Crise politique au Sri Lanka : une dizaine de journalistes blessés
Plusieurs professionnels des médias ont été violemment pris à partie ou attaqués par les autorités et l’accès aux réseaux sociaux a été coupé, à la suite des manifestations anti-gouvernementales qui ont éclaté le 31 mars. Reporters sans frontières (RSF) demande au gouvernement de laisser la presse faire son travail et appelle le président Rajapaksa à rétablir toutes les communications.
Créer un trou noir de l’information… C’est vraisemblablement l’objectif caché du gouvernement sri-lankais, qui a décidé de bloquer les réseaux sociaux sur l’ensemble de l’île le dimanche 3 avril, alors qu’un couvre-feu était déjà effectif depuis 36 heures, renforcé par l’imposition d’un état d’urgence.
Le Sri Lanka est le théâtre de vastes manifestations spontanées qui ont débuté le soir du 31 mars dans les rues de la capitale Colombo, en lien avec l’actuelle crise économique, les pénuries et le durcissement des conditions de vie qui touchent la population. Les mouvements de protestation se poursuivent actuellement dans l’ensemble de l’île.
Après quinze heures de black-out total, les réseaux sociaux ont été finalement rétablis. Mais, d’après plusieurs témoignages recueillis par RSF, les habitants ont constaté une diminution drastique du débit des réseaux internet. Quant aux journalistes qui ont voulu couvrir ces manifestations, au moins une dizaine ont été gravement entravés dans leur travail, notamment par le déploiement des forces spéciales (Special Task Force - STF) de la police.
“La concertation est le meilleur moyen de sortir de ce type de crise par le haut et, pour y parvenir, tous les acteurs doivent pouvoir bénéficier d’informations fiables, vérifiées et mises à jour - ce qui est précisément le rôle des journalistes, déclare le directeur du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. C’est pourquoi nous appelons le président de la République, Gotabaya Rajapaksa, à mettre fin à l'ensemble des menaces qui visent les réseaux sociaux sur l'île, et à laisser les reporters couvrir librement ces mouvements de protestation historiques. Les attaques dont ils ont été l’objet sont absolument inacceptables dans le contexte d’état d’urgence.”
Dans un communiqué en date du lundi 5 avril, le porte-parole du haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a dénoncé de son côté les mesures d’état d’urgence prises par les autorités sri lankaises, susceptibles d'“entraver les échanges de vues sur des questions d’intérêt public”.
Au moins neuf journalistes blessés
En quelques jours, une vague de violences a touché au moins neuf professionnels des médias. Le journaliste indépendant Sumedha Sanjeewa Gallage, envoyé par la chaîne de télévision locale Derana TV, a été violemment agressé dans la soirée du 31 mars par les forces de sécurité alors qu'il couvrait des rassemblements devant les grilles de la résidence présidentielle autour de slogans comme “Gota go Home”, en référence au surnom du président Gotabaya Rajapaksa. “Je leur ai montré ma carte de presse [officielle] en criant ‘Je suis journaliste’, mais ils m'ont quand même agressé”, a raconté Sumedha Gallage à la presse.
Lourdement blessé, il a été emmené au poste de police de Mirihana, où il s’est vu refuser l’accès immédiat à des soins, en dépit de ses demandes répétées. Selon les dernières informations recueillies par RSF, le journaliste a perdu une partie de la vision de son œil droit en raison de l'attaque, et son état est “préoccupant”.
Le même soir, trois autres journalistes envoyés par Derana TV ont été blessés au cours des manifestations. Lahiru Chamara, premier arrivé sur les lieux, a reçu de sévères commotions aux jambes. Grièvement blessé, Nissanka Werapitiya a été admis à l'hôpital national de Colombo. Son état a nécessité une intervention chirurgicale le lendemain, vendredi 1er avril. De nombreuses marques de coups sont également visibles sur le corps de Pradeep Wickramasinghe, battu par les forces spéciales.
Deux photographes du quotidien anglophone Daily Mirror ont été sévèrement blessés après avoir reçu des pierres et d’autres objets contondants. Nisal Baduge a été touché à la tête, et a expliqué ne devoir son salut qu’à un jardin adjacent dans lequel il a pu se réfugier. Son confrère Waruna Wanniarachchi a lui aussi été grièvement blessé. Il apparaît sur plusieurs vidéos le montrant transporté d’urgence par des manifestants, la tête en sang.
Awanka Kumara, journaliste pour la chaîne cinghalaise Sirasa TV, a pour sa part été pris pour cible par la police. Il a témoigné sur Twitter : "je n'aurais jamais pensé que les journalistes seraient agressés de cette manière, car ils nous connaissent. Nous rapportons ces événements depuis longtemps”. Son collègue Chatura Deshan a lui aussi été visé par les policiers, quand bien même il s’était clairement présenté comme journaliste. Leurs caméras ont été endommagées pendant l’attaque. Photoreporter pour le groupe Lake House, Sulochana Gamage a également été blessé ce soir-là.
Des violations pendant plusieurs jours
Le lendemain, vendredi 1er avril, en revenant sur les lieux de la manifestation, Tharindu Jayawardana, rédacteur en chef du site d’information MediaLK.com, a été pris à partie par l’équipe de communication du président Rajapaksa, qui a exigé du journaliste qu’il cesse de faire son travail. Verbalement menacé, ce dernier s’est résolu à déposer plainte au commissariat de police de Mirihana.
Le 1er avril également, à Gampola, dans le centre du Sri Lanka, plusieurs membres des forces de l’ordre ont débarqué à l’aube, au domicile du blogueur Thisara Anuruddha Bandara, pour l’emmener. Après une alerte lancée par plusieurs journalistes, préoccupés par sa disparition, le commissaire de la police de Mutwal a d'abord nié avoir eu connaissance de toute arrestation, avant de reconnaître, devant la commission des droits de l'homme du Sri Lanka, que le blogueur était bel et bien maintenu en détention par la section criminelle du commissariat. Il a été libéré sous caution le lendemain.
Le Sri Lanka occupe la 127e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.