Etat d’urgence en Pologne : “Les soldats ne peuvent pas traiter les journalistes comme dans une dictature militaire”
Après l’interpellation violente d’un photojournaliste tchèque et de ses deux confrères polonais par des militaires et les nombreuses entraves au travail journalistique constatées près de la frontière avec le Bélarus, Reporters sans frontières (RSF) demande au parlement polonais de lever toutes les restrictions imposées aux médias pour qu’ils puissent couvrir la crise migratoire.
Impuissants, les mains menottées sur la tête, un photoreporter tchèque et deux journalistes polonais ont subi une avalanche d’insultes pendant que leurs appareils photo, téléphones portables et leur voiture étaient fouillés le 16 novembre dernier. Ils venaient de photographier une base militaire temporaire située près de la frontière avec le Bélarus. Leur calvaire a duré 25 minutes. Les trois journalistes ont été traités comme des criminels par des soldats polonais. Leur droit au secret des sources a été bafoué et ils ont été détenus arbitrairement pendant une heure et demie. Ils n’ont été relâchés qu’après l’arrivée de la police polonaise.
"Pour la première fois de ma vie d'adulte, j'ai eu ce sentiment très fort que mes droits avaient été violés", a confié à RSF l’un des trois journalistes et collaborateur du New York Times, Maciek Nabrdalik.
Avant d’être interpellés par les soldats dans leur voiture, Maciek Nabrdalik, Maciej Moskwa de l’agence de production Testigo et Martin Divisek, photographe tchèque de l’European Pressphoto Agency, s’étaient pourtant identifiés comme journalistes auprès des gardes de la base militaire. Ils n’étaient pas entrés dans la zone frontalière, formellement inaccessible aux journalistes pour cause d’état d’urgence instauré dans le contexte de l’instrumentalisation des migrants par le régime biélorusse, et s’étaient assurés que la base militaire en question n’était pas sur la liste des lieux dits “interdits” aux journalistes.
La déclaration initiale du ministère de la Défense, qui a nié la version des journalistes en les accusant de ne pas s’être identifiés, n’a pas tenu longtemps. Lorsque les trois hommes ont envoyé à la presse et à RSF l’enregistrement sonore de l’interpellation, la police militaire a annoncé ouvrir une enquête sur le comportement des soldats et a, selon nos informations, invité au moins une des trois victimes à témoigner.
Alors que les interpellations de journalistes dans la zone frontalière se sont multipliées ces dernières semaines, le parlement polonais délibère sur l’assouplissement des restrictions imposées à la presse, qui ont été jugées par RSF comme arbitraires et disproportionnées. Mais dans le même temps, la chambre basse (le Sejm) a adopté des amendements à la loi sur la frontière qui ne garantissent pas le libre travail des journalistes dans cette zone. Résultat : bien que les amendements lèvent formellement l’interdiction générale de se rendre dans la zone frontalière couverte par l’état d’urgence, en vigueur depuis le 3 début septembre, les journalistes peuvent toujours être empêchés de travailler sur le terrain par la police des frontières. Selon ce projet législatif, qui doit encore être débattu par la chambre haute (le Sénat), c’est à elle qu’incomberait la compétence de décider, arbitrairement, quelles demandes d’accès des journalistes seraient “justifiées” ou non.
“RSF demande au Sénat de rejeter le projet de loi sur la frontière et demande à ce que la presse retrouve ses pleins droits d’avant l’état d’urgence. Bien qu’il soit légitime, pour l’Etat polonais, de traiter les risques sécuritaires dans la zone frontalière, la presse doit pouvoir couvrir les opérations de la police et de l’armée, et le sujet d’intérêt général qu’est la migration, déclare le responsable du bureau UE/Balkans de RSF, Pavol Szalai. Les autorités doivent aussi sanctionner les responsables de l'interpellation violente et arbitraire de Maciek Nabrdalik, Maciej Moskwa et Martin Divisek, et la violation du secret de leurs sources. Les soldats polonais ne peuvent pas traiter les journalistes comme dans une dictature militaire.”
L’état d’urgence décrété par la Pologne sur la frontière a été initialement justifié par les autorités en raison d’un exercice militaire russo-biélorusse et la crise migratoire dans la région. Les restrictions qu’il a imposées à la liberté de la presse - qualifiées par les médias et RSF d’arbitraires et de disproportionnées - interdisent aux journalistes de faire leur travail au sein d’une zone distante de trois kilomètres de la frontière biélorusse, sous peine d’une peine de prison allant jusqu’à 30 jours ou une amende maximale de 5 000 zlotys (environ 1 062 euros). Si le président Alexander Lukachenko a invité les journalistes étrangers à venir couvrir du côté biélorusse une crise qu’il a - selon les gouvernements européens - lui même provoquée, les grands médias polonais ont refusé de se rendre au Bélarus de crainte de servir la propagande de Loukachenko. Or, du côté polonais, les journalistes sont confrontés à de nombreuses entraves.
Outre les trois photographes, deux journalistes en mission pour le site BIRN (Balkan Investigative Reporting Network), Claudia Ciobanu et Jaap Arriens, ont été harcelés, le 14 novembre dernier, par une unité composée de membres de la police des frontières et de soldats. Alors qu’ils étaient en dehors de la zone couverte par l’état d’urgence, ils ont dû donner, sous peine d'être interpellés, les numéros d'identification internationaux des équipements mobiles (IMEI) de leurs portables permettant leur suivi par les autorités.
Au moins trois autres équipes de journalistes ont subi récemment des pressions judiciaires pour avoir violé les restrictions de liberté de la presse dans la zone frontalière : le journaliste Bartłomiej Bublewicz et son caméraman du site polonais Onet.pl, convoqués et inculpés début septembre ; une équipe de la télévision franco-allemande Arte, qui a passé une nuit en cellule fin septembre ; et enfin, début novembre, David Khalifa et Jordi Demory de RT France, interpellés et détenus pendant neuf heures, selon leur média.
La Pologne se situe à la 64e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.