RSF exige une enquête indépendante de l’ONU sur l’assassinat du journaliste pakistanais Arshad Sharif au Kenya
Après deux semaines d’errements, entre les incohérences de la police kényane et les soupçons de partialité des enquêteurs pakistanais, qui viennent d’être désavoués par un de leur juge, Reporters sans frontières (RSF) en appelle aux Nations unies pour que la lumière soit faite sur l’assassinat sauvage d’Arshad Sharif, tué dans une voiture près de Nairobi le 23 octobre.
“Ce sont des informations contradictoires qui ressortent des éléments actuels du volet kényan de l’enquête, et toutes les tentatives d’en chercher de manière indépendante se heurtent à un mur de silence, déplore le responsable du bureau Afrique subsaharienne de RSF, Sadibou Marong. Si les autorités kényanes veulent faire la lumière sur ce crime, elles doivent garantir qu’aucun flou n’entoure l’enquête, qui doit être indépendante et impartiale.”
“Derrière le meurtre d’Arshad Sharif se pose la question des raisons pour lesquelles il se trouvait au Kenya et, surtout, pourquoi il a dû fuir son pays, ajoute le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. Les potentiels conflits d’intérêt sont tels, tant du côté kényan que du côté pakistanais, que nous appelons le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, Morris Tidball-Binz, à diligenter une enquête avec une équipe internationale indépendante pour faire toute la lumière sur cette sombre affaire.”
Les deux balles qui l’ont tué ont été tirées à bout portant. C’est l’un des seuls éléments tangibles qui émerge, après deux semaines d’enquête, sur la mort d’Arshad Sharif, tué en banlieue de Nairobi dans la nuit du 23 au 24 octobre. Cette révélation, issue d’un rapport d’autopsie rendu public ce vendredi 4 novembre, précise qu’une balle a traversé le corps du journaliste en entrant par le dos et en ressortant par la poitrine ; le seconde balle s’est logée dans sa tête.
Incohérences répétées dans le volet kényan
Ces détails sèment un peu plus le doute sur les circonstances de cet assassinat et les premiers éléments de l’enquête avancés par la police kényane. En effet, dans un document initial consulté par RSF, celle-ci a d’abord indiqué que ses agents avaient tiré par erreur sur un véhicule volé, dans lequel se trouvait le journaliste, et dont le chauffeur aurait refusé de s’arrêter devant un check-point. Problème : le véhicule présumé volé et celui dans lequel se trouvait le journaliste n’ont rien en commun, et il paraît peu probable qu’ils puissent avoir été confondus.
Dans une seconde version, l’Autorité indépendante de supervision de la police (IPOA), la “police des polices" kényane, a affirmé que des agents auraient riposté à des tirs provenant d’un individu déjà installée dans le véhicule. Ces tirs de riposte de la police auraient atteint par erreur Arshad Sharif, qui a succombé à ses blessures. Une hypothèse totalement balayée par les découvertes de l’autopsie révélées ce week-end, qui montrent que le journaliste a été clairement visé.
Face aux incohérences répétées des autorités kényanes, plusieurs organisations ont demandé qu'“une enquête rapide et compréhensible [soit] ouverte afin que l’opinion sache ce qu’il s’est réellement passé.”
Promesses discréditées
Eric Oduor, président du Syndicat des journalistes kényans (KUJ) a déclaré à RSF qu’une enquête transparente concerne les journalistes du monde entier. “Mais les autorités ne nous ont pas encore donné l’assurance qu’elles progressent. Nous continuons de demander que l’enquête soit accélérée afin d’identifier et de punir les auteurs du meurtre” a-t-il ajouté.
“Si nous ne pouvons pas assurer la sécurité d’un journaliste de renom comme Arshad Sharif, il serait difficile de le faire pour notre sécurité personnelle,” a pour sa part déclaré, mercredi 2 novembre 2022, Churchill Otieno, président du patronat de la presse, la Kenya Editors Guild (KEG), à l’occasion de la Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre les journalistes.
Autant de demandes qui discréditent les promesses d’une “aide totale” adressée, au lendemain du meurtre d’Arshad Sharif, par le président kényan William Ruto au Premier ministre pakistanais, qui lui avait demandé de s’assurer de l’ouverture d’une enquête juste et transparente.
Zones d'ombre dans le volet pakistanais
Pour autant, le volet pakistanais de l’enquête est, lui aussi, teinté de nombreuses zones d’ombre. A commencer par la composition même de la “Joint Investigation Team” (JIT), l’équipe diligentée par Islamabad dès le 25 octobre pour mener les investigations. Celle-ci devait initialement être codirigée par un représentant de l’Inter-Services Intelligence (ISI), les redoutables services secrets pakistanais, devenus célèbres pour les nombreuses opérations extrajudiciaires qu’ils mènent dans le monde.
Or, cette même ISI, émanation de l’institution militaire, est régulièrement citée comme étant, précisément, à l'origine de l’exil forcé d’Arshad Sharif, lequel avait quitté son pays le 10 août, comme RSF l’avait révélé. Présentateur sur la chaîne ARY News, il avait fuit une probable arrestation pour, entre autres, “sédition” ou "complicité de mutinerie”. Son crime ? Il avait interviewé un politicien proche de l’ancien Premier ministre Imran Khan, qui accusait l’actuel gouvernement de mener une campagne pour liguer l’armée contre son parti.
Face au tollé, le représentant de l’ISI a finalement été officiellement retiré de la commission d’enquête spéciale. Il n’en demeure pas moins que le reste de la JIT pose également problème, puisqu’elle est dirigée par des représentants de l’Intelligence Bureau (IB) et de l’Agence fédérale d’investigation (FIA), qui dépendent directement du gouvernement.
Commission d’enquête illégitime
RSF a pu consulter une lettre envoyée par Arshad Sharif au président de la Cour suprême de son pays dès le mois de juillet, dans laquelle il fait part de menaces de mort qu’il a reçues. Réputé proche du parti d’Imran Khan, et hostile au gouvernement actuel, Arshad Sharif avait, ces derniers mois, multiplié les critiques envers la toute-puissante institution militaire du pays. Pire, il avait pris parti pour le lieutenant-général Faiz Hameed, ancien directeur général de l’ISI remercié par l’état-major en fin d’année dernière - et donc honni par les généraux au pouvoir.
Le journaliste a-t-il franchi l’une de ces nombreuses “lignes rouges” dictées par les militaires en mettant au grand jour les intrigues à l'œuvre au sein de l’état-major des armées ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la JIT, qui vient de rentrer de sa mission au Kenya, refuse pour l’heure de fournir davantage de détails sur ses premières conclusions, notamment à la famille d’Arshaf Sharif.
La question de la légitimité de ce type d'organe est est telle que le juge Shakoor Paracha, appelé à présider une commission juridique sur cette affaire, a préféré, hier dimanche 6 novembre, démissionner de cette fonction. Mettant en cause le manque d’indépendance de la JIT, il a demandé l’intervention du président de la Cour suprême, ajoutant qu’“il est nécessaire qu'un représentant du monde des médias soit aussi pris en considération”. La haute cour d'Islamabad a ordonné, ce lundi 7 novembre, qu’un rapport d’enquête soit présenté avant le 15 du mois.