Révélation RSF : les traces d’un logiciel espion identifiées sur les portables de deux journalistes, une première au Togo
Alors que le procès de deux journalistes togolais, poursuivis par un membre du gouvernement, s’est ouvert début janvier, Reporters sans frontières (RSF) a trouvé des preuves d’intrusion sur leurs téléphones portables, caractéristiques du logiciel Pegasus, utilisé par le Togo au moins jusqu’en 2021. L’un d'entre eux a même été la cible d’une opération de cyberespionnage massive tout au long du premier semestre de cette année-là. Reporters sans frontières (RSF) demande aux autorités togolaises de s’expliquer sur ces révélations.
De l’espionnage en série. Entre le 1er février et le 10 juillet 2021, au moins 23 intrusions ont été identifiées sur l’un des téléphones utilisés par Loïc Lawson, directeur de publication du Flambeau des démocrates, un hebdomadaire indépendant de référence au Togo. Son confrère, le journaliste indépendant Anani Sossou, a également fait l’objet d’une attaque similaire sur son téléphone, quelques mois plus tard, le 25 octobre 2021.
Au terme de plusieurs mois d’enquête, c’est ce que révèlent les analyses techniques notamment menées par le Digital Security Lab de RSF, un service de l’organisation qui permet de détecter des attaques ciblant les smartphones de journalistes. Les intrusions contre les journalistes togolais ont été opérées avec Pegasus, un logiciel espion redoutable, l’un des plus performants au monde, commercialisé par la société israélienne NSO, dont l’État togolais était à l'époque un client avéré. Les conclusions de ces analyses techniques (voir rapport en pièce jointe) ont été confirmées de manière indépendante par le Security Lab d’Amnesty international, un acteur de référence sur ce sujet ayant identifié de très nombreux cas de surveillance avec ce logiciel espion dans le monde.
RSF s’est intéressée aux téléphones portables de Loïc Lawson et d’Anani Sossou à partir de début décembre 2023. Les deux professionnels de l’information venaient alors de passer 18 jours en détention préventive après une plainte du ministre de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Réforme foncière, Kodjo Adedze, pour avoir indiqué que ce dernier s’était fait dérober l’équivalent de 600 000 euros lors d’un cambriolage à son domicile. Une procédure qui a pris des proportions démesurées. Le ministre, qui n’a jamais révélé l’étendue du préjudice, conteste simplement le montant. Les deux journalistes sont poursuivis pour "diffamation", "atteinte à l'honneur" et même "incitation à la révolte" dans le cadre d’un procès qui s’est ouvert début janvier.
“C’est en enquêtant sur les circonstances de cette arrestation complètement arbitraire et des accusations portées contre ces journalistes que nous avons découvert qu’ils étaient en réalité dans le collimateur des autorités togolaises de longue date, comme le montre le cyberespionnage industriel auquel Loïc Lawson a été soumis en 2021. Jusqu’à ce que le scandale Pegasus éclate en juillet de cette année-là et éclabousse le Togo, les intrusions sur son portable ont eu lieu à une cadence ahurissante, jusqu’à plusieurs fois par semaines pendant six mois, permettant aux auteurs de cette opération d’avoir accès à l’ensemble des données du journaliste. Il s’agit des premiers cas avérés de journalistes ciblés par un logiciel d’espionnage dans ce pays. Il revient à la justice d’établir la responsabilité des autorités togolaises et de la société NSO lui ayant fourni ce logiciel espion.
“À travers la mobilisation de son réseau de cyber défenseurs, d’ingénieurs et de techniciens, RSF monte en compétences dans le champ de l’investigation numérique. La donne a changé. Aujourd’hui, nous pouvons mettre en lumière ce type de modus operandi visant des journalistes et envoyer un signal fort aux vendeurs de ces logiciels espions et à leurs clients.
Après avoir appris par RSF qu’il avait été étroitement surveillé et encore sous le choc de sa récente détention, Loïc Lawson s’est dit “très inquiet par l’étendue des informations auxquelles les auteurs de cette opération ont pu avoir accès”. Selon lui, ces intrusions pourraient avoir servi à identifier certaines de ses sources.
Sollicitée, la ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement togolais, Yawa Kouigan, n’a pas donné suite à nos demandes d’explication sur l’opération visant ces journalistes et sur cette pratique dans le pays.
Les journalistes régulièrement dans le viseur des autorités
En 2021, grâce aux enquêtes d’un consortium international, trois autres journalistes togolais Ferdinand Ayité, Luc Abaki et Carlos Ketohou avaient été identifiés sur la liste des 50 000 numéros potentiellement ciblés avec Pegasus sans que leurs portables aient pu faire l’objet d’une analyse technique pour confirmer les soupçons de compromission sur leurs appareils. À la suite de cette affaire, RSF avait déposé plusieurs plaintes en France portant sur 25 journalistes dans dix pays. L'organisation est désormais partie civile dans l’instruction ouverte en France.
Les journalistes et les médias critiques sont régulièrement dans le viseur des autorités au Togo. En mars 2023, les journalistes Ferdinand Ayité et Isidore Kouwonou, respectivement directeur de publication et rédacteur en chef du média en ligne L'Alternative, avaient été obligés de fuir le pays après avoir été arrêtés et intimidés. Ils ont été condamnés par contumace à trois ans de prison ferme pour “outrage à l'autorité" et "propagation de propos mensongers sur les réseaux sociaux" à la suite de plaintes de deux ministres.