Les médias locaux en première ligne dans l’est ukrainien
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Reporters sans frontières est fortement préoccupée par les nombreuses attaques perpétrées à l’encontre de médias locaux dans l’est ukrainien. Saccages de bureaux, menaces et intimidations se multiplient depuis le début des troubles dans la région. Ces violations créent un climat hostile aux journalistes et ont des conséquences désastreuses sur le pluralisme médiatique local. D’après IMI, organisation ukrainienne partenaire de Reporters sans frontières, au moins dix journalistes ont été contraints de quitter la région à ce jour.
Face à l’intensité de la guerre de l’information et son déluge de propagande, les médias locaux jouissent d’un statut particulier auprès de la population. Selon Oksana Romaniouk, représentante de Reporters sans frontières en Ukraine et directrice d’IMI, ils “sont considérés comme des sources d’information fiables par la population des régions de l’est ukrainien, qui reçoit des messages contradictoires de la part des médias nationaux russes et ukrainiens. (Les médias locaux) locaux s’expriment dans la langue de la région, la population leur fait davantage confiance, les a fait siens depuis longtemps.” En raison même de ce statut, ils sont devenus un enjeu décisif pour les rebelles anti-Kiev, soucieux de s’assurer le soutien de la population.
« Les médias locaux sont en première ligne face au règne des milices armées et à la montée des tensions dans l’est ukrainien, souligne Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières. Immergés dans la vie locale, ils y jouent un rôle d’information essentiel mais sont d’autant plus vulnérables face aux pressions. Les autorités auto-proclamées et opposées au gouvernement de Kiev, en particulier, s’efforcent de réduire au silence toute voix critique dans les zones qu’ils contrôlent. Sous le poids des menaces, un nombre croissant de journalistes locaux sont désormais contraints de s’autocensurer, de se cacher, voire de fuir pour se protéger. »
« Nous réitérons notre appel à toutes les parties pour qu’elles respectent le travail des médias et s’abstiennent de toute attaque. L’existence d’un paysage médiatique local pluriel, fournissant une information fiable et reflétant la diversité des points de vue de la société est indispensable à l’élaboration d’une solution politique durable à la situation dans l’est ukrainien », ajoute-t-il.
Occupations et saccages de locaux
Pas moins de onze irruptions violentes dans les bureaux de médias locaux ont été recensées depuis début mars 2014. Ces descentes visent essentiellement à intimider les journalistes afin qu’ils adaptent leurs travaux aux exigences des milices anti-Kiev. Le 8 mai, des représentants de la “République populaire de Donetsk” ont occupé les locaux de la chaîne de télévision régionale Union et annoncé leur intention de “contrôler” le travail de la rédaction. Des hommes en armes ont exigé le retrait des symboles ukrainiens de l’antenne. Le même jour à Konstantinovka (région de Donetsk), des rebelles anti-Kiev ont bloqué l’entrée des bureaux du journal Provintsia et ont conduit à leur quartier général le rédacteur en chef et la fondatrice du journal, Mikhaïlo et Galina Razputko. Ces derniers se sont vus signifiés « qu’ils ne travaillaient plus à la rédaction ». Deux jours plus tard était nommé à la tête de la rédaction le journaliste Vladimir Averine, partisan de la “République populaire de Donetsk” autoproclamée. Les rebelles s’en étaient déjà pris au journal à deux reprises. Le 30 avril, ils avaient saisi tous les exemplaires en provenance du centre d’impression. Huit jours plus tôt, des cocktails Molotov avaient été lancés dans les locaux, provoquant la destruction d’une des pièces de la rédaction. L’attaque faisait suite à des menaces reçues par Mikhaïlo Razputko. Dans de nombreux cas, l’identité des assaillants demeure inconnue. Toujours à Donetsk, le 25 avril, huit individus masqués et armés de battes ont ordonné aux collaborateurs du site d’information 62.ua de ne pas qualifier de “séparatistes” les autorités locales autoproclamées, de relayer leurs appels aux dons, et de ne rien publier sur elles sans leur consentement. A Khrarkiv, le 7 avril, cinquante hommes masqués ont fait irruption dans les locaux de la chaîne de télévision locale ATN. Annonçant aux journalistes qu’ils “contrôleraient” désormais leurs activités, ils ont détruit le matériel informatique et endommagé les locaux, puis menacé personnellement le directeur général Oleg Youkhta. Lorsque les médias tentent de poursuivre leur travail malgré ces “avertissements”, les mesures de représailles peuvent aller jusqu’à la destruction complète des locaux. Le 6 mai à Torez (région de Donetsk), une cinquantaine d’hommes masqués ont méthodiquement saccagé les locaux du journal Horniak. D’après IMI et des collaborateurs du journal, des représentants de la “République populaire de Donetsk” avaient menacé le journal de représailles s’il n’annonçait pas le référendum d’autodétermination organisé dans la région le 11 mai. Le rédacteur en chef avait refusé de se plier à leurs exigences. Le 18 avril, dans la même ville, trois inconnus avaient incendié les bureaux du journal local Pro Gorod à l’aide de cocktails Molotov. Bien que les attaques s’intensifient, les médias locaux sont sous pression depuis maintenant plusieurs mois. En mars, avant la prise des principaux bâtiments administratifs par les rebelles anti-Kiev et la mise en place d’institutions et de milices parallèles, les journalistes locaux étaient déjà confrontés à des activistes désireux de faire connaître leurs actions et réclamant une couverture favorable. Le 1er et le 5 mars respectivement, des militants anti-Kiev avaient ainsi interrompu le direct des chaînes de télévision locales Simon à Kharkiv et Donbass à Donetsk. Dans le premier cas, ils avaient momentanément contraint les journalistes à rediffuser la chaîne russe Rossiya 24 en lieu et place de leurs programmes.Des journalistes confrontés à la violence et aux intimidations
Au-delà de la situation sécuritaire difficile pour l’ensemble des journalistes travaillant dans la région, certains acteurs de l’information locaux sont spécifiquement ciblés du fait de leurs activités ou de leur positionnement politique. Le 15 avril à Soumy (région de Kharkiv), Evguen Poloji, rédacteur en chef du journal local Panorama connu pour ses opinions pro-Maïdan, a été violemment agressé dans son garage : il a été hospitalisé avec un traumatisme crânien et une fracture ouverte à la main. Le 6 mai à Lougansk, des inconnus ont ouvert le feu sur la maison de Roman Landik, propriétaire de la chaîne de télévision locale IRTA et conseiller municipal du Parti des régions. Ces derniers temps, la chaîne avait adopté une position pro-gouvernementale. “Lougansk est entièrement contrôlée par des hommes armés pro-russes qui ont une attitude négative vis-à-vis des journalistes ukrainiens, même s’ils sont de notre région”, confie à Reporters sans frontières Andreï Dikhtiarenko, rédacteur en chef du média local Real’naya Gazeta. “Les rebelles ne coopèrent qu’avec les reporters russes.” Le 14 avril à Horlovka, le rédacteur en chef du site d’information Horlovka.ua, Oleksander Bilinski, a été emmené de force par sept hommes masqués au commissariat, devant lequel étaient présentes quelques centaines de personnes. Accusé de qualifier les rebelles de « terroristes », il a été relâché après une explication publique tendue. Au moins deux acteurs de l’information locaux, Serhiy Chapoval et Artem Deïnega, ont été retenus en otages pendant trois semaines par des rebelles anti-Kiev dans leurs places fortes de Sloviansk et de Donetsk.Autocensure et exil : le journalisme local en voie de disparition ?
Cette atmosphère toujours plus suffocante installe dans le Donbass un lourd climat d’autocensure et d’intimidation. Pour être moins exposés aux pressions, certaines rédactions ont choisi de fermer temporairement leurs bureaux. Depuis le 12 mai, à Donetsk, les journalistes du site d’information OstroV travaillent à domicile. Le 15 avril, à Horlovka, le directeur de la chaîne de télévision régionale Smena Oleh Poplavski s’est résolu à interrompre les activités de son média. Au-delà même de la cessation d’activités, certains journalistes sont contraints de se cacher ou de s’exiler hors du Donbass pour leur sécurité. Le 13 mai, les journalistes du site d’information Moï Gorod, dont les bureaux se situent à Severodonetsk, avaient dû quitter la région en raison de risques importants d’enlèvement. L’un d’entre eux se cacherait. Mi-avril, Oleksiy Matsuka, directeur du site d’information Novosti Donbassa, a été obligé de fuir Donetsk où son portrait circulait avec la mention “attention, traître!”. Sa voiture a été incendiée. Au même moment, le rédacteur en chef du site d’information Horlovka.ua déclarait que de nombreux journalistes avaient dû fuir la ville à cause des pressions qu’ils subissaient.Publié le
Updated on
20.01.2016