impartiales, rapides, complètes, indépendantes et efficaces. La résolution 33/2 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies appelle de manière claire et univoque à la création d’unités d’enquête spécialisées pour traiter les crimes commis contre des journalistes.
En Slovaquie, le gouvernement avait initialement proposé un affaiblissement significatif de la législation concernant les lanceurs d’alerte avant de retirer le projet de loi en question.
En revanche, la grande réforme du code pénal a été adoptée en dépit de vastes manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes et de l’inquiétude exprimée par les Institutions européennes. En décembre dernier, la Commission européenne avait en effet appelé le gouvernement slovaque à ne pas amender le code pénal et la nouvelle législation sur les lanceurs d’alerte en procédure accélérée. Alertant sur une possible mise en péril des enquêtes en cours dans le pays contre la corruption de haut niveau, la Commission a averti la Slovaquie qu’elle risquait de provoquer des “dégâts irréparables” à l’État de droit en adoptant cette nouvelle réforme. Le Parquet européen, chargé des affaires de fraude et de corruption impliquant les fonds de l’UE, a également indiqué que ces modifications législatives “impacteraient sérieusement” sa nécessité d’enquêter efficacement contre d’éventuelles infractions commises par la Slovaquie. Cet amendement est actuellement examiné par la Cour constitutionnelle slovaque, à la demande de la Présidente de la République, Zuzana Čaputová.
La presse indépendant également menacée
Lors de notre mission d’enquête en Slovaquie en 2023, nous avions souligné, conformément aux normes européennes, l’importance d’y renforcer la sécurité des journalistes, leur accès à l’information et l’indépendance des médias publics. Bien que les la police coopère depuis un an avec Safe.Journalism.sk, une initiative non gouvernementale visant à protéger les journalistes en Slovaquie, l’accès à l’information et l’indépendance des médias publics ne connaissent malheureusement aucun progrès, voire régressent. Alimentés par des attaques répétitives prononcées par Robert Fico et ses alliés politiques, les campagnes de dénigrement à l’égard des médias indépendants n'ont cessé de s’accentuer. Après avoir qualifié “d’hostiles” quatre médias critiques de sa politique, le Premier ministre et les membres de son parti nommés au gouvernement boycottent systématiquement leurs demandes d’interview.
En outre, le manque d’indépendance des médias audiovisuel publics est une source d’inquiétude croissante. Fin 2023, le Parlement a réduit de 30% le financement annuel public confié à RTVS, le groupe de radio-télévision slovaque. En parallèle, le gouvernement a proposé de diviser les services de radio et de télévision en deux sociétés distinctes. Dans un contexte de pressions récurrentes prononcées contre RTVS, dont un appel à la démission de sa direction par Robert Fico et le vice-président du Conseil national Andrej Danko, ces deux mesures menacent grandement l’indépendance du média public. Andrej Danko a même admis que lorsqu’il était président du Parlement (2016-2020), il avait accordé au précédent directeur général de RTVS, nommé par son propre parti, son feu vert politique pour désigner un journaliste afin qu’il anime les discussions politiques à la télévision publique.
Allant à l’encontre de nos appels de 2022 en faveur de l’indépendance des médias publics, RSF dénonce les discours et les mesures prises par la coalition au pouvoir à l’égard de RTVS. Par ailleurs, le gouvernement et le Parlement slovaques n’ont pris aucune mesure pour protéger les journalistes contre les procédures-bâillons (SLAPP) visant à les intimider ni pour appliquer des peines aggravées en cas d’agression à leur encontre, deux autres demandes pourtant formulées lors de notre mission 2023.
En mémoire du journaliste Ján Kuciak, les organisations signataires rappellent que la lutte contre l’impunité pour les crimes commis envers les journalistes est essentielle à la préservation de la liberté de la presse. La justice pour Ján, Martina et leurs proches ne peut être pleinement rendue que lorsque tous les responsables de leur assassinat seront condamnés, y compris le ou les commanditaire(s). Nous demandons également à Robert Fico et à son gouvernement de ne pas engager d’autres actions susceptibles d’affaiblir l’indépendance des médias slovaques. Au contraire, les autorités doivent créer un environnement favorable à l’exercice des activités des journalistes et adopter des mesures efficaces pour renforcer leur sécurité et assurer leur indépendance. Enfin, à la suite de la résolution adoptée par le Parlement européen contre la Slovaquie en janvier dernier, nous appelons les Institutions européennes à se positionner fermement pour empêcher la détérioration de la démocratie et de la liberté de la presse dans le pays.
Les signataires :
ARTICLE 19 Europe
Centre d’investigation de Ján Kuciak (ICJK)
Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF)
Comité pour la protection des journalistes (CPJ)
Fédération européenne des journalistes (FEJ)
Free Press Unlimited (FPU)
International Press Institute (IPI)
OBC Transeuropa (OBCT)
Reporters sans frontières (RSF)