Le Pakistan impose un nouveau système de censure au prétexte de protéger les journalistes
Le Parlement fédéral pakistanais vient d’adopter une loi sur la protection des journalistes qui comporte un article extrêmement flou sur une soi-disant “conduite” que ces derniers devraient adopter. Reporters sans frontières (RSF) condamne cette disposition intolérable, qui revient à officialiser censure et intimidation, et demande au gouvernement de revoir sa copie au plus vite.
Le diable se cache dans les détails. La loi 2021 sur la protection des journalistes et des professionnels des médias, que le Sénat pakistanais vient d’adopter ce 19 novembre, est censée fournir un dispositif d’alerte et de défense pour tous les journalistes qui se sentent menacés, dans un pays qui, depuis des années, est l’un des plus meurtriers pour les acteurs de la presse.
Problème : l’article 6 de ce texte réduit quasiment à néant les tentatives de protection des journalistes affichées par le gouvernement lors de sa présentation initiale. En effet, cette section de la loi interdit à tout journaliste ou professionnel des médias de diffuser de “fausses informations” ou de produire des contenus qui “prôneraient la haine” ou “inciteraient à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence” - sans qu’aucun de ces termes ne soit clairement défini.
A travers ce texte, le gouvernement se réserve ainsi le droit d’interpréter lui-même ces limitations au libre exercice du journalisme, en décidant arbitrairement ce qui peut constituer une “incitation”. Pire, l’alinéa 3 de ce même article prévoit que les journalistes qui ne suivraient pas cette “conduite” seront exposés à des sanctions pénales.
Une loi pour rien
“Même lorsqu’il s’agit de définir un programme de protection des journalistes, le gouvernement ne peut s’empêcher d’y introduire une disposition qui constitue clairement un outil d’intimidation et de censure ; de fait, c’est une loi pour rien“, déclare le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard.
“Nous appelons le cabinet de la ministre des Droits humains, Shireen Mazari, qui a porté ce texte, à présenter une nouvelle copie débarrassée de cet absurde article 6. Nous invitons, en parallèle, les exécutifs provinciaux du Pakistan à proposer eux-même leur propre texte de protection des journalistes.”
L’adoption de cette loi par le Parlement fédéral fait suite au vote, le 28 mai dernier à Karachi, d’un texte similaire par le Parlement de la province du Sindh, dans le sud du pays. RSF et l'organisation Freedom Network, son partenaire au Pakistan, avaient alors souligné l’élan positif que représente l’adoption de ce texte par une assemblée provinciale - cette loi ne prévoyant pas de préconditions concernant la conduite que devraient adopter les professionnels des médias, comme c'est le cas dans la loi fédérale.
“Ce type de prérequis est inacceptable, tranche le directeur de Freedom Network Iqbal Khattak. Cet article 6 doit être retiré sur le champ, afin que cette loi ne soit pas utilisée à mauvais escient, comme c'est le cas avec le texte sur la prévention des crimes électroniques, une autre loi qui est principalement utilisée contre les journalistes pour supprimer leur liberté d'expression.”
“Intentions sournoises”
Les conditions de présentation de ce texte sur la protection des journalistes ont également suscité certaines polémiques au sein du parlement pakistanais. La sénatrice d’opposition Sherry Rehman a déploré, dans un tweet, la précipitation avec laquelle le gouvernement a voulu faire adopter cette mouture très spéciale de la loi : “Au lieu d'envoyer le projet de loi en commission, comme c’est la règle, le gouvernement a sournoisement introduit ces intentions supplémentaires juste avant les prières du vendredi [19 novembre].”
Interrogé par RSF, le juriste Muhammad Aftab Alam, expert en législation des médias, estime que l’article 6 de la nouvelle loi “oblige les journalistes qui voudraient être bénéficiaires de cette loi à d’abord s’assurer que leurs contenus soient conformes à la ‘liste des obligations’ du gouvernement”. Selon lui, les prérequis “vagues et subjectifs” imposés par cette loi aux journalistes “devraient, par principe, faire partie d’un code de déontologie, mais n’ont rien à faire dans la loi”.
Cet article 6 est d’autant plus incongru dans une loi sur la protection des journalistes au Pakistan que celles et ceux qui sont victimes de violences et d’assassinats le sont justement parce qu’ils ont osé enquêter sur des sujets interdits par le pouvoir exécutif.
Ainsi, le journaliste indépendant Muhammad Zada a été abattu devant son domicile, le 8 novembre, après qu’il eût dénoncé le trafic de drogue dans son district et, surtout, des complicités au sein de l'administration locale.
Une semaine plus tôt, le vidéaste Nazim Sajawal Jokhiyo était battu à mort, vraisemblablement pour avoir dénoncé des expéditions de braconnage d’oiseaux protégés organisées par un potentat local.
Le Pakistan occupe la 145e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse publié en 2021 par RSF.