Départs en série dans le plus vieux quotidien estonien : la fin du journalisme d’investigation ?
Depuis plusieurs semaines, Postimees, le plus important quotidien d’Estonie, fait face à une vague de départs sans précédent. La quasi-totalité des journalistes d’investigation et des éditorialistes a quitté le journal, invoquant leur perte de confiance à l’égard de la direction. Cette situation fait craindre pour l’avenir d’un journalisme indépendant dans le pays.
2020 ne débute pas sous les meilleurs auspices pour Postimees… Le 2 janvier, deux éditorialistes Eva-Lotta Kivi et Karl-Eduard Salumäe, ont annoncé leur départ du journal. Postimees, premier quotidien d’Estonie et l’un les plus respectés, fondé en 1857, est devenu en 2015 la propriété de Margus Linnamäe, riche homme d’affaires issu de l’industrie pharmaceutique. Depuis, les désaccords entre la rédaction et la direction se sont multipliés, débouchant sur la crise actuelle.
Le 23 décembre dernier, Merili Nikkolo, responsable de la rédaction siégeant au conseil d’administration, avait été licenciée en raison de "différences dans la mise en œuvre de la vision du journal", selon les termes du président du conseil d'administration. Dans la foulée, le chef de la rubrique Investigations Holger Roonemaa, et cinq autres journalistes ont décidé de partir. Selon l’un d’eux, Martin Laine : “le renvoi de Nikkolo est un signe clair que les journalistes et le conseil d'administration sont en conflit et ne peuvent pas avancer ensemble".
Auparavant les membres de l’équipe d’investigation avaient déjà découvert que le conseil avait lancé deux enquêtes sur leur service, sans les en informer. L’une concernait une analyse de données dans une affaire de blanchiment, et l’autre était une enquête interne sur les journalistes eux-mêmes.
“RSF s’inquiète que dans un pays qui faisait jusqu’ici figure de modèle en matière de liberté de la presse, l’hémorragie au sein de Postimees signe la fin du journalisme d’investigation, déclare Pauline Adès-Mével, rédactrice en chef de RSF. Son propriétaire doit prévenir toute ingérence du conseil d'administration sur le contenu éditorial du journal.”
Martin Laine juge cette situation très grave pour l’avenir du quotidien : "La qualité du journalisme a été complètement détruite à Postimees. Si le conseil d'administration laisse partir les membres des services Enquêtes et Opinions, c’est qu'il ne comprend pas ce qu'est le journalisme. Postimees est maintenant géré comme une entreprise et non comme un organe de presse. ”
Mari Mets, autre journaliste d’investigation démissionnaire, est tout aussi catégorique : "Je ne voulais pas continuer à travailler pour une agence qui pourrait me poignarder dans le dos un jour. Il n'est pas possible de faire du journalisme librement si le conseil travaille contre ses propres journalistes."
Actuellement, il ne reste qu’une seule personne dans le service des éditorialistes, tandis que le service d’investigation ne compte plus que deux journalistes et n’a plus de rédacteur en chef permanent… Deux des plus importantes rubriques du journal tournent désormais au ralenti.
Comment va survivre Postimees, privé de tous ces talents ? Que vont devenir les démissionnaires, alors que le journalisme d’investigation de qualité se fait rare dans ce petit pays de 1,3 million d’habitants ? La possible disparition d’un organe de presse indépendant pourrait s’avérer désastreuse compte tenu de la taille de ce pays. Cette crise est d’autant plus inquiétante que le marché des médias estonien est déjà très polarisé, entre la radiotélévision publique financée par l’Etat, et une grand groupe privé, Ekspress Grupp.
RSF s’inquiétait déjà en avril 2019 de la mainmise de Margus Linnamäe sur Postimees : la rédaction affirmait avoir subi diverses pressions pour couvrir des événements liés à ses autres activités commerciales. En effet, la liste des sociétés de Linnamäe est longue. En plus du journal, il possède une agence de presse, une chaîne de restaurants, des cinémas, des librairies, la plus grande chaîne de pharmacies d’Estonie, une chaîne TV et une station de radio. Des mentions de ces autres activités se retrouvent fréquemment sur le site internet de Postimees, effaçant ainsi la frontière entre journalisme et publicité.
L’Estonie se trouve à la 11ème place sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse de RSF.