Le 7 février, deux journalistes originaires des zones tribales étaient assassinés à Wana, ville au cœur des opérations militaires contre les groupes taliban et Al-Qaida. Dix jours plus tard, un groupe inconnu a revendiqué l'attaque au nom de la lutte contre les journalistes qui travaillent pour les chrétiens. Reporters sans frontières demande une enquête approfondie, ne négligeant aucune piste.
Le 17 février, dix jours après les faits, un groupe inconnu, Sipah-e-Islam (Soldats de l'Islam), a revendiqué le meurtre des deux reporters Amir Nawab Khan et Allah Noor Wazir à Wana (Sud-Waziristan, nord-ouest du pays). Dans un fax envoyé au bureau du quotidien en anglais The News à Peshawar, le groupe affirme "assumer la responsabilité du meurtre des deux journalistes au Sud-Waziristan la semaine dernière. (…) Certains journalistes étaient en train de travailler pour des chrétiens (…). Ils sont utilisés comme des outils dans la propagande négative des chrétiens contre les moudjahidin musulmans (…) En plus de tuer deux journalistes, nos moudjahidin ont tué des espions américains." Le communiqué est signé par Ahmed Farooqi, un nom inconnu des journalistes spécialistes des groupes djihadistes pakistanais. Ainsi, Rahimullah Yousafzai, correspondant de la BBC à Peshawar, a indiqué qu'il n'avait jamais entendu parler du Sipah-e-Islam et qu'il était très difficile de vérifier si ce groupe existait réellement.
Cette revendication répond aux accusations des plus hautes autorités pakistanaises, notamment du ministre fédéral de l'Intérieur. Dans les heures qui ont suivi l'attaque, ce dernier a affirmé qu'il s'agissait d'un acte terroriste visant à saboter les efforts de pacification des autorités dans les zones tribales. Le gouverneur de la North-West Frontier Province, Syed Iftikhar Hussain Shah, a déclaré quant à lui que ces "mécréants pouvaient être des étrangers ou des locaux. Le gouvernement les éliminera avec l'aide des tribaux".
Le chef de guerre taliban, Abdullah Mehsud, était notamment montré du doigt par les autorités. Opposé à tout accord de paix avec l'armée, il avait violemment rejeté la réconciliation entre son ancien mentor, Baitullah Mehsud, et les autorités d'Islamabad. Il était le suspect idéal. Mais Abdullah Mehsud a rapidement démenti toute implication dans ce meurtre. Dans un appel téléphonique, le 9 février, aux correspondants de la BBC World Service et du Daily Times à Peshawar, le chef tribal a affirmé que son groupe armé n'avait rien à voir avec ces meurtres. "Le gouvernement a commis cet assassinat pour m'accuser. (…) Ce que je fais, j'en assume la responsabilité immédiatement", a-t-il affirmé. Au passage, le chef de guerre lié à Al-Qaida a menacé de représailles le correspondant de la radio britannique s'il ne publiait pas l'intégralité de l'interview.
Un assassinat commis au cœur de Wana
Reporters sans frontières a recueilli le témoignage d'un des journalistes présents dans la camionnette visée dans l'attaque du 7 février : "Nous étions dans la ville de Wana, près de l'hôpital public, vers 19 heures 30, quand une voiture blanche a doublé notre camionnette. Deux hommes assis l'un derrière l'autre ont ouvert le feu sur nous avec des mitraillettes AK47. La fusillade a eu lieu à moins de soixante mètres du bâtiment de la milice tribale. Ils n'ont pas bougé pour arrêter les assaillants. (…) Le crâne de Noor a éclaté et Nawab a reçu des balles dans le bas du cou. Ils ont tiré une soixantaine de balles. Chacun d'eux a vidé son chargeur pour tuer. Après avoir fini le travail, ils n'ont pas accéléré. Ils sont partis doucement", souligne ce survivant de l'attaque. "Nous avons crié à l'aide. Des étudiants et des membres de la milice tribale ont couru vers nous. Ils ont transporté un blessé, Anwar Shakir, correspondant de l'AFP, vers l'hôpital public, où il a été opéré pour une blessure à l'abdomen."
Amir Nawab Khan, cameraman de l'agence de presse APTN et reporter pour le quotidien pakistanais The Frontier Post, et Allah Noor Wazir, reporter pour la chaîne privée pakistanaise Khyber TV, le quotidien pakistanais The Nation et l'agence allemande DPA, ont été tués au cœur de la "zone verte" de Wana, baptisée ainsi par un journaliste local en référence à celle de Bagdad. Wana, ville stratégique à quelques kilomètres de la frontière afghane, est le centre opérationnel de l'armée pakistanaise dans sa lutte contre les groupes taliban. La fusillade s'est déroulée à une centaine de mètres du quartier général de l'armée pakistanaise, et face à des bâtiments officiels protégés par les forces de sécurité.
La camionnette qui transportait la dizaine de journalistes n'était pas clairement identifiée comme un véhicule de presse. Elle avait été fournie par l'administration de la zone tribale pour leur permettre de se rendre à la cérémonie de reddition du commandant taliban Baitullah Mehsud. Mais l'administration n'avait fourni aucune mesure de protection particulière à la presse. Toutefois, selon une source locale, en mettant un véhicule à la disposition des journalistes, pour la première fois, les autorités aidaient la presse, alors que, depuis mars 2004, elles avaient plutôt freiné ou empêché l'exercice du droit à l'information.
Selon les informations de Reporters sans frontières, les militaires des check points installés autour de Wana n'ont intercepté aucun suspect, alors que l'alerte a été rapidement donnée par les forces de sécurité. Les autorités ont ensuite affirmé que des paramilitaires ratissaient la zone à la recherche des deux tueurs. Mais, à ce jour, elles n'ont annoncé aucune arrestation.
Il semble qu'il existe au sein de l'administration pakistanaise des divergences sur les motifs supposés de l'attaque. Alors que les militaires ont affirmé haut et fort qu'il s'agissait d'un acte terroriste, l'administration civile a écrit dans l'un de ses Rapport quotidien de situation (Daily Situation Report) que ces meurtres seraient liés à des "querelles personnelles".
La peur s'est installée dans les zones tribales
L'offensive d'une coalition militaire internationale contre le régime taliban de Kaboul, fin 2001, a placé les journalistes des zones tribales au cœur de l'actualité. Après des années d'isolement et de lutte contre l'autoritarisme des représentants d'Islamabad et les vengeances intertribales, une centaine de journalistes professionnels, la plupart affiliés à l'Union des journalistes des zones tribales (TUJ, Tribal Union of Journalists) ont été recrutés par la presse pakistanaise et internationale.
La présence supposée d'Oussama Ben Laden dans les zones tribales et l'offensive militaire pakistanaise de mars 2004 ont plongé ces reporters peu expérimentés dans une situation particulièrement difficile. Cumulant les correspondances pour la presse nationale et internationale, ils ont dû faire face à de nouvelles entraves. L'armée pakistanaise leur a imposé un black-out sévère qui a coupé du monde le Sud-Waziristan pendant de longs mois. Pour montrer ses succès militaires, le gouvernement militaire a commencé à inviter, fin 2004, des journalistes à couvrir des cérémonies de reddition de chefs de guerre ou à visiter des zones reprises aux groupes taliban.
L'assassinat d'Amir Nawab Khan et Allah Noor Wazir, connus pour avoir été en première ligne ces trois dernières années, est venu frapper de plein fouet une communauté de journalistes courageux et aguerris. Tous deux issus de la tribu des Ahmadzai Wazir, tous deux avaient été interpellés ou empêchés de travailler à plusieurs reprises depuis mars 2004. Allah Noor Wazir, décrit par le rédacteur en chef de la chaîne en pachtoun Khyber Television comme un journaliste "très actif et toujours prêt à prendre des initiatives", travaillait également pour l'agence de presse allemande DPA et le quotidien de Lahore, The Nation. Amir Nawab Khan avait quant à lui été recruté par l'agence audiovisuelle internationale APTN qui utilisait ses images pour illustrer la guerre de l'armée pakistanaise contre les taliban et Al-Qaida.
Depuis cette attaque, la peur règne au sein de la communauté journalistique des zones tribales. Habituée depuis mars 2003 aux restrictions de l'armée et aux menaces des groupes armés djihadistes, la presse est depuis le 7 février confrontée à une menace violente et invisible.
Un journaliste de Wana a expliqué à Reporters sans frontières, le 9 février, que lui et une vingtaine de ses collègues, basés dans cette ville stratégique située à quelques kilomètres de la frontière afghane, ont pris de nouvelles mesures de sécurité. "Nous rentrons chez nous plus tôt qu'avant et nous limitons nos mouvements, afin d'éviter ces tueurs mystérieux, a-t-il déclaré sous le couvert de l'anonymat. Il est difficile d'expliquer le sentiment de peur dans lequel nous vivons. Nous n'ouvrons plus la porte après la tombée de la nuit. Beaucoup d'entre nous pensent partir de Wana pour Tank, Dera Ismail Khan ou Peshawar", a précisé ce journaliste qui travaille pour un journal pakistanais et une radio internationale.
Sailab Mehsud, président de la TUJ, est catégorique : "J'ai peur que de nouvelles attaques se produisent si les tueurs de Amir Nawab et Allah Noor s'en tirent à bon compte."
Des journalistes sous la menace des taliban
Des journalistes des zones tribales et de Peshawar ont expliqué à Reporters sans frontières que les djihadistes les harcèlent régulièrement quand ils ne sont pas satisfaits de leur travail ou des mots employés dans les articles les concernant. "Si je ne reprends pas toutes ses déclarations, tel chef de guerre me menace de représailles. Ils ne comprennent pas comment fonctionne la presse moderne. Ils veulent être glorifiés et que nous écrivions de longs articles sur eux", a raconté un correspondant d'un quotidien national basé à Peshawar.
Ces menaces s'inscrivent dans un contexte de reddition de certains chefs taliban. Un journaliste de Dera Ismail Khan (un district au sud de Peshawar) précise : "J'ai écrit que Baitulllah avait signé l'accord de paix, mais le journal a publié un titre qui affirmait qu'il s'était rendu. Depuis, j'ai peur, car je ne sais pas comment ils peuvent réagir." Un journaliste de Wana a récemment reçu la visite de taliban. "Sois prudent la prochaine fois", lui ont lancé les combattants djihadistes mécontents de ses articles.
Le président de la TUJ a lancé, le 8 février, un appel aux rédacteurs en chefs pakistanais pour limiter ces risques : "S'il vous plaït, n'utilisez pas le mot reddition pour les militants armés. Evitez les mots qui les mettent en colère."
A qui profite le crime ?
L'attaque du 7 février intervient après une série d'assassinats ciblés attribués par les observateurs aux djihadistes les plus radicaux. Dans un article intitulé "La guerre psychologique des militants de Wana", Iqbal Khattak, correspondent de l'hebdomadaire The Friday Times à Peshawar, analyse ainsi la situation : "Alors que l'offensive militaire a détruit les places fortes des combattants liés à Al-Qaida (…), les djihadistes (…) ont changé leur stratégie de représailles en visant des employés du gouvernement (…). La stratégie semble avoir les effets escomptés sur les chefs de tribus, les journalistes et les fonctionnaires." L'embuscade tendue aux journalistes serait-elle la nouvelle étape de cette politique de terreur imposée par des groupes djihadistes de plus en plus marginalisés ?
Si on ne peut pas complètement écarter une "querelle personnelle" ou tribale, la plupart des Pakistanais interrogés par Reporters sans frontières sont convaincus qu'il s'agit d'une attaque préméditée et orchestrée dans le but de faire peur à la presse.
Personne n'a publiquement accusé les forces de sécurité, mais la facilité avec laquelle les assassins se sont dérobés aux investigations d'une armée en état de guerre suscite des interrogations.
Pour des raisons religieuses ou de sécurité, les combattants reprochaient régulièrement aux journalistes de les filmer ou de les prendre en photo. Ainsi, l'agence internationale Associated Press a raconté, le 8 février, comment des taliban présents à la cérémonie de reddition de Baitulllah Mehsud, organisée à près de quatre-vingt kilomètres de Wana, s'étaient mis en colère contre l'utilisation par les journalistes d'appareils photographiques et de caméras vidéo. Mais cet agacement pouvait-il justifier de telles représailles ?
Des promesses d'enquête
Le 12 février, le lieutenant-général Safdar Hussain, haut responsable des opérations militaires au Sud-Waziristan, a promis à une délégation de la TUJ que les assassins seraient arrêtés. L'officier a également promis que plus de 3 000 euros seraient versés aux familles des reporters tués. L'officier a également rappelé que l'armée s'engageait à soutenir le journalisme dans les zones tribales.
Le lieutenant-général Safdar Hussain avait déclaré deux jours plus tôt, devant une délégation de chefs tribaux et de religieux de Wana que le "gouvernement analysait tous les aspects du meurtre des journalistes afin de savoir s'ils étaient visés pour leur travail, pour des querelles personnelles ou pour de vieilles inimitiés".
La TUJ, dont les deux journalistes tués étaient membres, s'est largement mobilisée pour que justice soit rendue. Son président, Sailab Mehsud, s'est rendu à Islamabad et à Peshawar pour rencontrer des officiels. "Les tueurs seront remis à la justice", a-t-il assuré à plusieurs reprises.
Reporters sans frontières s'associe pleinement aux doléances présentées par la TUJ aux autorités civiles et militaires. L'organisation internationale demande qu'une enquête approfondie, ne négligeant aucune piste, soit menée sur cette attaque. Les investigations ne doivent pas s'arrêter à cette revendication mystérieuse.