L'exception catholique
Organisation :
Enquête de: Christian Lionet
La Constitution et la législation cubaines sur la presse octroient au gouvernement communiste un monopole absolu sur les moyens d'information écrits, audiovisuels et informatiques. Ils sont tous propriétés de l'Etat et sont édités par des organismes émanant du Parti communiste cubain (PCC). Les journalistes exerçant au sein de ces médias appartiennent obligatoirement à l'Union des journalistes cubains (UPEC), une instance corporatiste et politique elle-même dans l'orbite du PCC.
Quelques dizaines de journalistes pratiquent toutefois leur métier hors de la tutelle de l'Etat et du parti. Leur production est diffusée par des médias situés à l'étranger, pour l'essentiel des sites Internet et des stations de radio à destination des Cubains en exil, mais aussi Radio Martí, une station financée par le gouvernement fédéral américain, dont les programmes, diffusés depuis les Etats-Unis, peuvent être captés sur l'île malgré un brouillage qui rend leur écoute malaisée.
Ces journalistes "indépendants" exercent dans une totale illégalité aux yeux des autorités. Fin mars 2003, vingt-six d'entre eux ont été arrêtés avec une cinquantaine d'autres dissidents et condamnés à des peines allant jusqu'à vingt-sept ans de prison.
Dans les faits, en ce début de XXIe siècle, aucune information ne circule donc sur le territoire cubain qui ne soit émise, publiée ou éditée par des entités au service du régime castriste.
L'exception catholique
Si la presse est totalement sous contrôle de l'Etat, le gouvernement tolère l'existence d'une quinzaine de revues catholiques indépendantes, dont le contenu n'est soumis ni à autorisation ni à censure préalables. Leur fabrication et leur distribution, pour artisanales qu'elles soient, sont également autonomes des imprimeries et des réseaux publics.
Cette tolérance du pouvoir envers l'institution catholique se limite à la presse écrite : l'Eglise n'a jamais obtenu, comme elle le revendique, de programmes autonomes à la radio ou à la télévision d'Etat (qui ont le monopole des ondes), malgré une sollicitation explicite de Jean-Paul II lors de sa visite dans l'île en 1998. Elle est d'autant plus relative que la diffusion totale des revues catholiques à Cuba, inférieure à 50 000 exemplaires, reste confidentielle et que leur périodicité n'est le plus souvent que bimestrielle. Par ailleurs, leur distribution, confinée dans le circuit des paroisses, reste donc limitée, en pratique, au cercle des fidèles. Une presse diocésaine
Chaque diocèse dispose de sa propre revue. La plus "professionnelle", de par sa présentation, sa fabrication et l'expérience de son équipe rédactionnelle, est celle de l'archidiocèse de La Havane, Palabra Nueva (Nouvelle Parole). Disposant de plus de ressources matérielles et humaines, elle est la seule à assumer une périodicité mensuelle et à être imprimée (en offset mais sur une presse à plat). Son tirage atteignait, en novembre 2002, 10 300 exemplaires. La plus réputée est toutefois Vitral (Vitrail), la revue du diocèse de Pinar del Rio (ouest de La Havane). Revendiquant une diffusion de 5 000 exemplaires, Vitral doit sa renommée à la personnalité et aux audaces éditoriales de ses collaborateurs, ainsi qu'à la publicité involontaire que lui a procurée la presse officielle, au printemps 2000, en menant contre son directeur, Dagoberto Valdés, une virulente campagne de dénigrement. Le Vatican a réagi en nommant Valdés délégué à la Commission pontificale "Justice et paix". Le directeur de Vitral est ainsi devenu le premier laïc cubain membre de la curie romaine. Vitral est par ailleurs publié sur un site Internet, www.vitral.org, qui revendique 20 000 visiteurs mensuels. A l'automne 2002, paraissaient également les revues diocésaines suivantes : Presencia (Présence) à Matanzas, Amanecer (L'Aube) à Santa Clara, Puentes (Les Ponts) à Santi Spiritu, Pasos (Les Pas) et Fides à Cienfuegos, Enfoque (Mise au point) à Camagüey, Imago (Image) à Ciego de Avila, Iglesia en marcha (L'Eglise en marche) à Santiago, et Cocuyo (Luciole) à Holguin. A la même époque, Alba (Aube) à Guantanamo avait suspendu "provisoirement" sa publication. A ces publications diocésaines s'ajoutent deux revues à périodicité irrégulière, éditées par des groupes de laïcs autonomes de la hiérarchie séculière :
- Espacios (Espaces), animée par Joaquin Bello, propose la plus grande variété de thèmes socioculturels abordés par la presse chrétienne. Bello est directeur du groupe Promotor (pour la participation sociale des laïcs) de l'archidiocèse de La Havane. Il est également membre du Secrétariat général de la conférence épiscopale cubaine.
- Ethos, éditée à Santa Clara, est une revue de réflexion sur les questions bioéthiques : fécondité in vitro, avortement, manipulations génétiques, clonage, etc. Pour compléter ce panorama, il faut mentionner la doyenne des revues catholiques de Cuba, qui a fêté ses quarante ans en 2002. Dirigée par le Père Juan de Dios, Vida cristiana (Vie chrétienne) est une modeste feuille recto verso (21 x 32), hebdomadaire, éditée par les jésuites. Modeste également est son contenu : l'éditorial consiste généralement en une brève exégèse d'un passage des Ecritures, et un ou deux articles développent des thèmes d'ontologie chrétienne (par exemple, la valeur du dialogue, l'art de vieillir). A noter que Vida cristiana fut l'unique publication catholique tolérée à Cuba entre 1962 et 1985. Palabra Nueva : "chrétiennement correct" Les sommaires des revues diocésaines sont assez uniformes. Outre les informations concernant la vie du diocèse et les activités pastorales, elles proposent généralement des articles sur des événements ou des personnalités de l'histoire ou de l'Eglise cubaines et des réflexions morales sur les grands thèmes de la vie sociale. Les allusions à la situation du pays ou à l'actualité sont feutrées, les critiques toujours implicites. A l'égard des autorités et de l'administration, le ton est systématiquement courtois et respectueux, surtout quand l'article souligne une divergence entre le point de vue chrétien et les conceptions ou les pratiques du régime castriste. Palabra Nueva et surtout Vitral font montre de plus d'audace. Le directeur de Palabra Nueva, Orlando Marquez, 40 ans, est le "coordinateur de la presse catholique de Cuba". Il est membre du Conseil épiscopal pour les questions de presse. "Toutes les publications catholiques de Cuba sont des publications de l'Eglise", insiste-t-il, tout en admettant que les différentes rédactions agissent en totale autonomie les unes par rapport aux autres. Architecte de formation, Orlando Marquez a préparé au Mexique, en 1990, le diplôme pastoral de communication au CELAM (Conseil épiscopal d'Amérique latine). C'est à son retour qu'il crée Palabra Nueva, avec le souci d'un maximum de professionnalisme, estimant que "les chrétiens avaient droit à une revue de qualité". Le premier numéro voit le jour en avril 1992, et les débuts sont difficiles. "C'était le plus dur moment de la "période spéciale", raconte Marquez. On avait accumulé un an de papier avant de commencer pour être sûr d'aller jusqu'au bout. On a tiré ce premier numéro à 1 000 exemplaires. Le gouvernement n'a pas réagi, il ne voulait pas s'aliéner l'Eglise à un moment particulièrement sensible au plan politique." Palabra Nueva est dirigée par un conseil de rédaction de cinq membres (trois laïcs, dont Orlando Marquez, et deux prêtres) et compte une quinzaine de collaborateurs, dont Emilio Barreto, un éditeur issu de l'école de journalisme de l'Université, dont les portes se sont entrouvertes à des catholiques déclarés. Autre journaliste expérimenté : Mgr Carlos Manuel de Cespedes, un théologien proche du Vatican, qui avait été le responsable de la chronique religieuse d'un des derniers quotidiens privés autorisés à Cuba jusqu'en 1968, El Mundo (Le Monde). Les moyens techniques sont dérisoires. "On polycopie les 58 pages une à une, recto puis verso, explique Orlando Marquez. Les cahiers sont assemblés puis agrafés à la main. Une tache de Sisyphe, qui nécessite cinq employés pendant deux à trois semaines." Les numéros sont vendus aux paroisses 0,8 peso (1 dollar = 20 pesos) et généralement revendus dans les églises au prix de un peso. Une centaine d'exemplaires sont envoyés aux institutions officielles, notamment à la "Oficina de atencion" du bureau des affaires religieuses du comité central du Parti communiste et à la Bibliothèque nationale (qui n'en accusent jamais réception). Palabra Nueva est largement financée par l'ONG catholique allemande Adveniat. Elle a reçu, en 1998, le prix de l'Union catholique de la presse, décerné à Paris. Orlando Marquez définit l'objectif de sa revue : "Que les fidèles y trouvent une réponse chrétienne à leurs préoccupations sociales, sociétales, culturelles, économiques, philosophiques et religieuses ; et que la société sache ce que pense l'Eglise." Il en marque aussi les limites : "Notre problème est de faire en sorte qu'on ne nous confonde pas avec la presse d'opposition. C'est clair, nous sommes la revue de l'Eglise, et l'Eglise n'est ni alliée du pouvoir ni oppositionnelle. Mais la prudence n'est pas synonyme de silence ou de complicité. Notre message s'adresse à tous, quelle que soit leur filiation politique." Il insiste : "Il n'y a pas d'intervention des autorités. Aucune censure préalable ni réactions a posteriori. Seulement, parfois, au hasard de rencontres informelles avec des officiels, on s'expose à des réflexions du genre : « Vous exagérez, les choses ne sont vraiment pas comme vous le prétendez », etc. On est toujours sur le fil du rasoir, on navigue entre les deux écueils de l'opposition et de la complicité. C'est le grand écart permanent." Des membres du clergé et plusieurs fidèles reprochent néanmoins à Palabra Nueva un excès de prudence, qui refléterait celle de l'archevêque de La Havane, Mgr Ortega, plus soucieux de conforter la marge d'autonomie conquise par l'Eglise cubaine après la visite du pape que de risquer de la compromettre par une affirmation polémique des principes chrétiens. Il a ainsi fallu plusieurs mois pour qu'Orlando Marquez évoque dans Palabra Nueva le Projet Varela, lancé par Oswaldo Paya Sardiñas, président du Mouvement chrétien de libération, un parti (illégal) d'opposition. Cette pétition, en respectant une procédure d'initiative populaire prévue par la Constitution cubaine, a recueilli plus de vingt mille signatures. Elle réclamait à l'Assemblée nationale l'organisation d'un référendum sur l'amnistie des prisonniers politiques et la mise en place d'une société pluraliste. Oswaldo Paya a reçu le prix Harriman de la démocratie 2002 décerné par le parti démocrate américain, puis, le 17 décembre 2002, le prix Sakharov du Parlement européen. Palabra Nueva a fini par aborder le sujet, mais par le biais d'une réponse à une lettre de lecteur s'étonnant de son silence. "Nous défendons le droit des citoyens à faire usage de leurs droits, même en dehors du pouvoir, a argumenté Orlando Marquez, mais nous n'avons pas à promouvoir un programme ou un projet politiques." Il a toutefois écrit, dans la revue, que "le compromis politique et social du projet Varela était chrétiennement correct". Vitral : "à la limite de l'insupportable" Vitral est autrement téméraire, à l'image du groupe de laïcs qui l'anime. Ce dernier a publiquement pris parti en faveur du Projet Varela et appelé les chrétiens à signer la pétition. Cet appel, qui a reçu l'appui de l'évêque de Pinar del Rio, a été lu dans toutes les églises du diocèse lors des sermons dominicaux. En juin 2002, quand Fidel Castro a réagi au projet en faisant approuver par référendum un amendement déclarant "irrévocable" la Constitution socialiste, Dagoberto Valdés a signé un long éditorial, intitulé "Tout passe", recensant tout ce qui avait changé à Cuba en dix ans et que l'on croyait pourtant "irrévocable", telles la fraternité soviétique, l'interdiction du dollar ou de la prostitution, etc. Et de conclure que rien, donc, n'était "irrévocable". Vitral se présente comme une revue socioculturelle. Son aventure commence en 1993, dans le sillage de Palabra Nueva, quand Dagoberto Valdés, alors président du conseil technique des plantations de tabac du département (les plus renommées du pays) et militant d'action catholique, fonde un Centre de formation civique et religieuse (CFCR) qui réunit depuis, chaque semaine, une vingtaine d'auditeurs libres pour discuter d'un thème donné, sociétal, sociologique ou civique. "C'est un petit espace entre l'utopie qui nous anime et la réalité qui nous écrase, analyse Valdés. On y réfléchit sur des thèmes tels que la division des pouvoirs, le pluralisme, la démocratie représentative, la recherche, l'éducation populaire, etc. Les participants viennent de tous les horizons, et nous avons même parfois des sympathisants communistes." Le bimensuel se veut la transcription de ces réflexions. "L'Eglise sert de parapluie, reconnaît Dagoberto Valdés, qui bénéficie de la solidarité sans faille de l'évêque de Pinar del Río, Mgr Siro González. On n'a pas demandé de permission, car on ne l'aurait jamais eue. (…) Pour le gouvernement, ce serait une erreur terrible de s'attaquer frontalement à l'Eglise - je ne l'écarte pas - car elle a la crédibilité, le prestige, l'autorité morale de s'être maintenue pendant quarante-trois ans dans un pays où il n'y a plus que 1 % de pratiquants, mais 72 % de baptisés ou de gens qui se définissent comme catholiques." Les relations avec les autorités locales sont tendues. Les auditeurs réguliers et les animateurs du CFCR sont régulièrement harcelés. Dagoberto Valdés, qui dirigeait une petite centaine d'ingénieurs agronomes, a lui-même été rétrogradé comme "yagüero", ouvrier agricole chargé de recueillir la "yagua", l'écorce du palmiste qui sert à emballer le tabac récolté pendant la première période du séchage des feuilles. "Le régime m'a offert une formidable opportunité de m'immerger dans la réalité sociale, s'amuse-t-il, car je passe ma journée sur mon tracteur à rencontrer des gens. Depuis, tout ce que j'ai écrit dans Vitral s'inspire de ce que je vois et de ce que j'entends dans mon travail. Ma condition de Cubain et de chrétien s'est renforcée. La censure s'est transformée en formation." Il ajoute : "Quand le totalitarisme supprime toutes les libertés, il laisse une liberté ultime, celle de vivre cette absence de libertés avec dignité et créativité. C'est ce que font les hommes de la liberté dans ce camp de concentration de 110 000 km2." En mai 2000, deux éditoriaux successifs de Granma prennent pour cibles Dagoberto Valdés et l'évêque de Pinar del Rio, dénoncent leurs entreprises "contre-révolutionnaires". Les articles sont martelés à la radio. Un "débat" télévisé qualifie Valdés de 87 épithètes diffamantes en une heure… Ses trois enfants sont convoqués devant tous leurs condisciples de l'école à l'occasion d'une "réunion révolutionnaire" pour entendre un discours peu édifiant sur leur père. Résultat : une centaine de nouveaux abonnés à Vitral, et la nomination de Dagoberto Valdés par Jean-Paul II à la Commission pontificale "Justice et Paix". "Je suis le premier ouvrier agricole au monde à accéder à cette confrérie, note l'intéressé. Comme je le lui ai écrit, je suis le yagüero du pape, un pied au Vatican et un pied dans la boue. Mais on m'a toujours refusé les visas de sortie pour participer, à l'étranger, aux travaux de la Commission." L'évêque joue les paratonnerres, en recevant courtoisement des appels de responsables du PCC lui expliquant que ni le journal ni les journalistes ne sont vraiment catholiques… Le numéro sur le caractère forcément révocable de l'irrévocable a été qualifié de "limite de l'insupportable" par la responsable départementale du comité central du PCC. D'autres critiques viennent de l'intérieur même de l'Eglise, qui estiment que Vitral dépasse les limites, compromettant les fragiles prérogatives conquises depuis dix ans. "Nous, on ne mord pas à l'hameçon", tranche Dagoberto Valdés, qui pour sa part se refuse par exemple à participer aux processions publiques tolérées à La Havane depuis la visite papale : "Je ne les suivrai pas tant que le peuple cubain ne pourra pas sortir dans les rues pour dire sa souffrance, sa peine, ce qu'il a sur le cœur." Et d'ajouter : "Il faut aussi se méfier de nos amis catholiques. La démocratie n'est pas forcément un idéal bien assumé, certains rêvent au fond, pour demain, d'une presse catholique unique et d'une école confessionnelle obligatoire…" Vitral est distribuée sur abonnement, tous les deux mois, par le réseau des paroisses - la seule alternative à la poste - où les lecteurs retirent l'exemplaire qui leur est réservé. Les quelque 80 pages sont créées sur ordinateur, imprimées et photocopiées. Le tirage, l'assemblage et le brochage des 5 000 exemplaires mobilisent six heures par jour un mois durant six personnes dans une petite pièce des locaux diocésains. Les pages du site Internet sont également créées sur place, mais mises en ligne en Europe. Les 20 000 visiteurs mensuels proviennent pour 45,8 % des Etats-Unis, pour 27,5 % d'Amérique latine et pour 18,2 % d'Europe. Les Cubains, quant à eux, ne disposent que d'un accès limité à Internet. Conclusion : une exception marginale - La presse catholique constitue la seule exception connue et autorisée au monopole de l'Etat sur l'information à Cuba. Cette exception a cependant ses limites. D'abord dans ses proportions : les tirages restent confidentiels et les publications disposent de peu de moyens techniques. Dans son contenu ensuite. En dehors de Vitral, aucune des publications paroissiales ne s'aventure sur les chemins de la critique explicite des autorités, de crainte d'être fermée ou de mettre en péril les relations déjà difficiles entre l'Eglise et l'Etat. La presse catholique n'a donc ni les moyens, ni la liberté, de rivaliser avec la presse officielle.
Si la presse est totalement sous contrôle de l'Etat, le gouvernement tolère l'existence d'une quinzaine de revues catholiques indépendantes, dont le contenu n'est soumis ni à autorisation ni à censure préalables. Leur fabrication et leur distribution, pour artisanales qu'elles soient, sont également autonomes des imprimeries et des réseaux publics.
Cette tolérance du pouvoir envers l'institution catholique se limite à la presse écrite : l'Eglise n'a jamais obtenu, comme elle le revendique, de programmes autonomes à la radio ou à la télévision d'Etat (qui ont le monopole des ondes), malgré une sollicitation explicite de Jean-Paul II lors de sa visite dans l'île en 1998. Elle est d'autant plus relative que la diffusion totale des revues catholiques à Cuba, inférieure à 50 000 exemplaires, reste confidentielle et que leur périodicité n'est le plus souvent que bimestrielle. Par ailleurs, leur distribution, confinée dans le circuit des paroisses, reste donc limitée, en pratique, au cercle des fidèles. Une presse diocésaine
Chaque diocèse dispose de sa propre revue. La plus "professionnelle", de par sa présentation, sa fabrication et l'expérience de son équipe rédactionnelle, est celle de l'archidiocèse de La Havane, Palabra Nueva (Nouvelle Parole). Disposant de plus de ressources matérielles et humaines, elle est la seule à assumer une périodicité mensuelle et à être imprimée (en offset mais sur une presse à plat). Son tirage atteignait, en novembre 2002, 10 300 exemplaires. La plus réputée est toutefois Vitral (Vitrail), la revue du diocèse de Pinar del Rio (ouest de La Havane). Revendiquant une diffusion de 5 000 exemplaires, Vitral doit sa renommée à la personnalité et aux audaces éditoriales de ses collaborateurs, ainsi qu'à la publicité involontaire que lui a procurée la presse officielle, au printemps 2000, en menant contre son directeur, Dagoberto Valdés, une virulente campagne de dénigrement. Le Vatican a réagi en nommant Valdés délégué à la Commission pontificale "Justice et paix". Le directeur de Vitral est ainsi devenu le premier laïc cubain membre de la curie romaine. Vitral est par ailleurs publié sur un site Internet, www.vitral.org, qui revendique 20 000 visiteurs mensuels. A l'automne 2002, paraissaient également les revues diocésaines suivantes : Presencia (Présence) à Matanzas, Amanecer (L'Aube) à Santa Clara, Puentes (Les Ponts) à Santi Spiritu, Pasos (Les Pas) et Fides à Cienfuegos, Enfoque (Mise au point) à Camagüey, Imago (Image) à Ciego de Avila, Iglesia en marcha (L'Eglise en marche) à Santiago, et Cocuyo (Luciole) à Holguin. A la même époque, Alba (Aube) à Guantanamo avait suspendu "provisoirement" sa publication. A ces publications diocésaines s'ajoutent deux revues à périodicité irrégulière, éditées par des groupes de laïcs autonomes de la hiérarchie séculière :
- Espacios (Espaces), animée par Joaquin Bello, propose la plus grande variété de thèmes socioculturels abordés par la presse chrétienne. Bello est directeur du groupe Promotor (pour la participation sociale des laïcs) de l'archidiocèse de La Havane. Il est également membre du Secrétariat général de la conférence épiscopale cubaine.
- Ethos, éditée à Santa Clara, est une revue de réflexion sur les questions bioéthiques : fécondité in vitro, avortement, manipulations génétiques, clonage, etc. Pour compléter ce panorama, il faut mentionner la doyenne des revues catholiques de Cuba, qui a fêté ses quarante ans en 2002. Dirigée par le Père Juan de Dios, Vida cristiana (Vie chrétienne) est une modeste feuille recto verso (21 x 32), hebdomadaire, éditée par les jésuites. Modeste également est son contenu : l'éditorial consiste généralement en une brève exégèse d'un passage des Ecritures, et un ou deux articles développent des thèmes d'ontologie chrétienne (par exemple, la valeur du dialogue, l'art de vieillir). A noter que Vida cristiana fut l'unique publication catholique tolérée à Cuba entre 1962 et 1985. Palabra Nueva : "chrétiennement correct" Les sommaires des revues diocésaines sont assez uniformes. Outre les informations concernant la vie du diocèse et les activités pastorales, elles proposent généralement des articles sur des événements ou des personnalités de l'histoire ou de l'Eglise cubaines et des réflexions morales sur les grands thèmes de la vie sociale. Les allusions à la situation du pays ou à l'actualité sont feutrées, les critiques toujours implicites. A l'égard des autorités et de l'administration, le ton est systématiquement courtois et respectueux, surtout quand l'article souligne une divergence entre le point de vue chrétien et les conceptions ou les pratiques du régime castriste. Palabra Nueva et surtout Vitral font montre de plus d'audace. Le directeur de Palabra Nueva, Orlando Marquez, 40 ans, est le "coordinateur de la presse catholique de Cuba". Il est membre du Conseil épiscopal pour les questions de presse. "Toutes les publications catholiques de Cuba sont des publications de l'Eglise", insiste-t-il, tout en admettant que les différentes rédactions agissent en totale autonomie les unes par rapport aux autres. Architecte de formation, Orlando Marquez a préparé au Mexique, en 1990, le diplôme pastoral de communication au CELAM (Conseil épiscopal d'Amérique latine). C'est à son retour qu'il crée Palabra Nueva, avec le souci d'un maximum de professionnalisme, estimant que "les chrétiens avaient droit à une revue de qualité". Le premier numéro voit le jour en avril 1992, et les débuts sont difficiles. "C'était le plus dur moment de la "période spéciale", raconte Marquez. On avait accumulé un an de papier avant de commencer pour être sûr d'aller jusqu'au bout. On a tiré ce premier numéro à 1 000 exemplaires. Le gouvernement n'a pas réagi, il ne voulait pas s'aliéner l'Eglise à un moment particulièrement sensible au plan politique." Palabra Nueva est dirigée par un conseil de rédaction de cinq membres (trois laïcs, dont Orlando Marquez, et deux prêtres) et compte une quinzaine de collaborateurs, dont Emilio Barreto, un éditeur issu de l'école de journalisme de l'Université, dont les portes se sont entrouvertes à des catholiques déclarés. Autre journaliste expérimenté : Mgr Carlos Manuel de Cespedes, un théologien proche du Vatican, qui avait été le responsable de la chronique religieuse d'un des derniers quotidiens privés autorisés à Cuba jusqu'en 1968, El Mundo (Le Monde). Les moyens techniques sont dérisoires. "On polycopie les 58 pages une à une, recto puis verso, explique Orlando Marquez. Les cahiers sont assemblés puis agrafés à la main. Une tache de Sisyphe, qui nécessite cinq employés pendant deux à trois semaines." Les numéros sont vendus aux paroisses 0,8 peso (1 dollar = 20 pesos) et généralement revendus dans les églises au prix de un peso. Une centaine d'exemplaires sont envoyés aux institutions officielles, notamment à la "Oficina de atencion" du bureau des affaires religieuses du comité central du Parti communiste et à la Bibliothèque nationale (qui n'en accusent jamais réception). Palabra Nueva est largement financée par l'ONG catholique allemande Adveniat. Elle a reçu, en 1998, le prix de l'Union catholique de la presse, décerné à Paris. Orlando Marquez définit l'objectif de sa revue : "Que les fidèles y trouvent une réponse chrétienne à leurs préoccupations sociales, sociétales, culturelles, économiques, philosophiques et religieuses ; et que la société sache ce que pense l'Eglise." Il en marque aussi les limites : "Notre problème est de faire en sorte qu'on ne nous confonde pas avec la presse d'opposition. C'est clair, nous sommes la revue de l'Eglise, et l'Eglise n'est ni alliée du pouvoir ni oppositionnelle. Mais la prudence n'est pas synonyme de silence ou de complicité. Notre message s'adresse à tous, quelle que soit leur filiation politique." Il insiste : "Il n'y a pas d'intervention des autorités. Aucune censure préalable ni réactions a posteriori. Seulement, parfois, au hasard de rencontres informelles avec des officiels, on s'expose à des réflexions du genre : « Vous exagérez, les choses ne sont vraiment pas comme vous le prétendez », etc. On est toujours sur le fil du rasoir, on navigue entre les deux écueils de l'opposition et de la complicité. C'est le grand écart permanent." Des membres du clergé et plusieurs fidèles reprochent néanmoins à Palabra Nueva un excès de prudence, qui refléterait celle de l'archevêque de La Havane, Mgr Ortega, plus soucieux de conforter la marge d'autonomie conquise par l'Eglise cubaine après la visite du pape que de risquer de la compromettre par une affirmation polémique des principes chrétiens. Il a ainsi fallu plusieurs mois pour qu'Orlando Marquez évoque dans Palabra Nueva le Projet Varela, lancé par Oswaldo Paya Sardiñas, président du Mouvement chrétien de libération, un parti (illégal) d'opposition. Cette pétition, en respectant une procédure d'initiative populaire prévue par la Constitution cubaine, a recueilli plus de vingt mille signatures. Elle réclamait à l'Assemblée nationale l'organisation d'un référendum sur l'amnistie des prisonniers politiques et la mise en place d'une société pluraliste. Oswaldo Paya a reçu le prix Harriman de la démocratie 2002 décerné par le parti démocrate américain, puis, le 17 décembre 2002, le prix Sakharov du Parlement européen. Palabra Nueva a fini par aborder le sujet, mais par le biais d'une réponse à une lettre de lecteur s'étonnant de son silence. "Nous défendons le droit des citoyens à faire usage de leurs droits, même en dehors du pouvoir, a argumenté Orlando Marquez, mais nous n'avons pas à promouvoir un programme ou un projet politiques." Il a toutefois écrit, dans la revue, que "le compromis politique et social du projet Varela était chrétiennement correct". Vitral : "à la limite de l'insupportable" Vitral est autrement téméraire, à l'image du groupe de laïcs qui l'anime. Ce dernier a publiquement pris parti en faveur du Projet Varela et appelé les chrétiens à signer la pétition. Cet appel, qui a reçu l'appui de l'évêque de Pinar del Rio, a été lu dans toutes les églises du diocèse lors des sermons dominicaux. En juin 2002, quand Fidel Castro a réagi au projet en faisant approuver par référendum un amendement déclarant "irrévocable" la Constitution socialiste, Dagoberto Valdés a signé un long éditorial, intitulé "Tout passe", recensant tout ce qui avait changé à Cuba en dix ans et que l'on croyait pourtant "irrévocable", telles la fraternité soviétique, l'interdiction du dollar ou de la prostitution, etc. Et de conclure que rien, donc, n'était "irrévocable". Vitral se présente comme une revue socioculturelle. Son aventure commence en 1993, dans le sillage de Palabra Nueva, quand Dagoberto Valdés, alors président du conseil technique des plantations de tabac du département (les plus renommées du pays) et militant d'action catholique, fonde un Centre de formation civique et religieuse (CFCR) qui réunit depuis, chaque semaine, une vingtaine d'auditeurs libres pour discuter d'un thème donné, sociétal, sociologique ou civique. "C'est un petit espace entre l'utopie qui nous anime et la réalité qui nous écrase, analyse Valdés. On y réfléchit sur des thèmes tels que la division des pouvoirs, le pluralisme, la démocratie représentative, la recherche, l'éducation populaire, etc. Les participants viennent de tous les horizons, et nous avons même parfois des sympathisants communistes." Le bimensuel se veut la transcription de ces réflexions. "L'Eglise sert de parapluie, reconnaît Dagoberto Valdés, qui bénéficie de la solidarité sans faille de l'évêque de Pinar del Río, Mgr Siro González. On n'a pas demandé de permission, car on ne l'aurait jamais eue. (…) Pour le gouvernement, ce serait une erreur terrible de s'attaquer frontalement à l'Eglise - je ne l'écarte pas - car elle a la crédibilité, le prestige, l'autorité morale de s'être maintenue pendant quarante-trois ans dans un pays où il n'y a plus que 1 % de pratiquants, mais 72 % de baptisés ou de gens qui se définissent comme catholiques." Les relations avec les autorités locales sont tendues. Les auditeurs réguliers et les animateurs du CFCR sont régulièrement harcelés. Dagoberto Valdés, qui dirigeait une petite centaine d'ingénieurs agronomes, a lui-même été rétrogradé comme "yagüero", ouvrier agricole chargé de recueillir la "yagua", l'écorce du palmiste qui sert à emballer le tabac récolté pendant la première période du séchage des feuilles. "Le régime m'a offert une formidable opportunité de m'immerger dans la réalité sociale, s'amuse-t-il, car je passe ma journée sur mon tracteur à rencontrer des gens. Depuis, tout ce que j'ai écrit dans Vitral s'inspire de ce que je vois et de ce que j'entends dans mon travail. Ma condition de Cubain et de chrétien s'est renforcée. La censure s'est transformée en formation." Il ajoute : "Quand le totalitarisme supprime toutes les libertés, il laisse une liberté ultime, celle de vivre cette absence de libertés avec dignité et créativité. C'est ce que font les hommes de la liberté dans ce camp de concentration de 110 000 km2." En mai 2000, deux éditoriaux successifs de Granma prennent pour cibles Dagoberto Valdés et l'évêque de Pinar del Rio, dénoncent leurs entreprises "contre-révolutionnaires". Les articles sont martelés à la radio. Un "débat" télévisé qualifie Valdés de 87 épithètes diffamantes en une heure… Ses trois enfants sont convoqués devant tous leurs condisciples de l'école à l'occasion d'une "réunion révolutionnaire" pour entendre un discours peu édifiant sur leur père. Résultat : une centaine de nouveaux abonnés à Vitral, et la nomination de Dagoberto Valdés par Jean-Paul II à la Commission pontificale "Justice et Paix". "Je suis le premier ouvrier agricole au monde à accéder à cette confrérie, note l'intéressé. Comme je le lui ai écrit, je suis le yagüero du pape, un pied au Vatican et un pied dans la boue. Mais on m'a toujours refusé les visas de sortie pour participer, à l'étranger, aux travaux de la Commission." L'évêque joue les paratonnerres, en recevant courtoisement des appels de responsables du PCC lui expliquant que ni le journal ni les journalistes ne sont vraiment catholiques… Le numéro sur le caractère forcément révocable de l'irrévocable a été qualifié de "limite de l'insupportable" par la responsable départementale du comité central du PCC. D'autres critiques viennent de l'intérieur même de l'Eglise, qui estiment que Vitral dépasse les limites, compromettant les fragiles prérogatives conquises depuis dix ans. "Nous, on ne mord pas à l'hameçon", tranche Dagoberto Valdés, qui pour sa part se refuse par exemple à participer aux processions publiques tolérées à La Havane depuis la visite papale : "Je ne les suivrai pas tant que le peuple cubain ne pourra pas sortir dans les rues pour dire sa souffrance, sa peine, ce qu'il a sur le cœur." Et d'ajouter : "Il faut aussi se méfier de nos amis catholiques. La démocratie n'est pas forcément un idéal bien assumé, certains rêvent au fond, pour demain, d'une presse catholique unique et d'une école confessionnelle obligatoire…" Vitral est distribuée sur abonnement, tous les deux mois, par le réseau des paroisses - la seule alternative à la poste - où les lecteurs retirent l'exemplaire qui leur est réservé. Les quelque 80 pages sont créées sur ordinateur, imprimées et photocopiées. Le tirage, l'assemblage et le brochage des 5 000 exemplaires mobilisent six heures par jour un mois durant six personnes dans une petite pièce des locaux diocésains. Les pages du site Internet sont également créées sur place, mais mises en ligne en Europe. Les 20 000 visiteurs mensuels proviennent pour 45,8 % des Etats-Unis, pour 27,5 % d'Amérique latine et pour 18,2 % d'Europe. Les Cubains, quant à eux, ne disposent que d'un accès limité à Internet. Conclusion : une exception marginale - La presse catholique constitue la seule exception connue et autorisée au monopole de l'Etat sur l'information à Cuba. Cette exception a cependant ses limites. D'abord dans ses proportions : les tirages restent confidentiels et les publications disposent de peu de moyens techniques. Dans son contenu ensuite. En dehors de Vitral, aucune des publications paroissiales ne s'aventure sur les chemins de la critique explicite des autorités, de crainte d'être fermée ou de mettre en péril les relations déjà difficiles entre l'Eglise et l'Etat. La presse catholique n'a donc ni les moyens, ni la liberté, de rivaliser avec la presse officielle.
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20.01.2016