“Révolution ou guerre médiatique, il faut choisir” : lettre ouverte au président Rafael Correa
Organisation :
M. Rafael Correa Delgado
Président de la République
Palais de Carondelet
Quito, Équateur
M. le Président,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté d’expression, s’est récemment fait l’écho des tensions, de plus en plus vives, qui vous opposent à une partie de la presse privée. Ce conflit s’est encore aggravé dans le contexte de la procédure engagée à votre demande contre le quotidien El Universo. Nous redoutons aujourd’hui qu’une telle polarisation n’affecte non seulement le pluralisme éditorial, mais également le nécessaire débat sur la communication et l’information au sein de la société équatorienne. La situation appelle des choix clairs de votre part. Depuis la décision de première instance du 20 juillet contre le quotidien El Universo et trois de ses représentants, vous avez manifesté une attitude paradoxale. A l’appel attendu interjeté par les prévenus contre ce jugement s’est ajouté celui de vos avocats, estimant la réparation financière de 40 millions de dollars bien en deçà de celle que vous réclamiez au départ, de 80 millions de dollars. L’amende, dans tous les cas exorbitante selon nous, était assortie de peines de prison contre les trois prévenus. Or, tout en maintenant la procédure contre El Universo, vous avez vous-même déclaré ne pas souhaiter à tout prix la détention des journalistes incriminés. Vous avez, par ailleurs, pris la peine d’adresser, le 28 août dernier, une lettre au personnel du quotidien, pour l’assurer que “jamais vous ne permettrez que les travailleurs (du journal) soient les victimes de la mauvaise foi et de l’irresponsabilité de ceux qui, en tenant leur négoce de communication, se sont même cru propriétaires de l’honneur des personnes”. Reporters sans frontières n’a jamais nié l’agressivité, voire l’outrance, de certains journalistes à votre égard. Nous comprenons de la même manière que vous ayez été personnellement blessé par l’ahurissante accusation de “crime contre l’humanité” - à l’origine de la présente procédure -, portée contre vous dans le contexte du soulèvement policier du 30 septembre 2010. La position de Reporters sans frontières concernant cet événement a d’ailleurs été claire d’emblée. Rappelons néanmoins que cette rébellion n’a jamais été soutenue ni encouragée par une presse critique ou d’opposition à votre gouvernement, comme le cas de figure s’est hélas vérifié par le passé dans d’autres pays du continent. Surtout, les événements du 30 septembre 2010 ne doivent à aucun prix servir d’argument à une hostilité systématique envers une partie de la presse, qui leur est antérieure mais s’est accentuée depuis. La réparation que vous exigez du quotidien El Universo constitue une véritable prime à l’autocensure. Vous ne pouvez à la fois la maintenir et vous montrer rassurant vis-à-vis du personnel du journal. L’heure est au choix et il porte au-delà de cette affaire, qui n’est pas la seule du genre. Vous ne pouvez davantage espérer créer une nouvelle donne pluraliste dans votre pays et promouvoir un équilibre entre différents types de médias, tout en persistant à répliquer de façon aussi extrême et intransigeante à la moindre critique qui vous est formulée par voie de presse. Révolution ou guerre médiatique, il faut là encore choisir. Reporters sans frontières avait tenté d’offrir une analyse juste et pondérée du projet de loi de communication dans sa version initiale. Le débat sur cette future législation reprend aujourd’hui après une longue période de controverse. Le texte appelle en soi d’importants amendements, comme la dépénalisation des délits de presse et la très stricte limitation des contenus à réguler ou à interdire (pédophilie ; appels directs à la haine, au racisme et à la discrimination ; incitations revendiquées à la violence). Il implique aussi de renoncer à toute prétention de définir “l’information vraie, opportune et contextualisée”. Mais plus généralement, ce projet de loi ne peut être discuté et aboutir sans la résolution rapide de certains enjeux : - L’équilibre pluraliste entre médias publics, privés et communautaires que nous soutenons exige de nettes garanties de déconcentration mais aussi d’indépendance des médias concernés. Or, que doit-il advenir des 12 médias privés – en plus des 7 de statut public - dernièrement “repris” (incautados) par l’État ? Quelle autonomie leur sera concédée à terme ? Le pluralisme s’accommoderait mal d’un oligopole médiatique d’État en lieu et place d’un oligopole privé et commercial. A fortiori si un média public ou sous tutelle économique de l’État est confondu à un média d’État, sans distance permise vis-à-vis de la parole gouvernementale. Ce genre de dépendance n’est pas plus souhaitable que des conflits d’intérêt bien réels au sein de la presse privée. - L’attribution ou la reprise discrétionnaire des fréquences par la Commission nationale des télécommunications (Conatel) n’est pas plus acceptable. La juste répartition de l’espace audiovisuel appelle ici une réforme en profondeur. Nous nous étonnons à cet égard de la suspension d’antenne unilatérale infligée le 8 août dernier à la chaîne publique amazonienne Telesangay. D’après ses propriétaires, qui dénoncent une “sanction politique”, ce média, bénéficiaire d’une concession d’antenne depuis le 13 mai 2009, présentait des supports de diffusion en règle. Pour autant, si le problème posé était d’ordre technique comme l’a soutenu la Conatel, un délai supplémentaire de mise aux normes n’était-il pas préférable à la fermeture pure et simple du média ? - Enfin, le débat que nous souhaitons comme vous, est condamné si perdure un climat d’affrontement ou de haine, où des messages officiels (“cadenas”) offensants répondent à chaque fois à des éditoriaux défavorables. Vos services de communication n’ont rien à gagner à imiter vos pires détracteurs. Encore moins à considérer que les propos de ces derniers rendent toute la presse responsable d’un “complot” ou d’une “tentative de renversement” contre votre personne, en qualité de président de la République élu et légitime. L’usage dévoyé et abusif de “spots” en forme d’attaques personnelles ne répond pas à un objectif d’information. Leur réglementation s’impose au plus vite. Au mois de juillet 2011, l’organisme de Participation citoyenne a comptabilisé l’équivalent de 163 000 dollars investis par la présidence de la République dans plus d’une heure cumulée de messages ou communiqués souvent très agressifs. Le contre-pouvoir de la presse – ou des ONG - n’est pas forcément votre “ennemi”. C’est pourquoi nous vous adressons ces recommandations. En espérant qu’elles obtiendront une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Jean-François Julliard
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Président de la République
Palais de Carondelet
Quito, Équateur
M. le Président,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté d’expression, s’est récemment fait l’écho des tensions, de plus en plus vives, qui vous opposent à une partie de la presse privée. Ce conflit s’est encore aggravé dans le contexte de la procédure engagée à votre demande contre le quotidien El Universo. Nous redoutons aujourd’hui qu’une telle polarisation n’affecte non seulement le pluralisme éditorial, mais également le nécessaire débat sur la communication et l’information au sein de la société équatorienne. La situation appelle des choix clairs de votre part. Depuis la décision de première instance du 20 juillet contre le quotidien El Universo et trois de ses représentants, vous avez manifesté une attitude paradoxale. A l’appel attendu interjeté par les prévenus contre ce jugement s’est ajouté celui de vos avocats, estimant la réparation financière de 40 millions de dollars bien en deçà de celle que vous réclamiez au départ, de 80 millions de dollars. L’amende, dans tous les cas exorbitante selon nous, était assortie de peines de prison contre les trois prévenus. Or, tout en maintenant la procédure contre El Universo, vous avez vous-même déclaré ne pas souhaiter à tout prix la détention des journalistes incriminés. Vous avez, par ailleurs, pris la peine d’adresser, le 28 août dernier, une lettre au personnel du quotidien, pour l’assurer que “jamais vous ne permettrez que les travailleurs (du journal) soient les victimes de la mauvaise foi et de l’irresponsabilité de ceux qui, en tenant leur négoce de communication, se sont même cru propriétaires de l’honneur des personnes”. Reporters sans frontières n’a jamais nié l’agressivité, voire l’outrance, de certains journalistes à votre égard. Nous comprenons de la même manière que vous ayez été personnellement blessé par l’ahurissante accusation de “crime contre l’humanité” - à l’origine de la présente procédure -, portée contre vous dans le contexte du soulèvement policier du 30 septembre 2010. La position de Reporters sans frontières concernant cet événement a d’ailleurs été claire d’emblée. Rappelons néanmoins que cette rébellion n’a jamais été soutenue ni encouragée par une presse critique ou d’opposition à votre gouvernement, comme le cas de figure s’est hélas vérifié par le passé dans d’autres pays du continent. Surtout, les événements du 30 septembre 2010 ne doivent à aucun prix servir d’argument à une hostilité systématique envers une partie de la presse, qui leur est antérieure mais s’est accentuée depuis. La réparation que vous exigez du quotidien El Universo constitue une véritable prime à l’autocensure. Vous ne pouvez à la fois la maintenir et vous montrer rassurant vis-à-vis du personnel du journal. L’heure est au choix et il porte au-delà de cette affaire, qui n’est pas la seule du genre. Vous ne pouvez davantage espérer créer une nouvelle donne pluraliste dans votre pays et promouvoir un équilibre entre différents types de médias, tout en persistant à répliquer de façon aussi extrême et intransigeante à la moindre critique qui vous est formulée par voie de presse. Révolution ou guerre médiatique, il faut là encore choisir. Reporters sans frontières avait tenté d’offrir une analyse juste et pondérée du projet de loi de communication dans sa version initiale. Le débat sur cette future législation reprend aujourd’hui après une longue période de controverse. Le texte appelle en soi d’importants amendements, comme la dépénalisation des délits de presse et la très stricte limitation des contenus à réguler ou à interdire (pédophilie ; appels directs à la haine, au racisme et à la discrimination ; incitations revendiquées à la violence). Il implique aussi de renoncer à toute prétention de définir “l’information vraie, opportune et contextualisée”. Mais plus généralement, ce projet de loi ne peut être discuté et aboutir sans la résolution rapide de certains enjeux : - L’équilibre pluraliste entre médias publics, privés et communautaires que nous soutenons exige de nettes garanties de déconcentration mais aussi d’indépendance des médias concernés. Or, que doit-il advenir des 12 médias privés – en plus des 7 de statut public - dernièrement “repris” (incautados) par l’État ? Quelle autonomie leur sera concédée à terme ? Le pluralisme s’accommoderait mal d’un oligopole médiatique d’État en lieu et place d’un oligopole privé et commercial. A fortiori si un média public ou sous tutelle économique de l’État est confondu à un média d’État, sans distance permise vis-à-vis de la parole gouvernementale. Ce genre de dépendance n’est pas plus souhaitable que des conflits d’intérêt bien réels au sein de la presse privée. - L’attribution ou la reprise discrétionnaire des fréquences par la Commission nationale des télécommunications (Conatel) n’est pas plus acceptable. La juste répartition de l’espace audiovisuel appelle ici une réforme en profondeur. Nous nous étonnons à cet égard de la suspension d’antenne unilatérale infligée le 8 août dernier à la chaîne publique amazonienne Telesangay. D’après ses propriétaires, qui dénoncent une “sanction politique”, ce média, bénéficiaire d’une concession d’antenne depuis le 13 mai 2009, présentait des supports de diffusion en règle. Pour autant, si le problème posé était d’ordre technique comme l’a soutenu la Conatel, un délai supplémentaire de mise aux normes n’était-il pas préférable à la fermeture pure et simple du média ? - Enfin, le débat que nous souhaitons comme vous, est condamné si perdure un climat d’affrontement ou de haine, où des messages officiels (“cadenas”) offensants répondent à chaque fois à des éditoriaux défavorables. Vos services de communication n’ont rien à gagner à imiter vos pires détracteurs. Encore moins à considérer que les propos de ces derniers rendent toute la presse responsable d’un “complot” ou d’une “tentative de renversement” contre votre personne, en qualité de président de la République élu et légitime. L’usage dévoyé et abusif de “spots” en forme d’attaques personnelles ne répond pas à un objectif d’information. Leur réglementation s’impose au plus vite. Au mois de juillet 2011, l’organisme de Participation citoyenne a comptabilisé l’équivalent de 163 000 dollars investis par la présidence de la République dans plus d’une heure cumulée de messages ou communiqués souvent très agressifs. Le contre-pouvoir de la presse – ou des ONG - n’est pas forcément votre “ennemi”. C’est pourquoi nous vous adressons ces recommandations. En espérant qu’elles obtiendront une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Jean-François Julliard
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Publié le
Updated on
20.01.2016