Un projet de loi risque d'élargir encore le champ des délits de presse réprimés par la loi. RSF demande à l'Union européenne de signifier clairement aux autorités turques que ces projets de loi sont inacceptables.
Dans une lettre adressée à Gunter Verheugen, commissaire à l'élargissement à la Commission européenne, Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé le projet de modification par le parlement turc de la législation sanctionnant les délits de presse.
"Sous couvert des réformes demandées par l'Union européenne, le pouvoir élargit encore le champ des délits de presse réprimés par la loi. C'est un comble, mais c'est désormais une constante de la politique des autorités turques en matière de droits de l'homme : d'un côté, des engagements généraux sont pris vis-à-vis de l'Union européenne dans le cadre du partenariat d'adhésion; de l'autre, tous les moyens sont mis en œuvre pour contrôler toujours plus étroitement la liberté d'expression", a déclaré Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières. "Nous vous demandons de signifier clairement aux autorités turques que ces projets de loi sont inacceptables", a ajouté M. Ménard dans sa lettre au Commissaire européen.
Suite aux modifications apportées à la Constitution, en octobre 2001, en vue d'un rapprochement avec l'Union européenne, les autorités turques s'étaient engagées à amender les articles du code pénal relatifs à la presse. Or les modifications qui ont été proposées le 24 janvier tendent plutôt vers un durcissement de la législation. Le projet s'est heurté à une vive opposition, mais devrait être représenté prochainement.
L'article 312 du code pénal punit les "incitations à la haine et à l'hostilité par voie de discrimination". Le projet d'amendement présenté par les autorités, le 24 janvier, prévoit de considérer la "probabilité" d'incitation à la haine raciale comme un délit et d'inclure l'"insulte à l'honneur des personnes" et l'"insulte à une partie du peuple" comme nouveaux chefs d'inculpation, assortis d'une peine de six mois à deux ans de prison ferme.
L'article 159 du code pénal punit les "moqueries et les insultes contre les institutions de l'Etat" de un à six ans de prison ferme. Si la nouvelle version de l'article 159 vient réduire la peine maximale à trois ans de prison, elle s'étend désormais à quiconque insulte la "turquicité", la nation turque, l'Etat turc, le parlement, le conseil des ministres, les ministères, les tribunaux, les forces armées ou de sécurité, ainsi que ses représentants. Le fait de mettre en cause une seule de ces institutions est puni de la même peine.
Les articles 7 et 8 de la loi antiterroriste condamnent la "propagande d'une organisation terroriste" et la "propagande séparatiste". Le projet de loi prévoit d'étendre l'article 7 de la loi antiterroriste à la "propagande d'organisation terroriste par voie d'incitation à l'usage de moyens terroristes". L'article 8 quant à lui vise à punir "la propagande écrite, visuelle ou verbale, par voie de réunion, de manifestation ou de marche , d'un à trois ans de prison et d'une amende allant de un à trois milliards de lires turques (902 euros). D'après le projet, si la propagande constitue une incitation à commettre des actes terroristes, la peine de prison prononcée ne peut être convertie en amende.
Reporters sans frontières rappelle que plus de cinquante journalistes ont été jugés en 2001 en vertu de ces articles :
Erol Özkoray, fondateur et rédacteur en chef de la revue trimestrielle Idea Politika, est toujours poursuivi en vertu de l'article 159 du code pénal, pour "insulte à l'armée " et "insulte à la République". Dans plusieurs articles, il a analysé le rôle que joue l'armée turque au sein des institutions, son omniprésence politique et son poids économique. Il a estimé que l'armée bloquait la démocratisation du pays, candidat à l'Union européenne. Un premier procès, qui s'est ouvert le 9 novembre 2001, a abouti à un non-lieu. Cinq autres procédures judiciaires ont été ouvertes à son encontre, dont l'une fait suite à la publication d'une interview de Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières, qui évoquait la "schizophrénie" du régime turc. La première audience de ce second procès est prévue pour le 4 avril 2002.
Le 13 février 2002, Fatih Tas responsable des Editions Aram, comparaîtra devant la Cour de sûreté d'Etat n° 3 d'Istanbul, en vertu de l'article 8 de la loi antiterroriste, pour avoir publié, en septembre 2001, un recueil d'articles du linguiste et analyste politique Noam Chomsky, traitant du problème kurde, intitulé "Interventionnisme Américain". Noam Chomsky sera présent lors de l'audience.
Nese Düzel, journaliste pour le quotidien d'opposition Radikal, est accusée d'"incitation à la haine par voie de discrimination religieuse" en vertu de l'article 312, pour une interview réalisée le 8 janvier 2001 avec Murtaza Demir, présidente d'une association de la communauté des Alevis, connus pour être des musulmans progressistes. La journaliste a déjà été entendue trois fois par le juge.
Le 15 février, Celal Baslangiç, journaliste de Radikal, et Osman Tuna, responsable des Editons Iletisim, comparaîtront pour la seconde fois devant la seconde cour d'assises de Sultanahmet d'Istanbul pour avoir publié le livre "Le Temple de la Peur". Dès sa sortie en août 2001, l'ouvrage avait été saisi par les autorités judiciaires. Tous deux sont accusés de "moqueries et insultes envers les forces armées turques" en vertu de l'article 159.
Depuis le 29 juin 2001, Fikret Baskaya, éditorialiste du quotidien prokurde Özgür Bakis et universitaire, est emprisonné à la prison de Kalecik à Ankara. Le 26 janvier 2001, la Cour de cassation avait confirmé une peine d'un an et quatre mois de prison et une amende de 1 066 000 000 de lires turques (855 euros) prononcée par la Cour de sûreté de l'Etat pour "propagande séparatiste", en vertu de l'article 8 de la loi antiterroriste. L'éditorialiste avait écrit, dans un article intitulé "Est-ce un procès historique ?", publié le 1er juin 1999 dans le quotidien Özgür Bakis, que "les dirigeants turcs ont toujours considéré le problème kurde comme un problème d'ordre public alors qu'il s'agit d'un problème national, et ont pensé pouvoir résoudre le problème en appliquant une politique chauvine, raciste et nationaliste".