Reporters sans frontières s'est rendue en Russie du 23 au 25 janvier 2009, afin de rendre hommage à
Stanislav Markelov et
Anastassia Babourova, abattus le 19 janvier à Moscou. L'organisation a également enquêté sur les causes possibles de ce double crime ayant coûté la vie à cet avocat ardent défenseur des droits de l'homme et à la jeune journaliste du bihebdomadaire
Novaïa Gazeta.
“Même si aucune hypothèse n'est à exclure, les informations que nous avons rassemblées justifient que la piste reliant ce double assassinat à la très violente agression du journaliste
Mikhaïl Beketov soit examinée avec la plus grande attention. Nous appelons les responsables de l'enquête à ne pas négliger cet angle de l'affaire”, a déclaré l'organisation.
“La situation des journalistes russes basés en province est particulièrement difficile. Ils sont confrontés à des autorités locales concentrant de nombreux pouvoirs, et ont souvent moins de possibilité de recours que leurs confrères de Moscou. Pourtant, leur travail est tout aussi essentiel“, a poursuivi Reporters sans frontières.
“Nous suivrons avec la plus grande attention les avancées de l'enquête sur ce double assassinat qui a traumatisé de nombreux journalistes et défenseurs des droits de l'homme. Le lien très probable qui existe entre cet homicide et la tentative d'assassinat du journaliste Mikhaïl Beketov doit inciter les autorités à lutter contre l'impunité qui prévaut dans la ville de Khimki“, a conclu l'organisation de défense de la liberté de la presse.
Le 23 janvier 2009, à onze heures,
les obsèques de Stanislav Markelov se sont déroulées, en silence, au cimetière Ostankinskoïe Kladbiche de Moscou. Plusieurs centaines de personnes sont venues rendre hommage à l'avocat qui avait représenté de nombreuses victimes d'exactions en Tchétchénie, mais aussi plusieurs journalistes, dont
Anna Politkovskaïa. La responsable du bureau Europe et ex-Urss a assisté aux obsèques et recueilli les témoignages de proches de l'avocat, de journalistes et de défenseurs des droits de l'homme.
La mort de Stanislav Markelov pourrait être liée à l'agression extrêmement violente qu'a subie le journaliste Mikhaïl Beketov, en novembre 2008.
Le rédacteur en chef du journal local
Khimkinskaïa Pravda, qui est toujours hospitalisé dans un état grave depuis son agression, s'opposait au projet, soutenu par l'administration locale, de construction d'une voie rapide reliant la capitale à Saint Pétersbourg en passant par la forêt de Khimki (nord de Moscou). Le maire actuel, et candidat à sa propre réélection, Victor Streltchenko avait porté plainte contre Mikhaïl Beketov pour “diffamation”. Le journaliste avait été condamné à payer une amende d'un million de roubles (environ 25 000 euros). Son avocat était Stanislav Markelov.
Selon, Elena Kostiutchenko, de
Novaïa Gazeta, ce dernier avait très probablement connaissance de bon nombre d'informations sur les autorités locales que le journaliste avait en sa possession. Avant d'être agressé, Mikhaïl Beketov s'apprêtait à publier un article relatif aux activités commerciales de la famille de Galina Raguina, épouse du maire actuel. De fait, ni l'avocat ni le journaliste ne peuvent désormais participer aux débats en amont des élections locales fixées au 1er mars prochain. Or, la seule candidate d'opposition, Evguénia Tchirikova, leader de l'association “Pour la défense de la forêt de Khimki”, à laquelle appartenait également Mikhaïl Beketov, n'a pas été autorisée à se présenter. Le maire sortant et l'un de ses collaborateurs sont les deux seuls candidats ayant une chance de l'emporter. La jeune femme a fait savoir qu'elle faisait appel de cette décision. Evguénia Tchirikova a également révélé avoir reçu des menaces par SMS, dont Reporters sans frontières a pris connaissance.
Les tensions politiques à Khimki n'épargnent pas la sphère médiatique. Les 12 et 13 janvier 2009, l'émission “Moment de vérité” de la chaîne
TV Tsentr, consacrée à la situation à Khimki et revenant notamment sur des agressions de journalistes, n'a pas pu être regardée par les habitants de la ville qui la reçoivent par satellite. Le député local du parti libéral Iabloko, Sergueï Mitrokhine, a d'ailleurs décidé de porter plainte contre cet acte de censure.
Enfin, selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, les exemplaires du journal
Rossiiskaïa Gazeta qui contenaient des articles sur M. Beketov n'ont pas été distribués dans la ville.
En plus du
Khimkinskaïa Pravda, Khimki compte un autre journal indépendant, le
Grajdanskoie Sogloasiie, dirigé par
Anatoli Yourov. Celui-ci a également été la cible d'agressions, à plusieurs reprises. La deuxième attaque s'est soldée par un traumatisme crânien, la troisième, a été commise avec une arme blanche avec laquelle Anatoli Yourov a été frappé une dizaine de fois. Il avait en vain réclamé une protection auprès des autorités. Aucune des plaintes déposées par le journaliste n'ont abouti.
Les affaires sur lesquelles travaillait Me Markelov étaient si sensibles qu'il semble difficile de privilégier d'emblée une hypothèse. Trois autres pistes au moins retiennent l'attention.
Celle de l'affaire Iouri Boudanov, du nom de l'ancien colonel de l'armée russe, condamné en 2003 à dix ans de prison pour le meurtre d'une jeune Tchétchène, Elsa Koungaïeva et libéré par anticipation en janvier 2009. Stanislav Markelov représentait la famille de la jeune femme et a été abattu après avoir donné une conférence de presse annonçant qu'il allait faire appel de cette décision. Il avait reçu des menaces par SMS en lien avec cette affaire.
L'avocat était impliqué dans au moins deux autres affaires liées à la situation en Tchétchénie qui auraient pu lui valoir des ennemis. Celle concernant les plaintes pour “meurtre” et “enlèvement” en Tchétchénie contre un ancien policier connu sous le nom de “Cadet”, également auteur de menaces contre la journaliste assassinée Anna Politkovskaïa. Celle de la disparition de Mokhmadsalakh Massaïev, après que celui-ci a accusé dans les colonnes de
Novaïa Gazeta, l'actuel président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov d'avoir établi des centres de détention secret dans la république. Le jeune Tchétchène affirmait y avoir été détenu et torturé pendant quatre mois.
Enfin, Stanislav Markelov et Anastassia Babourova avaient pour point commun leur engagement contre les mouvements d'extrême-droite russes. La jeune femme s'était spécialisée dans le suivi de ces groupes responsables de plusieurs centaines de meurtres chaque année. Et Stanislas Markelov, lui-même agressé en 2004 par des néo-nazis, était le représentant légal de plusieurs militants antifascistes.
Si l'affaire Boudanov a été immédiatement considérée comme la piste privilégiée, plusieurs personnes interrogées par Reporters sans frontières ne sont pas de cet avis.
Pour le Collège des avocats, la mort de Me Markelov ne profite pas à Iouri Boudanov, puisque ce dernier a déjà été remis en liberté. Oleg Mitvol, directeur adjoint du Service fédéral de contrôle de l'exploitation des ressources naturelles et défenseur de cause écologique, partage ce point de vue et ajoute que Me Markelov était le troisième avocat de la famille Koungaïeva. Pourquoi alors s'en être pris à lui plutôt qu'aux deux autres ?
L'affaire Mikhaïl Beketov
Mikhaïl Beketov est hospitalisé depuis le 16 novembre 2008 à l'institut Sklifossovski de Moscou. Au début du mois de janvier 2009, l'état de santé du journaliste s'est de nouveau dégradé. Mikhaïl Beketov, qui a dû être amputé d'une jambe et de plusieurs doigts, souffre de multiples traumatismes. Il a subi une opération visant à extraire des éclats d'os de son cerveau et est resté dans un profond coma jusqu'au 27 novembre. Il a dû de nouveau réintégrer le service de réanimation en début d'année. Depuis, ses proches demandent son transfert à l'hôpital Bourdenko de Moscou.
Reporters sans frontières s'est jointe à leur requête et a adressé une lettre ouverte à Tatiana Golikova, ministre russe de la Santé et du Développement social, pour appuyer la demande de transfert de Mikhaïl Beketov vers l'hôpital Bourdenko. L'organisation a sollicité l'intervention de la ministre, l'incitant à exprimer par ce geste “sa volonté de soutenir les professionnels des médias lorsqu'ils sont pris pour cible en raison de leur activité.”
Lettre ouverte à la Ministre de la santé et du développement social, Tatiana Golikova :
Mme Tatiana A. Golikova
Ministre de la santé et du développement social
Rakhmanovskii per., d.3
GSP-4
127994
Moscou
Fédération de Russie
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Paris, le 26 janvier 2009
Madame la Ministre,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, lauréate du prix Sakharov 2005, souhaite attirer votre attention sur l'état de santé de Mikhaïl Beketov, rédacteur en chef du journal Khimkinskaïa Pravda.
Mikhaïl Beketov a été victime d'une tentative d'assassinat, le 13 novembre 2008. Il est actuellement soigné à l'Institut Sklifosovskii, où il se trouve dans un état grave. Au début du mois de janvier, sa santé s'est de nouveau dégradée et ses proches ont sollicité son transfert à l'hôpital Boudrenko, afin qu'il puisse recevoir les soins appopriés.
Reporters sans frontières s'associe à cette requête et vous prie instamment, Madame la Ministre, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour permettre ce transfert.
Mikhail Beketov est un journaliste courageux, qui a échappé de justesse à la mort à la suite d'une agression très probablement liée à son activité professionnelle. Grièvement blessé, il a dû être amputé d'une jambe ainsi que de plusieurs doigts. Sa convalescence sera longue et difficile. C'est pourquoi nous vous demandons d'intervenir en sa faveur et d'exprimer par là votre volonté de soutenir les professionnels des médias lorsqu'ils sont pris pour cible en raison de leur activité.
Nous espérons, Madame la Ministre, que vous serez sensible à cet appel et que grâce à votre intervention, Mikhaïl Beketov pourra bénéficier des meilleurs soins possibles étant donné la gravité de ses blessures.
Je vous remercie de l'intérêt que vous porterez à notre requête, et je vous prie d'agréer, Madame la Ministre, l'expression de ma haute considération.
Jean-François Julliard
Secrétaire général