L'information, chasse gardée de l'Etat
Organisation :
Enquête de : Christian Lionet
L'information, chasse gardée de l'Etat
A Cuba, les autorités maintiennent la population dans un blocus quasi hermétique à toute information indépendante des médias officiels, à l'exception d'une presse catholique qui se cantonne dans la marginalité des paroisses avec une très grande prudence éditoriale. En revanche, le pouvoir paraît prendre son parti de l'activité, illégale à ses yeux, d'une centaine de journalistes indépendants, exerçant sur le sol national, dès lors que leurs articles restent inaccessibles aux Cubains. Ceux-ci sont exclusivement diffusés en dehors de l'île, sur des sites Internet inconsultables depuis Cuba, dans des publications de la communauté cubaine en exil et quelques titres de la presse internationales interdits sur l'île, ou sur les ondes de la station fédérale américaine Radio Martí, dont les émissions sont brouillées sur le territoire.
Assimilés à des "contre-révolutionnaires", nombre d'entre eux subissent un harcèlement constant de la police, et tous peuvent tomber sans préavis sous le couperet d'une législation liberticide qui les menace de lourdes peines d'emprisonnement. Cependant, la coercition exercée actuellement contre les journalistes indépendants semble moins pressante.
L'arsenal de la répression ne varie pas pour autant : interpellations de quelques heures à quelques jours, saisies de matériel, assignations à résidence, pressions sur les familles et leurs relations, tentatives de discrédit, insultes et diffamations publiques, refus de visas de sortie du pays.
Quatre journalistes sont actuellement incarcérés. L'un d'eux finit de purger une peine de six ans de prison alors que les trois autres ont été arrêtés cette année. Ces derniers sont formellement sanctionnés pour des actes de militance civique en faveur des droits de l'homme, et non directement pour leurs activités au service de l'information. Il n'en reste pas moins qu'ils ne peuvent que difficilement continuer à informer depuis leur prison. Tous avaient d'ailleurs précédemment subi des pressions ou été interpellés en raison de leurs activités journalistiques. Actuellement, deux d'entre eux sont sous le coup de réquisitions de cinq et six années de prison. Aucune inculpation n'a été notifiée au troisième, derrière les barreaux depuis dix mois.
De leur propre avis, les journalistes indépendants estiment "bénéficier" actuellement d'une période de répression dite "de basse intensité", alors que le régime du président Castro maintient sa pression coutumière à l'encontre des militants politiques de l'opposition ou des défenseurs des droits de l'homme. Les journalistes travaillant dans les provinces sont néanmoins plus menacés que leurs collègues de la capitale, où la présence policière est relativement plus diluée et les conditions matérielles moins problématiques.
Dans ce contexte, l'activité des agences de presse indépendantes, une vingtaine aujourd'hui, ne cesse de croître en quantité, en crédibilité et en professionnalisme, comme en témoigne la production diffusée sur Internet. Alors qu'ils n'étaient qu'une poignée au milieu des années 1990, la centaine de journalistes "libres" actuellement en exercice à Cuba offrent désormais une authentique information alternative, source devenue indispensable aux observateurs de l'actualité de leur pays, mais hélas interdite à leurs concitoyens.
La prison : "rééduquer" les contre-révolutionnaires
Les quatre journalistes indépendants actuellement incarcérés sont Bernardo Arévalo Padrón, directeur de l'agence Línea Sur Press, Lester Téllez Castro, directeur de la Agencia de Prensa Libre Avileña (Agence de presse libre de Ciego de Ávila, APLA) ; Carlos Brizuela Yera, collaborateur du Colegio de Periodistas Independientes de Camagüey (Collège des journalistes indépendants de Camagüey, CPIC) ; et Carlos Alberto Domínguez, de l'agence Cuba Verdad (Cuba Vérité).
Un cinquième est sous le coup d'une inculpation qui pourrait lui valoir une incarcération de trois à huit ans. Il s'agit de Jesús Álvarez Castillo, correspondant à Morón (province de Camagüey, Centre) de l'agence Cuba Press, menacé de prison pour avoir rapporté les événements qui, le 4 mars 2002, se sont terminés par l'arrestation à Ciego de Ávila d'une dizaine de militants des droits de l'homme, parmi lesquels Lester Téllez Castro et Carlos Brizuela Yera.
Ce jour-là, la Fundación Cubana de Derechos Humanos (Fondation cubaine des droits de l'homme, FCDH), une association illégale, avait appelé à une réunion. Jesús Álvarez Castillo et Lester Téllez Castro, chargés de couvrir cette manifestation pour leurs agences respectives, sont interpellés par deux policiers alors qu'ils se rendent sur place. Le premier est attrapé par l'un des agents qui lui fait "le coup du lapin". Il perd alors connaissance. Les deux policiers le conduisent immédiatement à l'hôpital où une fissure cervicale est diagnostiquée. Alertés par Lester Téllez Castro, une dizaine de militants de la FCDH se rendent en cortège à l'hôpital, distant d'un kilomètre, puis manifestent dans le hall de l'établissement en scandant des slogans hostiles au régime. Ils sont bientôt arrêtés par des policiers de la sécurité d'Etat (Departamento de la Seguridad del Estado, DSE).
Selon Jesús Álvarez Castillo, c'était un coup monté pour arrêter le groupe en flagrant délit d'outrage et de rébellion. Le journaliste est convaincu qu'il a été agressé volontairement pour attirer les militants dans un lieu public où ils pourraient être filmés et arrêtés. Il met en avant la grande courtoisie et la compassion des policiers venus le voir après les incidents. Il affirme avoir été raccompagné à son domicile par deux hauts responsables de la sécurité d'Etat, dont un, un certain "colonel Aramis", venu de La Havane. D'après le journaliste, ce serait même ce dernier, connu dans la capitale pour être chargé de la répression contre la presse indépendante, qui aurait monté tout le scénario.
Le 30 juillet dernier, Jesús Álvarez Castillo a été avisé qu'il était poursuivi pour avoir refusé d'être cité comme témoin au procès des militants arrêtés le 4 mars. Les autorités ont invoqué l'article 155 du code pénal sur le "faux témoignage" et le refus de témoigner. Selon que le délit sera considéré par le tribunal comme "simple" ou "aggravé", il encourt une amende de 300 à 3 000 pesos (15 à 150 euros), ou une peine de trois à huit ans de prison.
Lester Téllez Castro : "élément antisocial"
C'est donc en tant que militants des droits de l'homme que les journalistes Lester Téllez Castro et Carlos Brizuela Yera ont été interpellés. Le 27 août 2002, le parquet de Ciego de Ávila a requis contre eux respectivement six ans et cinq ans de prison pour "outrage à fonctionnaire" ("desacato"), "désordre public" ("desorden publico"), "résistance à l'autorité" ("resistencia") et "désobéissance" ("desobediencia"). Leurs compagnons encourent des peines allant de deux ans et demi à sept années d'emprisonnement, et les deux femmes du groupe quatre ans de travail correctionnel sans internement. Leur procès est attendu avant la fin de l'année.
Agé de 27 ans, Lester Téllez Castro (photo) est actuellement emprisonné à la prison Canaleta de Ciego de Ávila, dans le bloc 7. Sa mère, Hildelisa Castro Campo (photo), et sa belle-sœur, Mirley Delgado Bombino, infirmière et également journaliste de l'APLA, peuvent lui rendre visite régulièrement. Lester, qui a perdu l'usage de l'œil droit quand il était enfant, se plaint depuis deux mois de souffrir d'une opacification de l'autre oeil et d'hypertension artérielle. "Il voit toutes les lettres en rouge, expliquent-elle, car il vit dans une cellule d'isolement ("celda de islamiento") entièrement peinte en blanc, sans aucune ouverture, et éclairée en permanence par une seule ampoule de 40 watts. Il est très affecté physiquement."
C'est à sa demande que Lester Téllez Castro vit depuis juillet dans cette "celda de aislamiento", la seule de l'établissement, qui jouit paradoxalement d'un relatif confort : une planche en bois (sans oreiller) pour couchette, toilette avec chasse d'eau, et un robinet d'eau potable, ouvert quelques heures par jour. Il redoute en effet d'être assassiné par d'autres prisonniers depuis qu'un codétenu, un certain Alberto Delgado Mursuli, lui a assuré s'être vu proposer par un responsable de l'établissement de l'éliminer en échange de faveurs.
Depuis le mois de mai, Lester Téllez Castro refuse toute nourriture fournie par la prison, qu'il juge infecte, se contentant des colis apportés toutes les trois semaines par sa famille. Selon sa mère, il ne bénéficie d'aucun suivi médical particulier. On lui donne seulement de temps en temps une tablette de vitamines A pour troubles de la vue.
Le journaliste et militant des droits de l'homme a dénoncé dans plusieurs lettres les conditions de détention dans la prison Canaleta. Il a entamé plusieurs grèves de la faim pour exiger leur amélioration. Alimenté de force par injections intraveineuses de sérum, il a finalement accepté à la mi-juillet de mettre un terme à la dernière de ses tentatives pour pouvoir, en échange, recevoir une visite exceptionnelle de son père, résidant à Miami, qui était de passage à Cuba.
Lester Téllez Castro se consacre au journalisme et à la défense des droits de l'homme depuis deux ans et demi. Il sortait alors de prison, après une condamnation à six ans de détention pour un vol avec effraction. Adolescent fragile à l'époque des faits et influencé par des relations douteuses, il menait, selon ses proches et amis, une existence exemplaire depuis la fin de sa peine. Mais cette condamnation figure dans son dossier, ce qui lui a valu un réquisitoire particulièrement lourd.
Les autorités cubaines ne manquent d'ailleurs pas, aujourd'hui, de rappeler ces antécédents pénaux pour discréditer son action et tenter de justifier son incarcération devant la communauté internationale. Interpellées par le Groupe de travail sur les détentions arbitraires des Nations unies, elles ont expliqué que Lester Téllez Castro n'était qu'un "simple délinquant (…), un élément antisocial, impulsif, irrespectueux, provocateur dans son attitude à l'égard des autorités" qui avait tenté à plusieurs reprises de quitter illégalement le pays.
Actuellement, ni la mère du journaliste, qui vit dans un faubourg de Ciego de Ávila, ni sa belle-sœur ne se plaignent de tracasseries particulières. En revanche, la compagne de Lester Téllez Castro, Daymarelis Pérez, a perdu son poste de directrice des programmes de Radio Surco, une station officielle locale. La jeune femme vit une relation familiale tendue au domicile de ses parents, militants communistes. Elle a rejoint les rangs de l'APLA.
Carlos Brizuela Yera : "Je suis prêt à rester privé de mes droits"
Comme son ami Lester, Carlos Brizuela Yera, 30 ans, a lui aussi des antécédents judiciaires. Il avait déjà été interpellé pour avoir arboré dans une manifestation de rue un panneau proclamant "A bas Fidel !". Dans sa réponse aux Nations unies, le gouvernement cubain rappelle qu'il a déjà purgé une peine de quatre ans de prison (entre 1994 et 1998) pour avoir soi-disant tenté de porter atteinte à la vie d'un policier. Lui aussi est donc accusé d'être un délinquant, "déguisé en défenseur des droits de l'homme", qui agit comme un "mercenaire" au service des Etats-Unis.
Carlos Brizuela Yera (photo) est emprisonné au Provisional Provincial de Holguín (Est). Son épouse, Ana Peláez García, réside à Florida, dans la province de Camagüey (environ 80 km au sud-est de Ciego de Ávila) et militait comme lui à la FCDH. Après une visite à la prison le 16 octobre dernier, elle a bénéficié d'une "visite collective exceptionnelle" le 27 octobre, privilège accordé chaque mois de façon discrétionnaire par les gardiens à des groupes de trois détenus, pour bonne conduite. Celle du mois suivant a été refusée au journaliste pour ne pas avoir participé au repas organisé, une fois par mois par la prison, au cours duquel est servi du poulet. Estimant qu'un tel menu devait être la règle et non l'exception, le journaliste a refusé d'y assister.
Ana Peláez García (photo) a cependant pu le voir fin novembre, lors de la visite traditionnelle, et devait le revoir le 16 décembre puis le 18 décembre, date de la visite conjuguale. "Carlos est un peu mince mais il a le moral, assure-t-elle, et sa santé est bonne. Il partage une cellule avec cinq prévenus de droit commun poursuivis pour vols et crimes, mais il n'a pas de problème relationnel avec eux. Cependant, les conditions d'hygiène sont déplorables et la nourriture infecte. L'accès au médecin n'est prévu qu'en cas d'urgence, il n'y a pas de suivi de routine."
Elle veut croire que la visite exceptionnelle accordée en octobre à son mari marque le début d'un relâchement des pressions exercées jusqu'à présent contre lui, car depuis que celui-ci a fait sortir de prison des lettres dénonçant les conditions de vie infligées aux détenus, le couple est en butte à l'hostilité des gardiens : "Nous devons l'un et l'autre nous déshabiller totalement avant chaque parloir, et subissons une investigation corporelle poussée. On découd même les ourlets de nos vêtements à la recherche de messages. Le rééducateur ne m'adresse plus la parole." Le 29 mai, ils ont été privés de "pavillon conjugal" (parloir intime de trois heures accordé une fois par mois aux couples mariés), en raison de la diffusion de ces lettres, reprises par Radio Martí et la presse Internet.
Ana Peláez García ne travaille pas. Elle explique ne pas subir actuellement de pressions dans son existence quotidienne, ni sa soeur Jacqueline, ni la mère de Carlos, employée comme gardienne dans une centrale sucrière. Elle confirme que son mari participait à la réunion du 4 mars en tant que militant de la FCDH et non en tant que journaliste, rôle qui était dévolu à Lester Téllez Castro ce jour-là. Cependant, elle souligne que, depuis son incarcération, toutes les lettres que Carlos fait sortir de prison sont d'authentiques reportages sur l'établissement pénitentiaire. Il y témoigne, tout comme son épouse, d'un moral exceptionnel. Le prévenu écrivait ainsi le 12 juin : "Je suis prêt à rester privé de mes droits, pour dénoncer les injustices qui se commettent ici chaque jour. Et si c'est un délit que de les faire connaître au monde, c'est avec joie que j'accepterai la sanction."
Le 4 mars, Ana Peláez García a été arrêtée puis détenue trois jours au siège des opérations judiciaires de la sécurité d'Etat à Ciego de Ávila, puis pendant neuf jours dans une prison de Camagüey. Libérée dans l'attente d'un procès, elle encourt une peine de quatre ans de travail correctionnel sans internement pour "résistance" et "désobéissance", mais le tribunal pourrait dicter une sanction plus lourde encore, en la condamnant à de la prison ferme.
"En prison ou dehors, il n'y a pas une grosse différence"
Le troisième journaliste actuellement incarcéré à Cuba est lui aussi à la fois reporter et militant. Carlos Alberto Domínguez (photo) est directeur de l'Instituto del Derecho (Institut du droit) et membre du Partido Democrático 30 de Noviembre (Parti démocratique du 30 novembre), groupuscules d'opposition. Agé de 46 ans, il a été interpellé à son domicile d'Arroyo Naranjo, un faubourg de La Havane, le 23 février 2002, par des agents de la sécurité d'Etat.
Journaliste de l'agence Cuba Verdad, il assistait régulièrement aux messes célébrées les 11 et 24 de chaque mois dans l'église de la paroisse de San Mariano, pour commémorer tour à tour les attentats du 11 septembre à New York et la mort de quatre pilotes de l'association humanitaire cubano-américaine Hermanos al Rescate, dont les deux appareils civils avaient été abattus le 24 février 1996 par des chasseurs de l'armée de l'air cubaine. Lors des deux messes précédant son arrestation, des manifestants avaient scandé des slogans : "Liberté pour les prisonniers politiques !", "Vive les droits de l'homme !"
C'est donc à la veille d'une nouvelle messe qu'il a été arrêté à son domicile. Dans le document remis aux Nations unies, les autorités cubaines expliquent que "sa détention n'est pas liée à l'exercice de la liberté de religion, d'expression ou d'opinion" mais au fait que ce dernier "agissait avec l'objectif clair et prémédité de porter atteinte à l'ordre public et d'interrompre le développement normal d'activités d'intérêt social". Elles affirment également qu'il n'est pas journaliste et ne dispose officiellement que "d'une licence de travailleur à son compte en qualité d'horloger".
Après deux jours d'interrogatoire à Villa Marista, le siège de la sécurité d'Etat à La Havane, et dix jours de détention dans un commissariat du DTI (Departamento tecnico de investigaciones) de La Havane, Carlos Alberto Domínguez a été hospitalisé le 8 mars à l'hôpital militaire Carlos J. Finlay de Marianao de La Havane. Il souffre d'hypertension artérielle. Toutes les visites ont alors été différées, "compte tenu de son état". Depuis le 29 mars, il est incarcéré à la prison de "rigueur maximale" de Valle Grande, à soixante kilomètres de la capitale.
Son militantisme politique lui avait déjà valu de multiples interpellations et une interdiction de quitter le pays, bien qu'il soit, ainsi que son épouse et leurs trois enfants, titulaire d'un visa américain depuis juin 2000. Selon son frère Armando (photo), 38 ans, lui-même militant des droits de l'homme et ancien détenu, Carlos Alberto Domínguez a observé en septembre un jeûne de deux jours pour protester contre la détention des prisonniers politiques.
Le journaliste et militant politique vit dans une baraque qui héberge 130 détenus pour une capacité de 80, avec des couchettes surperposées sur trois niveaux. Ceux qui n'en disposent pas doivent dormir à même le sol de ciment. Il y a quatre WC à la turque et un seul robinet, alimenté une heure par jour. La nourriture est infecte : pâtes et céréales froides, sans sel, viande hâchée d'abats en décomposition.
La santé du détenu est médiocre mais stable. Il se plaint de migraines, d'hypertension artérielle et de gastrites. Le gouvernement prétend pour sa part que "M. Domínguez reçoit un traitement privilégié en matière d'alimentation et de soins médicaux". Le 2 décembre dernier, on apprenait de sources proches de la famille que le journaliste et militant politique avait été transféré à l'hôpital Salvador Allende de la ville, dans la section réservée aux détenus. Depuis quelque temps, il souffrait de violents maux de tête.
Son épouse, Maria González, est matériellement assistée par sa famille. Mais, le 25 juin, elle a été menacée par des policiers qui la soupçonnent d'avoir sorti de prison des lettres dans lesquelles Carlos Alberto Domínguez dénonçaient les conditions de détention particulièrement sévères de Villa Grande. Leur fils, âgé de 14 ans, dit ne pas subir de discrimanation à l'école, où il est bon élève. Armando Domínguez affirme que son frère et lui-même sont déterminés à poursuivre leur combat : "Pour nous, il n'y a pas de prison. Nous sommes en prison dehors. Dehors ou dedans, il n'y a pas une grosse différence".
Bernardo Arévalo Padrón, atteint de leptospirose, une maladie des rongeurs
Des quatre journalistes actuellement emprisonnés à Cuba, Bernardo Arévalo Padrón (photo), 37 ans, est celui qui a passé le plus de temps en prison.
Arrêté le 18 novembre 1997, Bernardo Arévalo Padrón a été condamné en appel, dix jours plus tard, à six ans de prison pour avoir qualifié le président Fidel Castro et le vice-président cubain Carlos Lage de « menteurs » sur les ondes de Radio Marti (une station financée par le gouvernement américain pour émettre vers l'île). Le journaliste reprochait au Président de ne pas respecter la déclaration finale du Sommet ibéro-américain (qui réunit les chefs d'Etat latino-américains et leurs homologues espagnol et portugais) de 1996, dans laquelle les signataires s'engageaient à promouvoir la démocratie parlementaire, les libertés fondamentales et les droits de l'homme dans leurs pays respectifs.
Fin 1998, après la visite du pape, Bernardo a vu sa peine réduite d'un mois "pour bonne conduite", sur les deux mois accordables à ce titre à tout détenu par année de détention. Mais, depuis, l'administration pénitentiaire ne lui a accordé aucune libération anticipée ni nouvelle réduction de peine, "en raison de son manque de coopération au programme de rééducation". Bernardo ne devrait donc être libéré que le 17 octobre 2003.
Avant d'être arrêté, le journaliste avait par ailleurs écrit, pour le compte de l'agence Línea Sur Press qu'il avait fondée, un article révélant la participation supposée de militaires à un abattage clandestin de bétail dans la région d'Aguada de Pasajeros (province de Santa Clara, Centre), où il réside. Selon ses collègues journalistes, cette information fut peut-être la véritable raison de ses problèmes judiciaires. L'abattage clandestin est un délit passible de dix ans de prison.
A l'âge de 23 ans, Bernard Arévalo Padrón s'etait engagé comme policier à la sécurité d'Etat, avec pour mission de surveiller les militants en faveur des droits humains. Mais au milieu des années 1990, à la suite de la mort de son frère, décédé selon lui faute des soins médicaux nécessaires, il jurait sur sa tombe de lutter désormais contre le communisme, et rejoignait l'un des mouvements qu'il était chargé de dénoncer. Il a travaillé alors comme opérateur ferroviaire dans les chemins de fer.
Aujourd'hui, Bernardo est incarcéré dans la prison d'Ariza (Centre), bloc 2, cellule 25. A travers ses écrits, ses amis redoutent que sa santé mentale ne se soit dégradée. "Il a beaucoup changé et ses relations auront du mal à le reconnaître quand il sortira", confie un proche. Ses relations avec les autres détenus sont en effet difficiles. Certains lui rendent la vie impossible pour se voir accorder de petits privilèges de l'administration pénitentiaire. Dans l'espoir d'une remise de peine, des prisonniers de droit commun lui ont récemment volé des effets personnels et des lettres pour les remettre à la police. Les gardiens poussent également ses codétenus à harceler le "contre-révolutionnaire", en expliquant qu'il nuit à la bonne réputation de l'établissement et à leur notation collective.
Depuis octobre 2000, Bernardo pourrait bénéficier d'une libération anticipée après avoir purgé la moitié de sa peine. En 2002, le journaliste a pourtant refusé de déposer une nouvelle demande parce qu'il n'y croit plus et ne veut pas souffrir d'autres désillusions. Cependant, selon son épouse, Libertad Acosta Díaz, l'administration pénitentiaire fait la demande automatiquement tous les six mois, conformément au règlement. Elle ne voit néanmoins dans cette démarche qu'un simple moyen de pression psychologique.
Une lueur d'espoir ? Le 18 octobre dernier, pour la première fois depuis le début de sa détention, Bernardo a pu joindre sa femme au téléphone sur son lieu de travail, à 10h30 du matin, en utilisant une carte de téléphone de vingt minutes qu'il avait échangée contre des cigarettes. Le coordinateur lui en avait donné l'autorisation (indispensable pour accéder à la cabine), ce que Libertad interprète comme un signe encourageant. Il a demandé des nouvelles de sa mère et de ses beaux-parents.
Libertad peut rendre visite à son mari toutes les trois semaines : "On se présente à 8 heures du matin. On patiente jusqu'à 8 h 30 dans un réfectoire en attendant que se termine la fouille méticuleuse des colis. Un militaire conduit alors les visiteurs dans la salle du parloir, une sorte de réfectoire avec, au milieu, une longue table de ciment et des bancs de ciment. Les détenus sont introduits à 9 heures par une porte d'acier. Le toit est percé, il faut repérer un endroit à l'abri des infiltrations pluviales. Les gens se regroupent par familles, c'est très bruyant, il faut presque crier pour se parler." Le journaliste a un fils de dix ans d'une autre union, qui vit à Camaguëy, et qui lui rend également visite deux fois par an.
Les colis que Libertad lui apporte se composent d'aliments qui peuvent se conserver : fromage, sucre, boissons en poudre, pain. Et beaucoup de cigarettes : "Bernardo ne fume pas, mais c'est un moyen de troc."
Les visites matrimoniales sont différées depuis le 16 juillet 2002, pour une durée indéterminée, en raison de travaux dans le local. L'épouse y a droit une fois par mois en plus du droit de visite normal. Elle subit une fouille corporelle très minutieuse par une femme militaire, qui l'introduit ensuite dans "le pavillon conjugal" et referme la porte de l'extérieur. Puis le détenu est introduit à son tour. La visite dure trois heures. La gardienne frappe une première fois à la porte un quart d'heure avant la fin, pour prévenir. Pour mobilier, il y a un lit, une table et une chaise, une toilette avec un seau pour réservoir, car il n'y a de l'eau qu'une heure par jour.
Son état de santé est gravement affecté par des conditions de détention très pénibles. "Bernardo souffre de migraines et d'hypertension artérielle", affirme son épouse, Libertad Acosta Díaz. Début décembre 2002, il s'est plaint de souffrir de fièvres violentes qui le font trembler et délirer. Une leptospirose a été diagnostiquée. Cette maladie infectieuse est provoquée par une bactérie qui parasite de nombreux animaux, et en particulier les rongeurs. La contamination se fait le plus souvent par voie cutanée ou au contact d'eau contaminée. Des antibiotiques ont été administrés au journaliste. Libertad est cependant préoccupée. Le traitement par antibiotique n'est efficace que s'il est administré précocement. Et dans 5 % des cas, la maladie peut être mortelle.
Libertad est ingénieur en transport maritime et elle a travaillé neuf ans au port de Cienfuegos. Elle a été révoquée en 1992, au plus dur de la "période spéciale" (une période de restrictions provoquée par la disparition du grand frère soviétique) au prétexte qu'elle était domiciliée à Aguada de Pasajeros et qu'on ne pouvait plus assurer son transport. Elle a été réaffectée à un statut et à un salaire inférieurs comme agent de statistiques à la compagnie des autobus d'Aguada de Pasajeros. Elle pense avoir été sanctionnée en réalité parce qu'elle est catholique pratiquante. Elle ne travaille que lorsque les autobus fonctionnent. Or, faute d'essence, la compagnie est parfois paralysée pendant plus d'un mois. Elle ne perçoit alors aucun salaire. Ou bien elle est affectée à son domicile quand le travail n'est pas urgent, et ne touche alors que 65% de son salaire mensuel de 140 pesos (7 euros). Sa tâche consiste à comptabiliser le nombre des passagers.
La répression au quotidien : un harcèlement constant
Depuis l'émergence de la presse indépendante au début des années 1990, les autorités cubaines ont toujours couplé les incarcérations de longue durée avec une politique de harcèlement constant envers les journalistes indépendants afin qu'ils n'aient plus le choix qu'entre la prison, le silence ou l'exil. Même si ce harcèlement s'est atténué, et si aucun d'entre eux n'a été emprisonné depuis le 4 mars dernier, les manœuvres d'intimidation, les pressions et les menaces se poursuivent, notamment dans les provinces.
Il avait critiqué le gouvernement à voix haute chez lui…
L'arsenal des tracasseries commence par une surveillance tatillonne des intéressés. Epiés par les indicateurs des Comités de défense de la révolution (CDR, organisations officielles de quartier), insultés en public, filés par la police, régulièrement menacés de représailles, les journalistes subissent des pressions quasi quotidiennes visant à les isoler au sein de la société cubaine.
Ainsi, Marvín Hernández Monzón, correspondante de l'agence Cuba Press à Palmira (Cienfuegos), a été la cible, le 12 juin dernier, d'une séance publique d'insultes par ses voisins ("acto de repudio") convoqués par le CDR situéenfacedesamaison.Lamanifestationaétéinterrompue parlapluie.La journalistese ditaussi fréquemmentépiée parun indicateurposté dans larueetquil'insulte régulièrement.
JesúsÁlvarez Castillo se plaint également d'être constamment observé et diffamé. Il rapporte qu'un policier a ainsi déclaré à sa compagne qu'il était homosexuel. Un autre a prétendu auprès d'un ami canadien qu'il travaillait pour la CIA, tandis qu'un voisin a été chargé d'écrire à la Section des intérêts américains de La Havane qu'il était un informateur de la sécurité d'Etat infiltré dans l'opposition. "Ces ragots créent un peu le vide autour de moi, déplore-t-il. J'ai renoncé à toute liaison sentimentale pour ne compromettre personne et ne pas offrir de moyens de pression sur moi", explique-t-il. Quant à Mario Enrique Mayo, directeur de l'agence Félix Varela de Camagüey, il a été convoqué le 2 octobre par la police après qu'une voisine eut rapporté au CDR qu'il avait tenu chez lui, à voix haute, des propos critiques à l'égard du gouvernement.
Les journalistes indépendants subissent par ailleurs des interpellations à répétition ou sont régulièrement convoqués par la police. Au total, 29 interpellations ont été rencensées en 2001 et déjà près d'une quarantaine depuis le 1er janvier 2002. Même s'ils ne débouchent pas sur des emprisonnements, ces séjours de courte durée au poste visent à maintenir la pression psychologique.
Ainsi, Mario Enrique Mayo a été interpellé le 28 septembre par des agents de la sécurité d'Etat qui l'ont interrogé pendant six heures sur une information qu'il avait publiée sur l'un d'entre eux, en menaçant de l'emprisonner. A trois reprises cette année, Pablo Pacheco, de l'agence Cooperativa Avileña de Periodistas Independientes (Cooperative des journalistes indépendants de Ciego de Ávila, CAPI), a été interpellé quelques heures pour le délit supposé d'"association illicite".
Les interpellations servent également à empêcher les journalistes de faire leur travail. Le 17 janvier 2002, Omar Rodríguez Saludes, de l'agence Nueva Prensa Cubana, a été interpellé à La Havane alors qu'il s'apprêtait à couvrir une réunion entre des dissidents et un officiel espagnol.
Pour sa part, Isabel Rey Rodríguez, correspondante de Cuba Press à Villa Clara (Centre-Ouest), a été convoquée par la police le 30 septembre. Au cours de l'interrogatoire, elle a été menacée d'une amende de 600 pesos (30 euros) pour "violation du secret de l'instruction". Dans un article, elle avait relayé une accusation pour "corruption" portée contre un officier militaire retraité… par les instances locales du Parti communiste.
"Bons conseils" et pressions sur les proches
Une variante de l'interpellation semble se propager : la visite au domicile. Des policiers se rendent chez les journalistes indépendants et, sur un registre qui va de l'interrogatoire informel à la "conversation courtoise", les menacent de poursuites pénales pour leurs activités ou leur prodiguent "amicalement" de bons conseils à observer "dans leur propre intérêt". Ce genre de contacts vise à alimenter le soupçon de compromission entre les journalistes objets de cette sollicitude et la police.
Raúl Rivero, fondateur et directeur de l'agence Cuba Press, reçoit régulièrement de telles visites, généralement sur le mode courtois. On lui a recommandé, par exemple, de ne pas exposer tel ou tel journaliste de son agence pour lui "éviter des ennuis" dans le contexte du moment. A Ciego de Ávila, Pedro Arguelles Morán, de l'agence CAPI, reçoit la visite régulière de deux officiers de la police qui viennent "converser" de la situation dans la ville, et se déclarent intéressés à connaître son point de vue. Ils le préviennent par allusions des risques qu'il encourt, assurant qu'il ne s'agit en aucune façon de "menaces".
Les journalistes indépendants sont fréquemment frappés d'amendes, ou sont visés par des inculpations susceptibles de déboucher sur de lourdes condamnations.
Pedro Arguelles Morán (photo) est inculpé depuis plus de cinq ans pour "outrage". On lui reproche d'avoir tenté de faire sortir des informations sur des violations des droits de l'homme dans l'établissement où il était détenu alors pour ses activités d'opposant. Le procès ne s'est jamais tenu, mais le journaliste risque d'être condamné à deux ans de prison "du jour au lendemain" comme son collègue Jesús Joel Diaz Hernández. Ce dernier avait été arrêté le 18 janvier 1999 et condamné, le lendemain, à quatre ans de prison pour "dangerosité sociale". Il a finalement été libéré deux ans plus tard, sans explication.
Les proches et les familles des journalistes indépendants n'échappent pas aux tracasseries en tout genre, dans leur vie privée ou professionnelle, comme en témoigne le cas de l'épouse de Victor Rolando Arroyo, correspondant de l'agence Unión de Periodistas y Escritores de Cuba Independientes (UPECI) à Pinar del Río (150 kilomètres au sud-ouest de La Havane). Celle-ci a perdu son emploi de professeur dans la ville et a été réaffectée comme institutrice dans un village difficilement accessible, avec un salaire réduit des deux tiers. En 2001, le fils de Pablo Pacheco n'a pas été accepté à la garderie "faute de place", alors qu'il était prioritaire sur la liste, la femme du journaliste étant médecin.
L'interdiction de s'organiser
Malgré la répression, les journalistes indépendants tentent de s'organiser. Une tâche difficile. Depuis 1995, leurs agences sont systématiquement rejetées dans l'illégalité par le refus des autorités de les reconnaître en dépit de demandes présentées au ministère de l'Intérieur. Plutôt que de répondre par la négative, les autorités préfèrent laisser ces demandes sans réponse. Ce qui leur permet de prétendre, dans la lettre adressée aux Nations unies, que les agences pour lesquelles travaillent les journalistes incarcérés "n'existent pas" ou "n'ont pas été enregistrées auprès des autorités compétentes".
Constituée d'une centaine de membres regroupés dans une vingtaine de petites agences, la presse indépendante cubaine tente depuis dix-huit mois de se fédérer. Il existe actuellement trois organisations de journalistes indépendants : la Federación de Periodistas Cubanos (Fédération des journalistes cubains, FEPEC), la Federación de Periodistas Asociados (Fédération des journalistes associés, FPA), et la Sociedad Manuel Márquez Sterling.
A en juger par la répression dont elle est victime, cette dernière est sans doute la plus dynamique. Parmi ses activités, elle entend dénoncer la répression dont font l'objet l'ensemble des journalistes indépendants. Ignorés par la presse officielle, ses communiqués sont repris par les bureaux des agences internationales présents à La Havane. L'organisation entend promouvoir la professionnalisation des journalistes indépendants. Tout d'abord parce que la majorité d'entre eux n'ont aucune formation journalistique. Ensuite, parce que ce manque de formation est utilisé par le gouvernement pour discréditer leur travail.
Mais c'est ce même gouvernement qui réprime aujourd'hui ces tentatives de formation. Dernier exemple en date, le 21 mars 2002, des agents de la sécurité d'Etat ont intercepté trois journalistes qui se rendaient à des cours de journalisme dispensés au domicile de Ricardo González (photo), président de l'association, à La Havane. Deux autres journalistes qui se trouvaient chez lui ont été interceptés en sortant de sa maison. Un sixième a été interrogé dans la soirée par la police sur ses activités au sein de l'association. En octobre 2001, une opération de police similaire avait déjà empêché la tenue de tels cours. Ricardo González rappelle qu'à Cuba, aucun article du code pénal n'interdit pourtant d'enseigner librement.
Le chantage au départ
Il faut encore citer, au chapitre des harcèlements, la "politique du visa". Poussés à bout par ce harcèlement constant, au total cinquante-six journalistes indépendants ont pris le chemin de l'exil depuis 1995. Et près d'une dizaine d'autres sont actuellement candidats au départ.
Mais pour quitter son pays, tout citoyen cubain doit préalablement obtenir le visa du pays de destination, puis, auprès du Département de l'immigration du ministère cubain de l'Intérieur, une autorisation de sortie (la "carta blanca"), ainsi qu'une autorisation de rentrée sur le territoire cubain si l'intéressé souhaite revenir au terme de son voyage.
Premier obstacle, le coût. Celui du passeport cubain et de ces autorisations s'élève à plusieurs centaines de dollars, sans compter le coût du visa du pays d'accueil. L'obtention des autorisations de sortie et de retour est soumise par ailleurs à l'arbitraire des autorités. Le gouvernement use de cette procédure pour jouer "au chat et à la souris" avec les journalistes indépendants qui souhaitent soit émigrer définitivement, soit voyager à l'étranger.
Ainsi, après avoir obtenu des Etats-Unis un visa d'émigration, ils se voient refuser l'autorisation de sortie du territoire. Les intéressés finissent généralement par obtenir cette autorisation, mais l'attente imposée équivaut à un harcèlement psychologique. Quand ce n'est pas déjà le cas, le postulant perd presque automatiquement son emploi dès qu'il est titulaire du visa d'émigration. Son logement peut être réquisitionné, et il vit dans une situation de non-droit, où toute activité légale lui est pratiquement interdite.
Il est surtout déstabilisé vis-à-vis de son entourage, transformé en "persona non grata" dans son environnement social. Même ses amis sont tentés de s'en méfier, le soupçonnant inévitablement de pouvoir succomber à un chantage des autorités pour obtenir l'autorisation souhaitée.
Plusieurs journalistes indépendants se trouvent actuellement dans cette situation. C'est le cas notamment de Milagros Beatón Betancourt, de la Agencia de Prensa Libre Oriental (APLO), José Luís García Paneque de l'agence Libertad, Jorge Dante Abad Herrera, de l'APLO, Jorge Oliveira Castillo et Dorka de Céspedes, respectivement directeur et reporter de l'agence Havana Press. Le départ de Manuel Vázquez Portal, de l'agence Grupo de Trabajo Decoro, serait par contre imminent. Après deux ans d'attente, il vient d'obtenir une autorisation de sortie du territoire. Normando Hernández González, directeur de l'agence Colegio de Periodistas Independientes de Camagüey (CPIC), serait dans la même situation. Quant à Edel José García Diaz, de l'agence Centro Norte Press (CNP), cette autorisation lui aurait été promise pour janvier 2003.
En variante de ce harcèlement, d'autres reporters, qui souhaitent simplement voyager, sont autorisés à quitter le pays, mais se voient refuser l'autorisation de retour, avec apposition sur leur passeport de la mention suivante : "permis accordé en tant que sortie définitive pour un terme définitif". Quitter le pays dans ces conditions reviendrait donc à se condamner à l'exil.
Raúl Rivero (photo) est un habitué de cette subtile invitation au départ définitif, qui lui a été proposée chaque fois qu'il a été invité à recevoir à l'étranger l'un des nombreux prix qu'il a obtenus pour récompenser son œuvre littéraire ou son activité de journaliste indépendant. Le 28 octobre dernier, les autorités lui ont de nouveau refusé un visa pour se rendre au Mexique où il était invité par une revue littéraire pour présenter son dernier recueil de poésie.
La "ligne rouge"
Malgré ces manœuvres d'intimidation, les journalistes indépendants estiment bénéficier actuellement d'une relative tolérance envers leurs activités. Ils relèvent notamment qu'à cette date, la loi 88, dite "loi baîllon", adoptée en mars 1999 et qui prévoit jusqu'à vingt ans de prison pour les journalistes dont les activités feraient le jeu des Etats-Unis, n'a jamais été appliquée.
Tout en garantissant leur totale solidarité avec leurs quatre confrères emprisonnés, ils notent par ailleurs que les trois derniers à avoir été arrêtés cette année l'ont été pour leur militance civique ou politique, et non directement pour leur travail de journaliste.
Ils attribuent cette tolérance à quatre facteurs. Le premier tient au fait que les journalistes indépendants ne parviennent pas à transgresser l'interdiction d'éditer des publications ou de diffuser des émissions audiovisuelles sur le territoire national. Privés de tout moyen d'édition ou de diffusion sur place, ils restent en effet impuissants à contourner le monopole de l'information imposé par le gouvernement, qui contrôle les médias officiels et maîtrise totalement la communication publique à l'intérieur du pays. Les journalistes indépendants sont convaincus que le franchissement de cette "ligne rouge" de l'information interne les exposerait aux plus dures représailles, et notamment au couperet de la loi 88.
Ils estiment ensuite que la solidarité d'organisations internationales de défense de la liberté de la presse, qui rendent systématiquement publique sur la scène internationale toute atteinte à leurs activités, les protègent des représailles : le gouvernement évite de noircir son "bilan", pour des considérations de politique étrangère.
En effet, le régime communiste se trouve dans un contexte diplomatique et économique particulier. Les journalistes citent notamment les tentatives de séduction de Fidel Castro en direction des Etats-Unis pour consolider les échanges commerciaux après la récente autorisation accordée à Cuba d'acheter des produits agro-alimentaires à ce pays. Le président cubain éviterait par exemple d'affaiblir, par des représailles trop ostentatoires, la position de Jimmy Carter, qui a récemment préconisé la levée de l'embargo économique américain. Les journalistes citent encore la foire commerciale américaine qui s'est tenue à La Havane en septembre dernier ou encore la Conférence internationale sur la crise des missiles organisée en octobre à La Havane. Fidel Castro a par ailleurs annoncé, début décembre, que son pays demanderait à être partie des accords de Cotonou. Ces derniers permettent à 77 pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (Groupe ACP) de bénéficier d'une aide économique et d'un régime de préférence commerciale de l'Union européenne.
Ils mentionnent enfin le développement des moyens de télécommunication, que les autorités ne parviennent plus à contrôler à 100 %. En dépit de son coût, le téléphone national et international est de plus en plus accessible. Il leur est très difficile, mais non impossible, de surfer sur Internet avec des connexions clandestines. Ils estiment inéluctable que le portail du web et du courrier électronique s'entrebaîlle de plus en plus largement.
Dans cette marge étroite de tolérance relative, l'activité des journalistes indépendants se développe à Cuba. A l'étranger, leur production, de plus en plus professionnelle et de plus en plus crédible, est devenue pour les médias internationaux une source incontournable d'informations sur la réalité cubaine. Sur l'île même, les journalistes indépendants occupent un créneau de plus en plus solide dans l'ébauche d'une société civile qui échappe à l'emprise totalitaire du régime. Ils participent, à ce titre, aux prémices indispensables à une transition pacifique vers une société démocratique et libérale.
Conclusion et recommandations
Au printemps 1999, un an après la visite du pape à La Havane et la relative accalmie qui l'avait suivie, le régime s'était durci contre l'opposition et la presse indépendante, provoquant le départ en exil de 32 journalistes indépendants en 1999 et 2000. Deux ans plus tard, le "durcissement" s'est converti en "répression de basse intensité" et, de l'avis même des journalistes indépendants, ils bénéficient aujourd'hui d'une marge de tolérance envers leurs activités.
Cette dernière reste cependant très relative. D'abord parce que trois d'entre eux ont été arrêtés cette année. Même s'ils sont incarcérés avant tout pour des actes de militance politique ou de défense des droits de l'homme, les trois hommes étaient connus des autorités également pour leurs activités journalistiques qui leur avaient déjà valu d'être interpellés ou convoqués par la police. Depuis leur prison, ils continuent d'ailleurs d'exercer leur droit d'informer. Ensuite, parce que le harcèlement quotidien se poursuit contre la presse indépendante pour rappeler aux journalistes qu'ils peuvent à tout moment être arrêtés et condamnés à une lourde peine de prison.
Enfin, il apparaît surtout que le régime réussit à préserver son monopole sur l'information diffusée aux Cubains, véritable sanctuaire. En réalité, il n'y a pas de tolérance. La politique de répression a rempli son objectif : maintenir les journalistes indépendants en deçà de la "ligne rouge" que représente la diffusion d'informations non contrôlées par l'Etat auprès de la population. Dans une interview accordée en 1997, Raúl Rivero affirmait qu'il était prêt à abandonner toutes ses activités dans la presse indépendante en échange de cinq minutes d'antenne sur les chaînes de télévision publiques. C'est justement ce que ne veulent pas les autorités.
Dans ce contexte, l'ensemble de la presse officielle ne diffuse que des articles ou des reportages de propagande, choisis, revus et corrigés en fonction des intérêts idéologiques du régime. Le Département d'orientation révolutionnaire, qui dépend directement du comité central du Parti communiste, est le maître d'œuvre de cette censure. Et le code "éthique" des journalistes officiels stipule clairement que "par son travail, (le journaliste) contribue à promouvoir le perfectionnement constant de notre société socialiste".
De fait, la presse officielle n'a diffusé pratiquement aucune information sur le projet Varela. Cette initiative de l'opposition pour que les Cubains puissent se prononcer sur une révision de leur Constitution dans un sens plus démocratique a, au contraire, conduit le gouvernement à organiser un vaste référendum qui a consacré le caractère "irrévocable" de la Constitution. Le projet prévoyait notamment la reconnaissance de la liberté d'expression.
Reporters sans frontières demande :
Aux autorités de La Havane :
- la reconnaissance de la liberté de presse et de parole sans restriction, ainsi que la légalisation des agences de presse par le ministère de la Justice,
- la libération des quatre journalistes emprisonnés, la levée des poursuites engagées contre les journalistes et la fin des interpellations à leur encontre,
- l'abrogation de la loi 88 dans ses articles attentatoires aux libertés. L'organisation rappelle que, dans un document du 18 janvier 2000, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, a affirmé que "l'emprisonnement en tant que condamnation de l'expression pacifique d'une opinion constitue une violation grave des droits de l'homme",
- la fin du harcèlement et des tentatives d'intimidation des journalistes indépendants,
- la soumission du projet Varela à référendum,
- la signature et la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui garantit la liberté de la presse dans son article 19.
Aux pays membres de l'Union européenne :
- de soumettre l'adhésion de Cuba aux accords de Cotonou à l'abolition du monopole de l'Etat sur l'information, la légalisation des agences de presse, la libération des quatre journalistes actuellement incarcérés, la signature et la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Reporters sans frontières souligne que les violations massives des droits de l'homme à Cuba exposerait immédiatement ce pays à des sanctions, en vertu de l'article 96 des accords de Cotonou,
- d'apporter un soutien concret effectif aux agences de presse indépendantes.
Aux autorités de Washington :
- de lever l'embargo imposé à Cuba depuis plus de quarante ans. Sur le plan de la défense des droits de l'homme, cette mesure est contre-productive car elle sert de prétexte aux autorités cubaines pour réprimer toute opposition et bafouer les libertés fondamentales. En suscitant de la sympathie au sein de la communauté internationale, son caractère unilatéral donne une légitimité à un régime où les violations des droits de l'homme sont une politique délibérée.
Reporters sans frontières recommande également à la presse des pays démocratiques :
- de collaborer avec les journalistes indépendants en publiant notamment leurs chroniques et articles. Outre un soutien financier, une telle collaboration représenterait une reconnaissance de leur travail et permettrait de rompre l'isolement dans lequel ils sont confinés.
Publié le
Updated on
20.01.2016