Lukpan Akhmediarov : « La justice est devenue un moyen de pression sur les médias indépendants »
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C’est aujourd’hui, 12 octobre 2012, que le journaliste kazakh Lukpan Akhmediarov va recevoir le prix Peter Mackler pour un journalisme éthique et courageux à Washington DC. À cette occasion, Reporters sans frontières publie une interview exclusive du lauréat, victime d’une tentative d’assassinat en avril 2012 et qui fait désormais face à un harcèlement judiciaire acharné.
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Reporters sans frontières : Pouvez-vous nous préciser la nature des plaintes en justice déposées contre vous ?
Lukpan Akhmediarov : Les poursuites en justice et les réclamations de millions de tenge (plusieurs dizaines de milliers d’euros) font déjà partie du quotidien. Mais étrangement, dans le cas de notre journal Ouralskaïa Nedelia, ce sont exclusivement des hauts fonctionnaires qui portent plainte, et leurs réclamations portent toujours sur les publications concernant des cas de corruption des pouvoirs publics. Dans tous les cas, les plaignants se considèrent atteints dans leur honneur et leur réputation, et demandent au tribunal de nous infliger des amendes exorbitantes dépassant très largement leur revenu annuel. Et à chaque fois, le tribunal fait droit à leurs requêtes.
Personnellement, je n’ai aucun doute que la dernière plainte déposée par l’adjoint du gouverneur local Abzal Braliev sera satisfaite, et que l’on nous réclamera encore, à moi et au journal, des millions de tenge. C’est totalement absurde ! Le tribunal rend un jugement illégal. Dans les affaires criminelles, les juges ne réclament pas plus d’un million de tenge aux assassins, tandis que des journalistes censés avoir porté atteinte à l’honneur d’un fonctionnaire se voient réclamer de 5 à 10 millions de tenge (de 30 000 euros à 60 000 euros). De telles sanctions sont impossibles à assumer pour un journaliste ou un média.
La loi affirme clairement que les jugements doivent respecter les principes de rationalité et de légalité, qu’ils doivent pouvoir être applicables. Mais toutes les décisions de justice prononcées contre nous sont à priori irréalisables. Comment cela peut-il encourager le respect de la justice et de la loi ?
RSF: Selon les normes en vigueur au Kazakhstan, toutes les plaintes (concernant des délits de presse) visent à la fois l’auteur de l’article et le journal dans lequel il est publié. Quelles démarches effectuez-vous pour vous protéger et prouver la justesse de vos arguments?
LA: Nous (…) présentons les preuves de ce que nous avançons, documents à l’appui. Mais le tribunal défend toujours le pouvoir. En ce moment, nous contestons auprès de la Cour suprême le jugement prononcé à notre encontre suite à la plainte du haut fonctionnaire Tlekkabyl Imashev. Nous avons été condamnés à une amende de 5 millions de tenge, confirmée en appel. Nous avons l’intention d’épuiser tous les recours qui s’offrent à nous. Parallèlement, nous attendons la décision du tribunal quant à la plainte déposée par un officier de la police financière, Arman Kojakhmetov. Il nous réclame 3 millions de tenge (environ 18 000 euros). Encore une fois, je ne me fais pas d’illusions. La plainte d’Abzal Braliev est donc la troisième à mon encontre.
RSF: Pourquoi êtes-vous si sceptique quant à vos chances d’obtenir justice et de prouver votre bonne foi ?
LA: Parce que je vois comment ces procès se déroulent. Il est évident pour moi que le pouvoir veut faire disparaître Ouralskaïa Nedelia et se débarrasser d’un journaliste gênant. Les autorités essaient de donner à ce processus une apparence légitime. Mais en réalité, le tribunal est contrôlé par les hauts fonctionnaires locaux, et les jugements sont rendus « par un coup de téléphone ». Pour prendre l’exemple de notre ville, Ouralsk, toutes les plaintes déposées par des fonctionnaires contre le journal sont traitées par la même juge, Batykgul Baïmagambetova. Il est difficile de croire à une coïncidence. Nous supposons qu’on lui fait confiance pour mener toutes ces affaires, dans la mesure où elle rend le jugement attendu de façon prévisible et garantie.
De nombreuses irrégularités entachent ces jugements. Ainsi, la semaine dernière, nous avons demandé la récusation de la juge six fois de suite. Que nos requêtes ne soient pas satisfaites, soit, mais c'est la juge elle-même qui a personnellement étudié et rejeté les quatre dernières demandes. Un juge qui examine sa propre récusation! C’est un non-sens juridique, mais c’est pourtant une pratique courante au Kazakhstan.
RSF: Et pourtant, vous aller contester tous les jugements auprès des instances supérieures. Pensez-vous qu’elles assurent une meilleure défense et protection ?
LA: Non. Si j’avais la possibilité de solliciter la récusation de tout le système judiciaire au Kazakhstan, je le ferais. Si nous en appelons aux instances supérieures, c’est pour pouvoir saisir la Cour européenne des droits de l'homme, ce qui n’est possible qu’après avoir épuisé tous les recours nationaux. Nous ne nous faisons pas illusion sur la justice kazakhe. Elle se pliera toujours à la volonté du pouvoir politique. Ces procès constituent la meilleure preuve qu’une justice objective et indépendante n’existe pas dans le pays. Si vous voulez, c’est une sorte de teste, dont le résultat est malheureusement déjà connu de tous.
RSF: Vous considérez donc que les jugements ne sont jamais rendus en faveur des journalistes et des médias ?
LA: Oui. Je suis affligé de voir que la justice est instrumentalisée et utilisée contre la société. Bien sûr, on pourrait dire : « Mais quelle affaire ! Un petit journal provincial, Ouralskaïa Nedelia, va disparaître. Il en existe des milliers d’autres, il n’y a pas de quoi s’inquiéter ! ». Pourtant, même si Ouralskaïa Nedelia est un journal provincial, il a une grande importance pour la communauté locale. Dans un contexte de contrôle total des médias par les autorités en place, Ouralskaïa Nedelia est devenue la seule source d’information alternative, fidèle aux principes du journalisme honnête et permettant la libre expression des opinions. Si notre journal n’existe plus, les gens perdront tout espoir d’un changement dans la société. Il ne reste plus beaucoup de journaux de ce genre au Kazakhstan. Il n’y aura bientôt plus de pluralisme dans le pays si des médias comme le nôtre disparaissent.
RSF: N’avez-vous pas peur que votre famille soit ruinée par les amendes ?
LA: Les amendes exorbitantes ne me préoccupent plus. De toute façon, je ne pourrai pas les payer, car mes revenus sont très modestes. (…) En dix ans de carrière journalistique, j’ai été poursuivi plusieurs fois en justice à cause de mes publications. Et mes adversaires ont toujours été des hauts fonctionnaires ou des chefs de grandes entreprises liées aux autorités. Les procureurs chargés de surveiller le respect de la légalité dans les décisions judiciaires ne se sont pas opposés une seule fois aux condamnations illégales. C’est avec un grand regret que je constate qu’au Kazakhstan, la justice est devenue un moyen de pression contre la presse.
Interview réalisée par Rozlana Taukina pour Reporters sans frontières
(Photo : Ouralskaïa Nedelia)
Publié le
Updated on
20.01.2016