Cinq journalistes disparus : Aucune enquête sérieuse menée
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" Mais qui en parle ? Qui oserait ? La peur tue, la parole exécute l'expression libre et muselle les langues.
Motus et bouche cousue : l'omerta, c'est l'assurance-vie "
Djamil Fahassi, " disparu " le 6 mai 1995
Entre 1994 et 1997, cinq journalistes ont " disparu " en Algérie : Aziz Bouabdallah, Kaddour Bousselham, Djamil Fahassi, Mohamed Hassaïne et Salah Kitouni. On est toujours sans nouvelles d'eux. Environ 7 000 personnes sont aujourd'hui portées " disparues " en Algérie, selon les associations algériennes de défense des droits de l'homme. Amnesty International a reçu des informations concernant environ 4 000 cas depuis 1994. Le ministère algérien de la Justice a reçu 3 019 plaintes pour " disparition ". Selon les autorités, 1 146 cas auraient été élucidés. De son côté, l'Observatoire national des droits de l'homme (ONDH, gouvernemental) explique qu'il a reçu environ 4 150 déclarations de " disparition " qui ont été transmis, pour la plupart, aux forces de sécurité. Ces dernières auraient répondu à propos de plus de 2 000 cas, souvent avec plus d'un an de retard.
Une première délégation de Reporters sans frontières, qui s'était rendue en Algérie du 24 au 30 juin 2000, avait recueilli des témoignages sur les cas de ces cinq journalistes " disparus ". L'organisation avait alors conclu : " Deux d'entre eux ont été (enlevés) par des groupes armés islamistes. Pour les trois autres, différents éléments permettent de penser, dans l'attente d'enquêtes approfondies, qu'ils ont été enlevés par des individus appartenant aux forces de sécurité. "
Une nouvelle mission de Reporters sans frontières est retournée en Algérie, du 14 au 19 janvier 2001, pour mener de nouvelles investigations sur ces cinq " disparitions ". Tous les éléments recueillis confirment que, dans trois de ces cas - Aziz Bouabdallah, Djamil Fahassi et Salah Kitouni -, les forces de sécurité sont bien responsables de ces " disparitions ". Or, tout indique qu'aucune enquête en bonne et due forme n'a été menée sur ces affaires. Il existe pourtant des témoignages attestant que ces personnes ont été enlevées par des membres des services de sécurité. Malgré les preuves disponibles, et bien que les autorités en aient l'obligation aux termes du droit algérien, des investigations sérieuses n'ont pas été menées.
A l'occasion de cette mission en Algérie, Reporters sans frontières a proposé aux journaux algériens, privés comme publics, francophones comme arabophones, de diffuser une campagne d'information sous la forme de deux visuels, avec les textes suivants : " Pour cinq familles de journalistes en Algérie, il y a pire que d'avoir perdu un être cher : ne pas savoir si elles l'ont perdu / En Algérie, cinq journalistes sont portés disparus. Mais où en sont les enquêtes ? " (Ces deux visuels figurent en fin du rapport). Au 19 janvier, date du départ de la mission, sur les vingt-huit journaux contactés, cinq d'entre eux avaient diffusé ou s'étaient engagés à diffuser cette campagne (L'Authentique, Le Jeune Indépendant, Le Matin, La Nation et El Youm).
Malgré ses demandes, la délégation de Reporters sans frontières n'a été reçue par aucun responsable du ministère de la Justice, ni par le procureur de la République de Constantine.
Aziz Bouabdallah
Né en 1974, Aziz Bouabdallah a fait des études de droit à l'université de Ben Aknoun à Alger. Il travaillait depuis 1996 pour le quotidien El-Alam Es-Siyassi, aujourd'hui disparu. Aziz Bouabdallah signait sous le pseudonyme d'Aziz Idriss.
La famille Bouabdallah vit dans le quartier de Chevalley, à Alger, où se situe l'école supérieure de police de Châteauneuf. Elle réside dans la cité des Mudjahidin, " hautement sécurisée ", de nombreux policiers et militaires y habitant.
Le 12 avril 1997, à 23h30, on sonne au domicile d'Aziz Bouabdallah. Une voix ordonne : " Police, ouvrez ! " Deux hommes " très bien habillés, en civil, comme des membres de la sécurité militaire " selon la famille, pénètrent dans l'appartement. L'un d'eux pointe son pistolet à double canon sur la tempe du père d'Aziz. Le journaliste, qui se trouve alors dans la cuisine, sort dans le couloir où se tiennent les deux hommes ainsi que son père, sa mère et sa sœur. " Vous êtes bien Aziz Bouabdallah ? " Il acquiesce. " Viens avec nous. " Le journaliste se rend alors dans une chambre pour chercher un manteau : il est seulement habillé d'un pyjama et d'une paire de tongues. Pendant ce temps, les deux hommes enferment son père dans une chambre, sa mère et sa sœur sont retenues dans le salon. Lorsque les deux hommes quittent l'appartement, tous les membres de la famille se précipitent à la fenêtre : Aziz Bouabdallah, et quatre hommes se dirigent vers une voiture, garée à une trentaine de mètres de l'immeuble, qui démarre en trombe. " C'est la dernière fois qu'on l'a vu ", explique son père. Dès le lendemain, les parents du journaliste portent plainte à la Brigade mobile de la police judiciaire (BMPJ) de Bouzareah puis à la police judiciaire.
La tante d'Aziz Bouabdallah apprend la nouvelle deux jours plus tard. Elle explique alors à son frère qu'elle connaît un capitaine. Elle se propose d'aller le voir et de lui demander de les aider à localiser Aziz. Contacté, l'officier affirme qu'il est le responsable de " l'opération " et, lors d'une rencontre avec la famille, il explique qu'Aziz Bouabdallah " n'a rien fait. Il a simplement écrit un article diffamatoire ". Il ajoute : " Il a passé de très mauvais moments, mais je vais le faire remonter du sous-sol et il sera bien traité. " Deux semaines plus tard, ce capitaine du Département de renseignement et de sécurité (DRS) se rend chez la famille Bouabdallah. Il leur explique : " Votre fils n'a rien fait mais ils le soupçonnent. " Le capitaine répète qu'" il a passé de très mauvais moments " mais ajoute : " Je l'ai retiré du sous-sol. Il est avec moi. Il mange ce que je mange. Il dort dans un lit de camp. " Il précise qu'il a assisté à l'interrogatoire. Trois semaines plus tard, la belle-sœur de Mme Bouabdallah demande à celle-ci de préparer du linge pour Aziz. Un sac contenant quelques habits, une paire de chaussures et des friandises lui est remis. Trois jours après, la belle-sœur de Mme Bouabdallah ramène le sac. Les vêtements n'y sont plus mais il reste la paire de chaussures et les friandises. Elle explique que la nourriture n'est pas autorisée. Une vingtaine de jours plus tard, le capitaine retourne chez les Bouabdallah. Il change de ton et nuance ses promesses : " S'il n'a rien fait, je le relâche. Mais s'il a fait quelque chose, je ne le raterai pas ". Dans les semaines qui suivent, la famille tentera en vain de contacter à nouveau le capitaine. On leur répond qu'il est " trop occupé ". Un jour, pressé par le cousin d'Aziz, il rétorque : " Ne me parle plus de ton cousin ! " La tante d'Aziz Bouabdallah a toujours refusé de donner le nom de famille du capitaine qui se faisait appeler " Rafik ". Depuis, M. Bouabdallah n'a plus aucun contact avec sa sœur.
Le 19 avril 1997, la sœur d'un ami d'Aziz Bouabdallah, qui a été arrêté puis libéré deux jours plus tôt, explique à la mère du journaliste : " Ne vous inquiétez pas, votre fils se trouve à la prison de Ben Aknoun. Il va être bientôt relâché. " Sept mois plus tard, cet ami lui confirmera qu'il était bien détenu avec Aziz Bouabdallah dans cette prison.
Quelques jours après l'enlèvement, le quotidien El Watan écrit que ce sont bien les " services de police " qui ont interpellé le journaliste : " Nous croyons savoir, de sources policières, que sa détention répond aux besoins d'une enquête judiciaire menée à cet effet. Après plusieurs jours passés dans les locaux des services de police, Aziz Bouabdallah devrait être relâché au plus tard aujourd'hui. " Dans son édition du 19 avril 1997, la version change : El Watan se déclare désormais " préoccupé par la disparition de notre confrère ". Selon un journaliste bien informé auprès de la sécurité militaire, le colonel Hadj Zoubir, directeur du centre de contrôle et de documentation, aurait donné des instructions à l'auteur du second article – qui n'est pas signé – pour qu'il revienne sur les premières affirmations du journal.
Selon l'ONDH, la gendarmerie nationale a affirmé que le journaliste " a été enlevé par un groupe armé non identifié de quatre hommes ". Les multiples démarches des parents d'Aziz Bouabdallah ont abouti, le 20 mai 2000, à un non-lieu prononcé par le tribunal d'Alger. La famille a fait appel devant la chambre d'accusation d'Alger. Le 27 juin, les services du ministère des Affaires étrangères ont informé la délégation de Reporters sans frontières que la chambre d'accusation avait annulé ce non-lieu. Le 30 septembre 2000, la famille reçoit un deuxième avis de non-lieu d'une autre chambre et émanant d'un autre juge d'instruction. Selon l'avocat de la famille, Me Khalili, " ces deux non-lieux rendus par deux chambres différentes démontrent bien que c'est la pagaille ". Un des deux juges d'instruction s'est même déclaré très étonné que l'affaire soit entre les mains de deux juges en même temps. Me Khalili explique que " dans les affaires de disparitions, un non-lieu est équivalent, de fait, à un classement de l'affaire. Le procureur peut alors engager une action dans le but de rendre un jugement constatant une disparition. Et au bout de quatre ans, une procédure peut être engagée pour solliciter un jugement consacrant le décès. "
A ce jour, l'enquête menée par les autorités s'est réduite, selon la famille du journaliste, à cinq ou six interrogatoires des parents d'Aziz par la gendarmerie. Personne d'autre n'aurait été auditionné. Ni ses collègues, ni ses proches, ni ses amis, selon la mère du " disparu ".
Kaddour Bousselham
Correspondant du quotidien public Horizons à Hacine, dans la région de Mascara (ouest du pays), Kaddour Bousselham a été enlevé le 29 octobre 1994. Suite au tremblement de terre d'août 1994 qui a touché la région, Kaddour Bousselham et sa famille avaient été relogés sous une tente, dans un " centre pour sinistrés ". Son épouse était enceinte lorsqu'il a été kidnappé.
Le 29 octobre 1994 au soir, quatre hommes armés se présentent au " centre pour sinistrés ". Ils appellent le journaliste par son prénom et lui expliquent qu'ils ont besoin de lui mais Kaddour Bousselham refuse de les suivre. Les hommes le saisissent, le ligotent puis le jettent dans une voiture.
Selon un témoin, enlevé le même jour et séquestré avec Kaddour Bousselham dans la forêt de Fergoug, ce dernier aurait été pris à partie par ses ravisseurs qui auraient trouvé sur lui des articles qu'il avait rédigés. Ils lui auraient notamment reproché de ne pas écrire sur le Djihad. L'homme détenu avec Kaddour Bousselham parviendra à s'échapper après avoir entendu que les terroristes allaient changer de campement, les forces de sécurité s'apprêtant à lancer une opération de ratissage. Les terroristes auraient décidé de se réfugier dans une zone située sur le mont Stamboul, non loin de la station thermale de Bouhanifia, le quartier général de Zoubir, un émir de la région.
L'émir Mrabet Mouadeb Djamel-Eddine, dit l'émir Farouk, a déclaré, lors de son procès devant une cour d'Oran - qui le condamnera à la prison à perpétuité en 1998 -, que Kaddour Bousselham avait été égorgé par Zoubir. Selon Farouk, son corps aurait été enterré, avec d'autres, sur le mont Stamboul. Zoubir, la seule personne capable de localiser le lieu où aurait été enseveli le journaliste, aurait été abattu, quelque temps plus tard, par les forces de sécurité.
Selon les services du ministère de la Justice, une information judiciaire a été ouverte le 27 novembre 1994. Elle a débouché sur un non-lieu, prononcé le 18 février 1995.
Djamil Fahassi
Journaliste pour la Chaîne 3 de la radio d'Etat, un programme en français, Djamil Fahassi est traduit, le 16 décembre 1991, devant le tribunal militaire de Blida. Il est accusé de " diffamation ", " atteinte à corps constitué " et " diffusion d'informations tendancieuses portant atteinte à la sûreté de l'Etat et à l'unité nationale ". On lui reproche un article, publié dans El Forkane, hebdomadaire francophone du Front islamique du salut (FIS), intitulé " Beni Mered, la barbarie est passée par là " sur la répression d'une manifestation du FIS par l'armée. Il est condamné, le 1er janvier 1992, à un an de prison avec sursis. Il a déjà passé six mois en détention.
Le 17 février 1992, il est convoqué à la gendarmerie pour interrogatoire. Pendant plus d'un mois, on sera sans nouvelles de lui. Lors d'une réunion de l'Association des journalistes algériens (AJA), en février, un débat houleux oppose ceux qui veulent soutenir le journaliste et ceux qui déclarent qu'il n'est pas question de " prendre la défense d'un intégriste islamiste qui n'a que ce qu'il mérite ". Au terme d'une longue discussion, il est décidé de demander des explications au ministre de la Culture et de la Communication. Celui-ci explique alors que le journaliste est incarcéré au centre de sûreté d'Aïn Salah, l'un des centres de détention pour islamistes du Sahara. Djamil Fahassi ne refait surface que le 29 mars 1992, date à laquelle la radio nationale annonce sa libération. " A son retour, Djamil est à nouveau sous pression " raconte un ancien collègue qui précise que le journaliste était victime d'un véritable harcèlement psychologique de la part du rédacteur en chef de l'époque, Chadli Boufaroua. " Evidemment, il lui reprochait d'être un sympatisant du FIS. Mais Djamil ne s'en cachait pas, même s'il restait discret. Djamil assumait simplement ses opinions ", ajoute l'ancien collaborateur de Djamil. Petit à petit, le journaliste est marginalisé au sein de sa rédaction. Au mois d'avril 1995, il prend un congé sans solde de six mois. Il tentera alors, en vain, de se rendre en Allemagne chez son frère. L'invitation dont il a besoin ne parviendra qu'après sa " disparition ". " Notre courrier était bloqué " affirme aujourd'hui son épouse.
Le 6 mai 1995, comme plusieurs fois par semaine, Djamil Fahassi se rend chez un ami, restaurateur dans le quartier d'El Harrach, à Alger. Le journaliste y va à pied : son domicile n'est pas très loin. Le restaurant est situé rue Nourreddin Houmiri, à environ 100 mètres de la prison d'El Harrach. Djamil Fahassi arrive sur les lieux aux environs de midi. Vers 14 heures, son ami lui demande s'il veut l'accompagner acheter un mouton. Djamil s'excuse : il doit aller s'occuper de son bébé à la maison. Il quittera le restaurant une heure plus tard. A l'angle de la rue Nourreddin Houmiri, deux hommes en civil sortent d'une Peugeot 205 et le forcent à monter dans leur véhicule. Selon des témoins, la voiture l'attendait depuis plusieurs heures. Toujours selon ces mêmes personnes, le véhicule a pu franchir, sans difficulté, un barrage de police, situé tout près de la prison d'El Harrach. D'autres habitants du quartier affirment que le journaliste était suivi depuis plusieurs jours.
Le lendemain, son épouse porte plainte auprès du commissariat. Elle contacte l'Agence France-Presse pour l'informer de la disparition. Suite à une dépêche de l'agence, la direction de la radio appelle Mme Fahassi et lui demande pourquoi elle fait tant de " tapage médiatique ".
Le 10 octobre 1995, le quotidien Horizons affirme que Djamil Fahassi est vivant et qu'" il coule des jours heureux de l'autre côté de la Méditerranée " : une journaliste de la Chaîne 3 affirme que Djamil a appelé la rédaction, sans se présenter, mais qu'elle a reconnu sa voix. Il lui aurait affirmé qu'il ne fallait plus le chercher. Selon un ancien collègue, " la thèse du départ à l'étranger ne tient pas debout. Djamil, à ce moment-là, n'avait pas d'argent. Il était en congé sans solde. Il était contraint de piger. Et puis il était complètement gaga de sa petite fille et pour rien au monde il ne l'aurait quittée. " La dernière pige de Djamil Fahassi est parue dans l'hebdomadaire La Nation, après sa " disparition ". L'article intitulé " La mort pour mériter la paix " était consacré à la question des " disparus ".
L'épouse de Djamil Fahassi est convoquée, en mai, une première fois, par le commissariat de son quartier, à la suite du dépôt d'une plainte auprès du procureur. Elle sera convoquée à nouveau après qu'Amnesty International a adressé une demande d'information à l'ONDH. Et la gendarmerie d'El-Harrach entendra Mme Fahassi à deux reprises : une première fois en 1998 et une seconde, en août 2000, à la suite d'une mission de Reporters sans frontières. Ces interrogatoires ne durent pas plus d'une heure. Aucun autre membre de la famille du journaliste, aucun de ses amis, aucun de ses collègues de travail ne sera entendu dans le cadre de l'enquête.
Pourtant, selon le ministère de la Justice, cette affaire a donné lieu à une enquête préliminaire et serait en cours d'instruction devant le tribunal d'Alger. Pour l'ONDH, citant la gendarmerie nationale, Djamil Fahassi n'a fait l'objet " ni d'une interpellation, ni d'une arrestation ". Seuls éléments nouveaux depuis sa " disparition " : une semaine après l'enlèvement du journaliste, son épouse reçoit un appel téléphonique d'un homme qui affirme avoir été détenu avec Djamil (elle affirme que son interlocuteur lui a donné des détails sur sa vie privée que seul son mari pouvait connaître). En juillet 1995, l'hebdomadaire La Nation reçoit une lettre anonyme qui explique que Djamil Fahassi a été vu, à plusieurs reprises, et " très récemment " au centre de détention de Châteauneuf. Enfin, en juillet 1999, un ancien prisonnier affirme à une amie de la famille qu'" en 1997, (il était) avec le journaliste Djamil Fahassi de la Chaîne 3 en prison ".
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20.01.2016