En quête de justice : des journalistes ukrainiens mobilisés pour enquêter sur les crimes de guerre
Depuis l’invasion russe du 24 février 2022, le travail quotidien des journalistes ukrainiens s’est transformé. Afin de contribuer aux procédures judiciaires locales et internationales, des médias enquêtent en temps réel sur les crimes de guerre commis par la Russie et transmettent des preuves à la justice locale et internationale. Reporters sans frontières (RSF) salue le travail minutieux et impactant de ces journalistes qui luttent contre l’impunité.
“Frappes sur les infrastructures civiles, déportations, torture… Les exactions commises par les forces d’occupation russes en Ukraine sont d’une ampleur inouïe. La force des médias ukrainiens réside dans leur capacité à réaliser des reportages approfondis et minutieux qui peuvent servir de preuves à la justice ukrainienne et internationale. Nous devons continuer à soutenir ce journalisme d’investigation essentiel et relayer leur travail à l’étranger, pour que les crimes de guerre ne restent pas impunis.”
Jeanne Cavelier
Responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de RSF
Lorsque la journaliste Iryna Lopatina commence à travailler sur l’histoire d’un père à la recherche de ses trois enfants envoyés en Russie depuis Marioupol, dans la zone occupée de la région de Donetsk, le sujet de la déportation illégale des enfants ukrainiens n’a jamais été traité. La journaliste parvient à prouver l’implication directe de la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova. Son récit inédit a un retentissement international et déclenche l’émission d’un mandat d’arrêt contre elle et contre Vladimir Poutine par la Cour pénale internationale (CPI) en mars 2023.
“Ce fut l’une de nos enquêtes phares, publiée par le journal américain Vanity Fair en octobre 2022”, se félicite la directrice de The Reckoning Project en Ukraine, Nataliya Gumenyuk. Depuis sa création en mars 2022, cette organisation non-gouvernementale rassemble une dizaine de journalistes indépendants ou travaillant pour des médias nationaux ou locaux formés à documenter les crimes de guerre en temps réel. L’objectif est “de poser les bonnes questions pour comprendre ce qu’il s’est passé sans traumatiser les victimes ou leurs proches”, explique Nataliya Gumenyuk. Les journalistes, comme elle, sont souvent les premiers à se rendre sur les lieux des attaques pour recueillir les témoignages des victimes. Les informations recueillies alimentent des articles et sont partagées à la justice ukrainienne et internationale, ce qui permet, selon elle, aux magistrats de “gagner du temps”.
“La justice ukrainienne a ouvert plus de 100 000 procédures sur des affaires de crimes de guerre, elle est débordée”, confirme Yevheniia Motorevska, journaliste pour le média en ligne anglophone The Kyiv Independent. La guerre a transformé son métier. Avant l’invasion du 24 février 2022, elle était spécialisée dans les affaires judiciaires et anticorruption pour les sites d’information indépendants Hromadske et Slidstvo.info. “J’ai vite compris que mes compétences en investigation pouvaient être utiles ailleurs”, admet-elle. Lorsque le Kyiv Independent décide d’ouvrir son propre service d’enquête sur les crimes de guerre, Yevheniia Motorevska en prend la tête et dirige depuis une équipe de six journalistes. Elle adapte ses méthodes de travail et apprend à naviguer sur les sources russes, notamment en se formant à la recherche en source ouverte (“open source intelligence” ou “OSINT”), c’est-à-dire à partir de données publiques sur Internet. Son service a déjà publié trois enquêtes sur les responsables d’actes de torture commis sur des prisonniers de guerre et des civils ukrainiens dans la prison d’Olenivka, dans la région occupée de Donetsk, sur les enfants ukrainiens déportés illégalement en Russie et sur d’autres qui ont été tués par des tirs russes. Chacune a nécessité entre cinq et huit mois de travail, avant d’être diffusée en anglais et en ukrainien pour atteindre un public large.
Enquêtes sur des crimes contre les journalistes
Depuis le début de l’invasion russe, et avec l’aide de journalistes ukrainiens, RSF a aussi publié deux enquêtes sur les exactions russes commises sur des professionnels des médias – l’exécution du photoreporter ukrainien Maks Levin et la disparition forcée du journaliste ukrainien Dmytro Khyliuk. L’organisation a déposé huit plaintes auprès de la CPI et du procureur général d'Ukraine, et deux plaintes pénales en France pour des attaques contre des journalistes.
L’Ukraine et la Russie occupent respectivement la 79e et la 164e place au Classement mondial de la liberté de la presse 2023 établi par RSF.