Prise de contrôle anticipée de Lagardère par Bolloré : RSF demande à la Commission européenne de mener une enquête approfondie
Après avoir validé le rachat des médias de Lagardère par Vivendi, propriété de l'homme d'affaires breton, la Commission européenne s’intéresse désormais à une prise de contrôle anticipée. Les nombreux éléments montrant l’emprise du nouvel actionnaire notamment sur Paris Match, justifient l'ouverture par l’instance européenne d’une enquête approfondie sur le “gun jumping”.
Droit de la concurrence respecté, acquisition validée. Après huit mois d’enquête et un bras de fer qui aura obligé Vivendi, propriété de l’homme d’affaires Vincent Bolloré, à annoncer les ventes d’Editis dans le secteur de l’édition et du magazine Gala dans celui de la presse people, la Commission européenne a fini par valider l’offre publique d’achat (OPA) sur le groupe Lagardère. Si la fusion ne pose désormais plus de problème de concentration selon Bruxelles, les changements importants intervenus notamment dans les rédactions du Journal du Dimanche (JDD) et de manière plus prégnante encore à Paris Match pourraient tomber sous le coup d’une prise de contrôle anticipée. S’il est établi, ce “gun jumping”, comme il est nommé dans le jargon du droit de la concurrence, ne remettra pas en cause l’opération mais il exposera les parties prenantes à une amende pouvant atteindre jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial.
“On veut en avoir le cœur net”
De nombreux observateurs s’attendaient à ce qu’une éventuelle prise de contrôle anticipée de Bolloré sur Lagardère soit incluse dans l’enquête dont les résultats ont été révélés vendredi soir. Il n’en est rien. Dans un rapport confidentiel de plus de 300 pages transmis à Vivendi par la Commission européenne en février dernier et consulté par Reporters sans frontières (RSF), le “gun jumping” ne fait pas partie de la liste des griefs alors retenus contre le groupe de Vincent Bolloré. Interrogée vendredi, sur BFM Business, la vice-présidente de la Commission européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager, a annoncé avoir “commencé une enquête” sur ce volet, qui pourrait prendre plusieurs mois. Rien n’a été officialisé pour l’instant et le flou demeure sur l’ancienneté de la démarche. Interrogé par RSF à ce sujet lundi 12 juin, la Commission assurait n’avoir ouvert aucune enquête formelle avant de reconnaître “s’intéresser au sujet” 48h plus tard. “On veut en avoir le cœur net”, confie une source au sein de la direction générale de la concurrence de l'Union européenne qui confirme à RSF que des investigations ont démarré. Il était temps.
“Compte tenu des nombreux signaux attestant d’une emprise croissante de Vincent Bolloré sur les médias du groupe Lagardère avant même la validation du rachat, il est étonnant qu’une enquête pour prise de contrôle anticipée n’ait pas été lancée plus tôt. Des sources avaient d’ailleurs évoqué l’existence d’une enquête sur l’opération de gun jumping, mais cela reste flou. Nous réclamons le déclenchement officiel d’une enquête sérieuse et approfondie, menée par la Commission européenne. L’opération de rachat est aussi une OPA sur l’indépendance des médias concernés.”
À Paris Match, les signes d’une ingérence du nouvel actionnaire se sont multipliés bien au-delà du “standstill”, terme désignant le fait pour l’acheteur de se tenir à distance de sa nouvelle conquête en attendant la validation de son opération. Les effectifs, d'abord, ont été profondément remaniés. Plus d’une vingtaine de journalistes sur soixante ont quitté la rédaction du magazine de gré ou de force ces derniers mois. L’une d’entre elles a appris son licenciement pour avoir contesté la ligne éditoriale et le contenu du journal alors qu’elle était en arrêt maladie. La validation de l’OPA ouvrant la voie à la “clause de cession”, l’exode devrait se poursuivre. Certains journalistes pourraient être tentés de faire valoir ce dispositif qui permet de quitter une rédaction en bénéficiant des indemnités de licenciement lorsque leur média est vendu ou change d’actionnaire principal.
Quelques figures du journal jugées peu compatibles avec l’arrivée d’un actionnaire réputé pour son ingérence –comme l’avait démontré RSF dans son documentaire Le système B – ont été écartées. Le directeur de la rédaction de Paris Match et du JDD Hervé Gattegno a été écarté quelques semaines après la publication en une de Paris Match des liens entre Éric Zemmour et sa conseillère, photographiés enlacés dans la mer. Un sujet pour lequel Vincent Bolloré a été directement consulté par Arnaud Lagardère selon les informations de RSF. Réponse de l’industriel : “OK, à condition que ce soit le moins trash possible.” Même sort pour Bruno Jeudy, chef du service politique, congédié après avoir critiqué les changements importants dans la ligne éditoriale étroitement corrélés aux aspirations et aux convictions du nouvel actionnaire. En mai 2022, Paris Match ne fera pas sa une sur la réélection d’Emmanuel Macron, une première pour un président dans l’histoire du magazine.
Synergies et rapprochement des états-majors
Depuis un an et demi, le magazine s’est peu à peu transformé. Zèle de la direction ? Intervention de Vincent Bolloré ou de ses représentants chez Vivendi ? C’est ce que la Commission européenne devra déterminer. De nombreux journalistes de Paris Match interrogés par RSF évoquent ainsi “les obligés”, ces sujets imposés d’en haut comme celui sur le cardinal Sarah, un ultraconservateur à qui le journal va consacrer sa une et six pages en juillet 2022. L’article sera signé du journaliste Philippe Labro, très proche et ancien conseiller médias de Vincent Bolloré. Quelques mois plus tôt, c’est un autre Bolloré, Michel-Yves, le frère de Vincent, qui était à l’honneur dans Paris Match. Les bonnes feuilles de son livre sur les preuves “scientifiques” de l'existence de Dieu seront chroniquées par Igor Bogdanov, décédé comme son frère jumeaux quelques semaines plus tard des suites de la Covid-19.
Ces changements très clairs dans la ligne éditoriale vont provoquer à plusieurs reprises l’ire de la rédaction. À l’été 2022, une motion de censure est adoptée à 97 % après l’éviction de Bruno Jeudy interprétée comme “un avertissement à ceux qui veulent exercer leur métier en toute indépendance”. Plusieurs communiqués suivront dans les mois suivants. En vain… Dans une “ambiance de chasse aux sorcières”, comme la décrivent les journalistes interrogés par RSF, l’emprise du nouvel actionnaire se fait de plus en plus pressante.
Depuis plus d’un an, le processus de décision éditoriale fait l’objet d’un contrôle beaucoup plus strict et centralisé de la part du groupe Lagardère. Un témoin raconte que la pratique de l’embargo, qui consiste à ne garder dans la boucle qu’une poignée de personnes du journal sur certains sujets et sur les unes, est devenue régulière. Le mardi matin, à quelques heures du bouclage, même le directeur de la rédaction de Paris Match Patrick Mahé n’est pas toujours en mesure de confirmer la une du journal “sans en référer plus haut” ajoute cette source. Des “conférences de rédaction bis” pour discuter de la une et du sommaire de Paris Match sont aussi organisées le jeudi rue de presbourg, au siège de Lagardère avant celles des chefs du magazine qui a lieu le vendredi midi. Autour de la table, la direction de Paris Match et celle de Lagardère représentée par Constance Benqué et Arnaud Lagardère lui-même. Vivendi participait-il aussi aux discussions et aux décisions prises lors ce rendez-vous hebdomadaire comme l’a rapporté la presse ?
De la place faite pour les “cousins”
Selon nos informations, le rapprochement des états-majors des deux groupes a commencé dès 2021. Maxime Saada, le président du directoire de Canal+ et homme de confiance de Vincent Bolloré, est alors mis en relation avec la direction du journal. Il apparaît rapidement comme le “nouvel homme fort”, alors même que l’OPA n’est toujours pas validée. Discret, il prend soin de ne pas venir à la rédaction mais fait savoir que la volonté est de faire de Paris Match “un journal pour faire briller Canal+”.
Une volonté qui va vite se traduire dans les faits. Les journalistes sont régulièrement sollicités pour intervenir sur CNews comme le rapportera, aux Jours, Émilie Blachère, ex-grand reporter de Paris Match. Le festival de Venise désormais couvert par Canal+, qui a perdu celui de Cannes, fait l’objet d’un intérêt soudain de la part de Paris Match… La nature et l’étendue de ces synergies devront être analysées par la Commission pour établir une éventuelle prise de contrôle anticipée. Si cela était avéré, la sanction pourrait atteindre plus d’un milliard d’euros.
La stratégie visant à faire déménager la rédaction de CNews dans les locaux aujourd’hui occupés par les autres médias de Lagardère a également été largement “anticipée”. Dès le mois de mars 2023, des salariés du groupe ont été invités à quitter le 2e étage de leur bâtiment, où les travaux ont commencé pour préparer l’arrivée des journalistes de la chaîne du groupe Canal+, propriété de Vincent Bolloré. Des confrères et des consoeurs qualifiés de “cousins” lors des comités de direction du journal. Dans un mail consulté par RSF, antérieur à la date de validation de l’OPA, les salariés de CNews ont de leur côté été invités à préciser leur mode de transport dans le cadre du projet de déménagement vers le quai André Citroën. Un bâtiment qui abrite actuellement Europe 1, le JDD et Paris Match avant l’arrivée de CNews prévue d’ici à la fin de l’année. Il est également connu pour être l’ancien siège historique de Canal+...
Arnaud Froger, responsable du bureau investigation