La Géorgie ferme discrètement ses portes aux journalistes russes indépendants
Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, au moins 11 journalistes russes indépendants se sont vu refuser l’accès au territoire sans aucune justification. Craignant des pressions russes, RSF appelle les autorités géorgiennes à expliquer ces refoulements et les exhorte à y mettre un terme.
Alors qu’elle rentre de vacances en Lettonie, la journaliste Aleksandra Shvedchenko se fait refouler à l’aéroport de Tbilissi, en Géorgie, où elle vit depuis près d’un an. Ce 14 mars 2023, après 15 minutes d’attente, les douaniers opposent à la correspondante de la chaîne russe en exil Dojd (TV Rain) un refus d’entrée sur le territoire et lui annoncent qu’elle doit prendre un avion dans la foulée pour retourner à Riga. “Sur le document qu’ils m’ont donné, il était inscrit comme motif du rejet : ‘autre raison envisagée par la législation géorgienne’, sans précision”, signale-t-elle à RSF.
Son cas n’est pas isolé. Depuis l’invasion russe en Ukraine, RSF a recensé au moins 11 journalistes russes en exil refoulés à la frontière sans justification. Certains vivaient et travaillaient pourtant en Géorgie depuis plusieurs mois, sans souci particulier. C’est le cas de Filip Dziadko, retenu toute une nuit à l’aéroport le 19 février 2023, officiellement pour une panne du système, avant de voir son téléphone confisqué et d’être interdit d’entrée, alors qu’il était installé depuis un an dans le pays avec sa famille. Ou encore celui d’Alekseï Ponomariov : le rédacteur en chef des podcasts du média indépendant Kholod louait un appartement depuis quelques mois à Tbilissi avec son épouse, avant d’être renvoyé sans raison le 10 décembre lorsqu’il rentrait d’une conférence à Oslo (Norvège). “Visiblement, cela a même étonné les garde-frontières”, a confié le journaliste à Ekho Kavkaza, en évoquant l’existence probable d’une “liste” de personnes indésirables. Contacté par RSF, le vice-ministre de l’Intérieur Aleksandr Darakhvelidze n’a fourni aucune réponse sur les raisons de ces refoulements.
“Pour les nombreux journalistes russes qui ont fui la déchéance totalitaire de leur pays, la Géorgie a longtemps été une terre d’asile, rappelle la responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de RSF, Jeanne Cavelier. Ces refoulements injustifiés, aux conséquences terriblement concrètes pour des journalistes condamnés une fois de plus à reconstruire leur vie, incarnent le durcissement du pouvoir géorgien à l’égard de la presse indépendante. RSF appelle le gouvernement et son Premier ministre Irakli Garibachvili à s’expliquer sur ces pratiques, à résister aux éventuelles pressions des autorités russes et à renouer avec une politique d’accueil de tous les journalistes russes forcés à l’exil.
La plupart des journalistes et militants refoulés sont bloqués à la douane sans explication des gardes-frontières, parfois plusieurs heures, avant d’être notifiés d’un refus d’entrée, décrit la Georgian Young Lawyers Association (GYLA) dans un rapport à paraître intitulé “Obstacles to borders crossing”. Cette pratique contrevient aux recommandations de la Haute Commission des Nations Unis pour les réfugiés. Inscrit dans la loi géorgienne, leur droit de faire appel de cette décision prise en vertu d’une “autre raison envisagée par la législation géorgienne” leur est rarement rappelé, rapporte la GYLA. Toute personne refoulée avec ce motif dispose de dix jours ouvrés pour déposer cet appel - un délai par ailleurs jugé trop court par la GYLA pour mener à terme toutes les procédures, malgré l’aide juridique que peuvent apporter des associations locales comme Rights Georgia.
État du Caucase voisin de la Russie, la Géorgie a accueilli près de 100 000 citoyens russes depuis le début de la guerre en Ukraine. Le conflit est un sujet particulièrement sensible dans ce pays, qui compte deux régions séparatistes sous influence russe. Les récentes tensions autour du projet de loi sur les “agents de l’étranger”, inspiré d’une loi russe utilisée pour museler les médias indépendants et la société civile, témoignent de l’opposition entre un gouvernement qui semble se rapprocher de Moscou et une population qui désire majoritairement un avenir européen.