Censures, attaques, intimidations : retour sur deux mois de répression du journalisme au Bangladesh

Le gouvernement bangladais a ordonné le 19 février la suspension du principal journal d’opposition, le Dainik Dinkal. Reporters sans frontières (RSF) dénonce une attaque ouverte contre le pluralisme journalistique qui vient s’ajouter à deux mois de violences répétées émanant de militants du parti au pouvoir, la Ligue Awami, contre des reporters qui ont osé couvrir des sujets “interdits”.

Dans l’entrepôt du Dainik Dinkal, à Dacca, les rotatives sont à l’arrêt. Le quotidien bengalophone a dû cesser sa publication le lundi 20 février après que sa direction a reçu confirmation, la veille, d'un ordre de suspension du gouvernement initialement émis le 26 décembre. Selon l'ordonnance gouvernementale, le directeur éditorial du Dainik Dinkal, Tariq Rahman, réside au Royaume-Uni pour échapper à une condamnation pénale dans son pays — ce qui va à l’encontre des sections 10, 11, 16 et 20(a) de la loi de 1973 sur l’enregistrement des publications de presse, relatives, entre autres, au pays de résidence du directeur de la rédaction.

Haro sur le pluralisme

Une version rejetée en bloc par Shamsur Rahman Shimul Biswas, l’actuel directeur éditorial du journal, avec qui RSF a échangé. Dans l’appel que son équipe a interjeté à la suite de la décision gouvernementale, il est précisé que Tariq Rahman a transmis son poste de directeur dès 2016. Le recours a pourtant été rejeté en bloc par le Conseil de la presse, l’organe de régulation du secteur, qui dépend du ministère de l'Information. Détail important : le Dainik Dinkal portait depuis trois décennies la voix du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), le principal parti d’opposition à la Ligue Awami, qui est au pouvoir depuis 2009 sur le plan national, et contrôle la quasi-totalité des districts. 

“Ne nous y trompons pas : en ordonnant la fin du Dainik Dinkal, le gouvernement de la Première ministre Sheikh Hasina instrumentalise le droit pour éliminer un peu plus toute forme de pluralisme journalistique. Nous demandons au Conseil de la presse de rétablir immédiatement la licence de publication du journal. Surtout, les données collectées par RSF montrent une inquiétante recrudescence, ces deux derniers mois, des attaques contre des journalistes qui ont osé critiquer des cadres de la Ligue Awami. À moins d’un an des élections législatives, le pluralisme doit être respecté dans la presse, sans quoi la démocratie bangladaise sera réduite à l’état de chimère.

Daniel Bastard
Responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF

Très récemment, le gouvernement a déjà tenté de porter un coup majeur au pluralisme en ordonnant la fermeture de pas moins de 191 sites d’information, au prétexte qu’ils conduiraient “des activités qui troublent l’ordre public” — pour reprendre les termes du ministre de l’Information, Hasan Mahmud, qui s’est exprimé sur ce sujet le 31 janvier devant le Parlement. RSF a demandé à son cabinet la liste des sites incriminés, sans obtenir de réponse — signe que l’annonce du ministre, pour l’heure sans effet, visait vraisemblablement à contenter les élus de son parti.

Sept attaques en deux mois

Et pour cause : sur le terrain, les représentants de la Ligue Awami et de ses affidés ont multiplié les attaques sérieuses — souvent physiques — contre des journalistes. RSF a recensé au moins sept cas durant les deux derniers mois. 

Le 1er février, à Bogra, dans l’ouest du pays, aux abords du siège local du parti, le reporter J.M. Rauf, du quotidien Dainik Kaler Kantho, et son confrère Zahurul Islam, du Dainik Bogura, ont été violentés par un certain Shariful Islam Shipul, le chef de l’antenne locale de la Ligue Jubo — du nom du mouvement de jeunesse affilié à la Ligue Awami. Leur seul tort a été de couvrir une conférence de presse d’un candidat malchanceux aux élections de district. Leur assaillant n’aurait pas supporté leur présence et, après avoir insulté et frappé J.M. Rauf, il a tenté d’étrangler Zahurul Islam.

Une semaine plus tôt, le 23 janvier, le journaliste Raghunath Kha a été arrêté à Debhata, dans le sud-ouest du pays, par des policiers en civil qui lui reprochaient une prétendue possession d’explosifs. Correspondant du quotidien national Dainik Projonmo Ekattor et de la chaîne Deepto TV, le reporter a eu le malheur de couvrir l'expropriation abusive d’une parcelle appartenant à un collectif de paysans sans terre. Un sujet interdit par le gouvernement de la Ligue Awami, qui a mené à l'interpellation du journaliste. La police, qui a d’abord nié son arrestation, l’a torturé en détention et l’a menacé de mort s’il continuait de couvrir la situation des paysans expulsés. Ce n’est qu’après son passage à tabac qu’il a été libéré.

Menaces de mort

Le 25 décembre, à Chittagong, la deuxième ville du pays, dans le sud-est, le correspondant local du Business Standard, Abu Azad, a été enlevé et battu alors qu’il réalisait un reportage sur des fours à briques illégaux de la municipalité de Rangunia. Les sept assaillants agissaient sur ordre du gouvernement local — l’un d’entre eux, Mohiuddin Talukder Mohan, en est d’ailleurs membre. C’est du reste dans son bureau que le journaliste a été conduit pour être frappé tandis que toutes les photos et les vidéos qu’il avait prises ont été soigneusement effacées sur ordre du président de la municipalité. Là encore, c’est après avoir reçu des menaces de mort qu’il a été relâché, avec interdiction d’enquêter à nouveau sur les briqueteries. Il a été hospitalisé pour une fracture cervicale, entre autres blessures.

Trois jours plus tôt, c’est à Hatibandha, dans le nord du pays, qu’un autre reporter a été violemment battu. Correspondant régional du quotidien Bhorer Awaz, Hazrat Ali, a été pris d’assaut par un certain Nural Amin, secrétaire général de la branche locale de la Ligue Awami, accompagné de plusieurs hommes de main. Le journaliste venait de signer un article dans lequel il interrogeait ses méthodes de pression à l’encontre d’électeurs de confession hindoue. Ses assaillants lui ont confisqué sa carte de presse et ont effacé tout le contenu de son téléphone portable. La police a refusé d’enregistrer la plainte que Hazrat Ali a voulu déposer.

“Bâillonné”

Le même jour, en banlieue de Dacca,  Zillur Rahman, présentateur de l’émission de débats “Tritiyo Matra”, sur Channel i, a reçu la visite inopinée de policiers dans sa maison familiale, sans qu'aucun mandat de perquisition ne soit pour autant présenté par les agents.  Dans un message publié le soir même sur Facebook, le journaliste a estimé que ce choix de se rendre à son domicile privé plutôt que dans son bureau à Dacca atteste de la volonté des forces de l’ordre de l’intimider en raison de sa liberté de ton : “C’est non seulement parfaitement condamnable, mais c’est extrêmement troublant de voir la police ainsi instrumentalisée pour me bâillonner.” 

Cinq jours plus tôt, le 16 décembre, à Gournadi, une ville située à 130 km au sud de Dacca, le reporter Muhammad Faruk Hasan, du portail d’information Barishal Metro, a pour sa part été violemment pris à partie alors qu’il couvrait les célébrations locales du Jour de la victoire, l’une des fêtes nationales du Bangladesh. Emmenés par le chef de la section locale, plus d'une dizaine de militants de la Ligue Chhatra, la branche estudiantine de la Ligue Awami, l’ont séquestré et torturé, au point de lui infliger une fracture à la jambe. Le seul tort du journaliste avait été d’omettre de citer le nom de ce secrétaire local de la Ligue Chhatra dans son compte rendu. Malgré la plainte déposée par le journaliste, et l’identification claire des assaillants, la police n’a procédé à aucune arrestation concernant cette agression.

Atavisme

La Ligue Awami et le BNP se partagent le pouvoir depuis l’indépendance du Bangladesh, en 1971. Au fil de l’histoire du pays, les deux partis se sont faits les chantres de la liberté de la presse quand ils étaient dans l’opposition. Une fois au pouvoir, l’un comme l’autre a suivi un atavisme similaire, considérant les médias d’information comme de simples outils de communication gouvernementale.

Lorsque l’actuelle Première ministre, Sheikh Hasina, a repris le pouvoir en 2009, le Bangladesh se situait à la 121e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse élaboré par RSF. Aujourd’hui en 162e position, le pays a perdu 41 places sous ses mandatures successives. Les prochaines élections législatives sont prévues dans moins d’un an, en janvier 2024.

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