« Nous appelons les géants du Web à un sursaut décisif pour le droit à l’information fiable »
A l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, dans une tribune au « Monde », des membres de la Commission internationale sur l’information et la démocratie, dont Christophe Deloire et Shirin Ebadi, ses coprésidents, demandent aux dirigeants des plates-formes numériques de tout mettre en œuvre pour lutter contre la désinformation.
Nous lançons un appel solennel aux dirigeants des plates-formes numériques et des réseaux sociaux, qui ont acquis pouvoir et fortune dans l’espace digital, pour qu’ils s’engagent à un changement systémique en faveur de la fiabilité de l’information et de la responsabilité des plates-formes sur la base de principes démocratiques.
A vous, Sundar Pichaï (Google), Mark Zuckerberg (Facebook), Tim Cook (Apple), Jack Dorsey (Twitter), Jeff Bezos (Amazon), Brad Smith (Microsoft), et autres, nous demandons de prendre toutes les mesures nécessaires, quoi qu’il en coûte à court terme à vos sociétés, pour garantir le droit à l’information fiable, constitutif de la liberté d’opinion et d’expression. Nous attendons ce sursaut décisif des dirigeants des sociétés numériques où que se trouve leur siège, mais nous comptons sur vous pour donner l’exemple.
Pour l’organisation de l’espace public, les sociétés que vous dirigez, Google, Facebook, Apple, Twitter, Microsoft, Amazon (et autres), ont aujourd’hui les pouvoirs des Parlements et des tribunaux. Comme « le code est la loi » et que les conditions d’utilisation ne sont pas négociables, vous définissez le cadre et les règles de la délibération publique, rôle dévolu normalement à nos représentants.
Mais vous n’êtes pas soumis aux procédures ni aux obligations de transparence imposées aux lois et au fonctionnement des Etats démocratiques. Vous avez un impact énorme sur nos sociétés, nos libertés et nos vies, sans être responsables pour l’essentiel.
Vous-mêmes êtes parfois saisis d’un vertige devant votre pouvoir et les phénomènes que vous provoquez. Les plates-formes numériques ont des effets très positifs en matière de communication horizontale, mais le chaos informationnel imputable à l’absence d’obligations menace la vie démocratique, la concorde civile, la pérennité des médias d’information, et tout simplement la capacité de chacun à distinguer le vrai du faux ou à s’extraire de ses chambres d’écho.
Les algorithmes hiérarchisent les contenus en fonction des intérêts des plates-formes et favorisent, même involontairement, l’information sponsorisée. Grâce aux moyens de surveillance, les informations privées deviennent accessibles. A l’inverse, les médias œuvrant à la révélation des informations d’intérêt public sont fragilisés.
La pandémie de Covid-19 confirme si besoin en était l’importance du droit à l’information, entendue comme l’information fiable. La « désinfodémie » est l’un des symptômes du chaos informationnel. Sans débat public fondé sur des « vérités factuelles », les défis globaux et locaux ne sauraient être affrontés avec efficacité : crises sanitaires, conflits armés, terrorisme, corruption, discriminations, atteintes aux droits humains, réchauffement climatique, réduction de la biodiversité, criminalité organisée, etc.
Comme le précise le préambule de la Déclaration internationale sur l’information et la démocratie, que nous avons rédigée à l’automne 2018, « la connaissance est nécessaire aux êtres humains pour développer leurs capacités biologiques, psychologiques, sociales, politiques et économiques ».
Dans notre déclaration, nous écrivions que l’espace global de l’information et de la communication « doit préserver et renforcer nos capacités à affronter les défis de notre temps, à anticiper notre destin commun et à rendre possible un développement durable prenant en compte les droits et les intérêts des générations futures ».
Cet espace de la délibération est un bien commun de l’humanité. C’est la raison pour laquelle trente-six Etats ont signé le partenariat international sur l’information et la démocratie lancé en marge de l’Assemblée générale des Nations unies (ONU), en septembre 2019, sur la base de notre déclaration.
A notre initiative, ces Etats démocratiques vous demandent de « respecter les principes de transparence, de responsabilité et (…) de mettre en place des mécanismes visant à promouvoir l’accès à une information fiable et à lutter contre la propagation d’informations erronées ou manipulatrices destinées à tromper le public ». Ils vous demandent de respecter les responsabilités qui vous incombent, notamment en vertu des principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, en amont de la conception de nouveaux programmes, logiciels et objets connectés.
Pour inscrire l’activité de vos entreprises dans le respect et la promotion du « bien commun », pour respecter le devoir de vigilance qui vous incombe, il vous faudra appuyer votre action sur des initiatives collaboratives fondées sur des logiques de principes.
Nous vous invitons à promouvoir les sources d’information fiables dans l’indexation algorithmique de manière structurelle, par exemple en mettant en œuvre la Journalism Trust Initiative (JTI), un projet d’autorégulation lancé par Reporters sans frontières (RSF) qui a fait l’objet d’un travail collaboratif de 120 médias, syndicats, organisation de défense des droits, associations de consommateurs et plates-formes numériques.
Nous vous invitons à collaborer avec le Forum sur l’information et la démocratie, créé en novembre 2019 par onze organisations, think tanks et centres de recherche de neuf pays, pour mettre en œuvre le Partenariat. Cette entité indépendante a pour objet de réunir des juristes, des chercheurs en sciences de l’information, des représentants de la société civile, pour produire des recommandations pour la régulation et l’autorégulation, en partant des dilemmes qui sont posés par le changement de paradigme de l’espace public. Nous vous invitons à travailler avec cette organisation dirigée par la société civile pour œuvrer ensemble à la sortie de crise et à éviter toutes celles qui pourraient suivre.
Vous avez su mettre en place des mesures inédites afin de lutter contre les rumeurs ou la désinformation sur le coronavirus, quelquefois à rebours de vos doctrines établies. Nous saluons ces efforts. Néanmoins, un changement d’échelle est clairement nécessaire. Les projets que vous avez lancés ou soutenus ne suffiront pas, car ils visent à endiguer des phénomènes quand c’est le cadre lui-même qu’il faut repenser. Nous vous appelons à un grand saut pour contribuer à la mise en œuvre d’un cadre global propice à une délibération publique ouverte, tolérante et la plus intègre possible.
Signataires:
- Emily Bell, directrice du Tow Center for Digital Journalism (Columbia University)
- Teng Biao, avocat et défenseur des droits de l’homme
- Nighat Dad, fondatrice de la Digital Rights Foundation
- Mireille Delmas-Marty, professeur émérite au Collège de France
- Christophe Deloire, secrétaire général de Reporter sans frontières (RSF)
- Can Dündar, ancien rédacteur en chef du quotidien turc Cumhuriyet
- Shirin Ebadi, lauréate du prix Nobel de la paix
- Ulrik Haagerup, fondateur et directeur du Constructive institute
- Hauwa Ibrahim, avocate, lauréate du prix Sakharov
- Francis Fukuyama, essayiste, professeur à Stanford
- Antoine Petit, président du CNRS
- Navi Pillay, juriste, ancienne Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU
- Maria Ressa, directrice générale du site Rappler
- Amartya Sen, lauréat du prix Nobel d’économie
- Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie
- Mario Vargas Llosa, lauréat du prix Nobel de littérature
- Aidan White, fondateur de l’Ethical Journalism Network
- Mikhail Zygar, journaliste, auteur
Cette tribune a été publiée dans le quotidien Le Monde du 2 mai 2020.