Brésil : comment la presse résiste aux pressions du “système Bolsonaro”
Reporters sans frontières (RSF) dévoile le second volet d’une série de publications consacrée à la liberté de la presse au Brésil en 2020 et décrypte la stratégie mise en place par le président Bolsonaro et son entourage pour entretenir durablement la méfiance envers le travail des journalistes.
Confronté à une grave crise politique et institutionnelle, lourdement affecté par la pandémie du coronavirus, le Brésil connaît un début d’année 2020 dramatique. La presse brésilienne qui, depuis l’élection de Jair Bolsonaro en octobre 2018, doit s’adapter à un climat toujours plus hostile, a été lors du second trimestre la cible de nouvelles attaques de la part du président mais surtout de sa famille, de ses plus proches ministres et de fidèles supporters mobilisés sur les réseaux sociaux.
RSF revient sur les épisodes marquants de ce second trimestre 2020 et sur les réactions de la presse, mais également sur la manière dont la société brésilienne dans son ensemble fait face à la dérive autoritaire du gouvernement et à cette rhétorique de haine anti-média alimentée depuis le plus haut niveau de l’Etat.
Un système familial et tentaculaire
Les attaques permanentes du système Bolsonaro se sont poursuivies lors du second trimestre de l’année 2020, pendant lequel RSF a enregistré au moins 21 cas de la part du président Bolsonaro contre les journalistes et la presse en général, soit une légère diminution par rapport au 1er trimestre (32 cas). Cette diminution est à mettre en perspective avec l’intense activité des fils du président, sur les réseaux sociaux notamment : Carlos Bolsonaro, conseiller municipal de la ville de Rio de Janeiro (44 attaques), Flavio Bolsonaro, sénateur (47 attaques) et Eduardo Bolsonaro, député fédéral (63 attaques) ont ainsi travaillé durant ce second trimestre comme le véritable bras armé du système et amplifié les assauts contre les journalistes trop dérangeants pour la famille et le gouvernement. Plusieurs ministres parmi les plus proches de la ligne du président, comme Abraham Weintraub - désormais ex-ministre de l’Education (18 attaques) - ou encore Damares Alves, ministre des Droits humains, de la Femme et de la Famille (4 attaques) ont largement participé à l’entreprise de destruction de la crédibilité des principaux médias du pays, renforçant un imaginaire dans lequel la presse est un ennemi commun.
Le 8 juillet 2020, l’entreprise Facebook annonçait la suppression de 35 comptes, 14 pages, un groupe et 38 comptes Instagram identifiés comme formant un réseau d'action « inauthentique “ au Brésil suspecté de se livrer à des actions coordonnées de désinformation, et qui publiaient encore récemment des messages sur la pandémie de Covid-19. Bien que les auteurs aient dissimulé leurs identités et toute coordination, le bureau en charge de la politique de sécurité de Facebook a confirmé que des liens pouvaient être faits entre ces comptes et des membres du Parti social-libéral du président Bolsonaro, ainsi qu’avec ses fils Eduardo et Flavio.
Cette hostilité propagée depuis le cœur du système Bolsonaro est évidemment lourde de conséquences : les fidèles du gouvernement se sentent encouragés et prennent le relais pour intensifier encore un peu plus les menaces envers la presse. Le palais de l’Alvorada, siège de l'exécutif fédéral à Brasilia devenu le théâtre d’humiliations publiques de journalistes, en est la parfaite illustration.
Ainsi le mardi 26 mai 2020, à la suite d’un énième épisode de violences et d‘agressions verbales de la part des partisans de Jair Bolsonaro, le groupe Globo (qui inclut TV Globo, les journaux O Globo, Valor Econômico et le site d'information G1), le groupe Bandeirantes, le quotidien Folha de São Paulo - principal journal du pays - et le site d’information Metropoles décidaient de suspendre temporairement leur participation aux points presse. Ils rejoignaient les journaux O Estado de S. Paulo et Correio Braziliense qui avaient pris la même décision un peu plus tôt, justifiant cette suspension temporaire par le fait que les conditions de sécurité de leurs reporters n’étaient pas garanties. Ces violences ont justifié une action en justice de RSF et de ses alliés au Brésil pour demander un renforcement des mesures de sécurité pour les reporters couvrant ces interventions présidentielles.
Les manifestations pro-gouvernement dans les principales villes du pays sont également devenues très dangereuses à couvrir. Le 3 juin, plusieurs reporters du journal Estadão ont été violemment agressés par les supporters de Jair Bolsonaro à Brasilia. D’autres épisodes ponctuels ont été observés dans le pays, comme des graffitis appelant à “tuer un journaliste par jour” ou encore l’agression de l’équipe de la chaîne TV Integraçao, survenus respectivement le 14 mai et le 20 mai dans l’Etat du Minas Gerais.
Covid-19 : la bataille des chiffres
Le 5 juin, le président Bolsonaro, irrité par les chiffres alarmants sur la progression du virus dans le pays et en particulier sur le nombre de décès, qu’il souhaite voir (re)passer sous la barre des 1 000 par jour, ordonne lui-même que les bulletins quotidiens du ministère de la Santé soient communiqués aux médias à 22 heures plutôt qu’à 19 heures, afin d’éviter que les informations ne soient pas dévoilées lors des journaux télévisés du soir de grande audience. “C’est terminé les infos pour le Jornal Nacional”, déclare-t-il en s’adressant directement à la chaîne Globo, l’une des cibles favorites de la famille Bolsonaro, qu’il qualifie alors de “TV funéraire”.
Le lendemain de ces annonces, le ministre de la Santé intérimaire Eduardo Pazuello (le Brésil n’a pas de ministre de la Santé officiel depuis le 15 mai 2020) évoque une sur-notification du nombre de cas plutôt qu’une sous-notification et engage plusieurs changements importants dans les méthodes de comptabilité et de divulgation des données officielles sur la pandémie.
En réaction à ces décisions, une alliance inédite regroupant les principaux médias du pays est créée dès le 8 juin : UOL, O Estado de S. Paulo, Folha de S. Paulo, O Globo, G1 et Extra décident alors de travailler en étroite collaboration pour obtenir directement les informations auprès des autorités locales des 26 Etats du pays et dans le district fédéral de Brasilia, et de communiquer leurs propres bulletins.
Transparence et accès à l’information
Outre ce combat sur les chiffres quotidiens, les informations générales sur la gestion des autorités, qu’il s’agisse de la situation sanitaire ou de quelque autre sujet, sont de plus en plus difficiles à obtenir et sont au cœur d’une bataille institutionnelle. De nombreuses voix (scientifiques, médecins, chercheurs, ONGs) se sont élevées pour pointer ces difficultés.
Une mesure provisoire (MP), signée par le président Bolsonaro le 23 mars 2020, a imposé une modification de la loi d’accès à l’information (LAI) afin de suspendre les délais de réponse et d’imposer la nécessité de renouveler les demandes d’informations pendant la crise du coronavirus. Cette mesure sera suspendue à l’unanimité des votes des ministres de la Cour suprême du Brésil (STF) le 30 avril. Dans un rapport publié en mai, le Forum pour le droit à l’information publique, qui regroupe plusieurs organisations de la société civile brésilienne, détaille les conséquences de cette mesure provisoire, en montrant notamment que pas moins de 24 demandes d'informations faites à l’exécutif fédéral du 27 mars au 27 avril 2020 ont été refusées sous prétexte de la pandémie.
A l'occasion des huit ans de la loi d’accès à l'information, l'organisation Article 19 Brésil, dans une étude intitulée “Transparence pour vaincre la crise” publiée le 30 mai, revient également sur cette culture du secret et sur les obstacles rencontrés pour obtenir des informations sur les protocoles de tests du Covid, le nombre de tests réalisés ou encore la capacité d'accueil des hôpitaux.
Le 8 juin, le Bureau du contrôleur général (Controladoria-Geral da União, CGU), organe en charge de la défense du patrimoine public et de la lutte contre la corruption, décidait de réduire le nombre de documents officiels pouvant être sollicités via la loi d’accès à l’information. Certains documents, comme par exemple les avis juridiques des ministères destinés à orienter la présidence au moment d'approuver ou de mettre son veto à des projets de lois discutés au Congrès, sont désormais confidentiels.
Le site Poder360, dans une étude publiée le 16 juin, a par ailleurs noté une diminution significative du nombre d’interviews sur la crise sanitaire accordées par les membres du gouvernement et des représentants du ministère de la Santé à mesure que la pandémie progresse dans le pays.
Plus de réponses des institutions et de la société civile
Dans ce contexte adverse, plusieurs initiatives émanant du pouvoir législatif et de la société civile ont émergé. Le 28 mai, le Congrès brésilien annonçait la création du premier Front parlementaire de défense de la liberté de la presse transparti, destiné à “garantir la libre manifestation de pensée, le libre exercice du journalisme et le libre accès à l’information” et, plus concrètement, à organiser, en lien étroit avec avec la société civile, des débats publics sur la liberté de la presse et des échanges avec des parlementaires d’autres pays sur le sujet.
A noter enfin que plus de 40 demandes officielles d’impeachment contre le président Bolsonaro (listées ici par l’agence Pública) ont été transmises au président de la Chambre des députés en charge de les analyser. Ces demandes proviennent de la classe politique brésilienne mais également d’organisations de la société civile et d’initiatives citoyennes, et reprennent pour la plupart la thématique des attaques du gouvernement contre la presse.
Ironie du sort, dans cette période chaotique et inédite, et alors que les institutions démocratiques brésiliennes sont mises à l’épreuve par la dérive autoritaire du gouvernement, le sujet de la liberté d’expression et de la liberté de la presse n’a semble-t-il jamais été autant débattu et discuté dans le pays.
Le Brésil se place à la 107e position du Classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par Reporters sans frontières.