ENAcceptable: du publi-rédactionnel déguisé en journalisme dans la revue des anciens de l'école nationale d'administration
Reporters sans frontières (RSF) révèle les pratiques trompeuses de l’influente association des anciens élèves de l’ENA/INSP qui, dans son magazine mensuel, fait passer des contenus sponsorisés pour des articles journalistiques. Elle dispose pourtant de l’agrément de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).
Un nom idéaliste pour la revue des plus hauts fonctionnaires. Editée par l’association éponyme des anciens de l’ENA, Servir, est “destinée à éclairer la réflexion des décideurs publics et privés”. Un éclairage malheureusement parfois biaisé de manière censitaire. Contre rémunération, la revue propose discrètement la production de contenus qui arriveront sur les bureaux de l'Elysée, au Parlement, dans les ministères et les collectivités territoriales. Avec une base de 1.300 abonnés, le titre est imprimé jusqu’à 15.000 exemplaires. Une cible influente pour une "offre promotionnelle" douteuse.
L’association délègue à la Française de Financement et d’Edition (FFE), une agence de création de contenus et régie publicitaire “spécialiste des niches institutionnelles, professionnelles et associatives”, la charge de maquetter et imprimer la revue mensuelle. Mais aussi de dealer du contenu contre rémunération. En échange de 5.400 euros pour une page simple et de 1.100 euros supplémentaires pour une double, FFE offre au “client“ d’écrire lui-même sur sa structure, tout en fournissant “l'aide de ses journalistes si besoin”. L’agence entretient une confusion en utilisant un terme réservé aux entreprises de presse conformément au Code du travail, plutôt que celui plus approprié de rédacteur ou de créateur de contenu.
Selon la proposition commerciale, il est possible de faire les réponses mais aussi les questions de sa propre interview. En revanche, “la mention du paiement n'apparaît nulle part”, précise Michel Baratta, représentant de l’agence que nous avons interrogé après qu’il avait envoyé une proposition à RSF. Comme d’autres, notre organisation a fait l’objet d’une sollicitation spontanée. Servir occulte le caractère sponsorisé de ces articles et ne propose pas de marqueur d’identification des contenus publicitaires. Et c’est voulu : “Servir nous demande d’éviter de mettre les logos ou les coordonnées des entreprises. L’objectif est de faire du contenu d’argumentation et d’information”, déclare Charlotte Crestani, assistante de fabrication de l’agence chargée de réaliser la section ‘analyses sectorielles’ dédiée à ces contenus payants.
Sur le fonctionnement éditorial, qui ne dépend en rien de la direction de l’ENA, “la présidence de l’association, le comité de rédaction et d’autres anciens élèves, tous bénévoles, décident de la ligne éditoriale et des sujets de manière collégiale”, précise la déléguée générale de Servir, Loubna Mohammad. Concernant les pages sponsorisées, “le publirédactionnel est “marketé différemment avec une couleur spécifique”. Pourtant, le code couleur de la section n’est accompagné d’aucune légende explicative.
Faire passer des contenus sponsorisés pour des contenus journalistiques, et des rédacteurs d’agences publicitaires pour des journalistes, sont malheureusement des pratiques de plus en plus répandues. La presse a trop souvent recours à des ruses pour déguiser des contenus financés en articles en omettant toute mention pourtant obligatoire, ou en utilisant des termes ambigus comme “opérations spéciales” ou “partenariats”.
Un mélange des genres dangereux
Que l’on puisse s’offrir un publi-rédactionnel dans la revue de l’élite française, créée en 1946, sans qu’il soit fait mention des sponsors nulle part est déjà regrettable. Voilà une forme de corruption des contenus, au moins une décision éditoriale censitaire. Un facteur de gravité supplémentaire : la revue dispose depuis plus de 30 ans et sans interruption d’un numéro officiel octroyé par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), rattachée au ministère de la Culture. Renouvelable tous les cinq ans, cet agrément délivré à Servir est actif jusqu’en avril 2024. Cette reconnaissance obtenue à l’issue d’un examen de la demande par un comité composé de membres de ministères, de représentants de la presse et des éditeurs, ouvre droit à des avantages tels qu’un taux réduit de TVA, une exonération de taxe professionnelle ou encore des réductions de frais postaux.
Régis par le Code des postes et des communications électroniques, les critères de la CPPAP sont clairs : “tout article de publicité à présentation rédactionnelle doit être précédé de la mention "publicité" ou "communiqué". La revue Servir est manifestement en infraction avec l’article D18. Que fait la CPPAP ? Jointe par RSF, l’adjointe au bureau de l’homologation des publications et agences de presse au ministère de la Culture, Leïla Gueday, assure que “les limites entre information et publicité ne sont pas simples à déterminer”. Ce serait aussi une question de moyens : “il y a 5527 titres de presse inscrits à la CPPAP au 22 mai 2023. Contrôler tous ces titres systématiquement, c’est impossible.”
Lors de l’examen des demandes d’agrément, la commission statue en portant attention aux articles qui seraient “très valorisants pour une personnalité ou un service”. Et lorsqu’un numéro de commission paritaire a déjà été délivré, les membres qui siègent à la CPPAP, et qui se réunissent en plénière tous les deux mois, peuvent demander le réexamen du dossier. Conformément à un décret entré en vigueur en juin 2022, en cas de tromperie avérée, l’organe d’Etat peut imposer de “respecter l'obligation d'information du lecteur quant à l'identification des publicités publiées” et procéder à une requalification de contenus identifiés comme du publi-rédactionnel. Lorsque plus des deux tiers d’un titre se révèlent être de la publicité, il se voit automatiquement retirer son agrément.
Les différents ministères siégeant à la commission et leurs directions peuvent également procéder à des contrôles supplémentaires au titre notamment de “pratiques commerciales trompeuses”, à l’instar de le Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes, rattachée au ministère de l’Economie (DGCCRF). Les sociétés éditrices incriminées peuvent être visées par des enquêtes administratives et sont alors passibles de sanctions financières : “par exemple, si une agence de contenus utilise sans autorisation le terme agence de presse, elle peut avoir une amende de 6 000 euros”, précise ainsi Leïla Gueday. Pour la CPPAP cependant, il est rare d’en arriver à ces extrémités, et un rappel à l’ordre et aux textes suffisent généralement pour que les structures mises en cause se mettent en conformité.
Lorsque nous l’appelons, la nouvelle présidente de l’association Servir, Isabelle Saurat, affirme tomber des nues : “Je n’avais pas conscience que notre revue ne respectait pas les normes”. Celle qui est aussi directrice de publication du titre Servir, élue en février 2023, formule un mea culpa qui semble sincère : “Il faut être plus réglo. J’ai manqué de vigilance et je suis la principale responsable”. Assurant avoir lancé une commission pour revoir les pratiques de communication de l’association, elle ajoute que des changements vont être initiés : “j’en prends l’engagement”. Au-dessus du sommaire du dernier numéro de Servir, on peut lire cette citation : “La confiance s’acquiert, elle ne se demande pas”.