Bangladesh : la détention d’un journaliste du principal quotidien du pays, signe de l’arbitraire grandissant du gouvernement contre les voix critiques
Shamsuzzaman Shams, rédacteur pour le principal quotidien du pays, est actuellement maintenu en détention pour des motifs fallacieux, en représailles à son travail, tandis que le directeur de la publication, Matiur Rahman, est lui-même poursuivi pour les mêmes prétextes. Reporters sans frontières (RSF) dénonce la dérive autoritaire du gouvernement de Sheikh Hasina contre la presse indépendante.
Il risque quatorze ans de prison. Le journaliste Shamsuzzaman Shams, rédacteur au Prothom Alo, le principal quotidien bengalophone du pays, a été tiré du lit par une équipe de huit policiers venus l’arrêter, ce mercredi 29 mars à quatre heures du matin, à son domicile situé au nord-ouest de la capitale, Dacca. Ils ont, à cette occasion, confisqué son ordinateur portable, un disque dur externe et deux téléphones, selon un témoin présent sur les lieux et interrogé par RSF.
Alors que les enquêteurs n’ont pas présenté de mandat lors de son interpellation, le ministère de l’Intérieur a finalement reconnu, quelques heures plus tard, que le journaliste avait été arrêté selon les termes de la loi sur la sécurité numérique (Digital Security Act, DSA) au prétexte qu’il aurait publié un article “faux, fabriqué et malintentionné”.
C’est sur la base de ce même DSA que, quelques heures plus tard, une information judiciaire a été ouverte contre le directeur de la publication de Prothom Alo, Matiur Rahman. Les articles 25, 31 et 35, qui punissent, entre autres, la publication d’information “qui ternissent l’image de la nation”, sont invoqués.
“Ne nous y trompons pas : l’arrestation de Shamsuzzaman Shams et les poursuites qui visent Matiur Rahman, qui ne reposent sur aucun fondement juridique crédible, sont clairement un acte d'intimidation adressé par le gouvernement à l’ensemble de la profession, à moins d’un an des élections législatives. Nous exigeons sa libération immédiate et inconditionnelle et, nous appelons le gouvernement de Sheikh Hasina à respecter l'indépendance et le pluralisme journalistique, sans quoi les prochaines échéances électorales n’auront aucune crédibilité démocratique.
En fait de “mauvaises intentions”, Shamsuzzaman Shams s’est contenté de signer un article qui a été publié le 26 mars, et dans lequel il donnait la parole aux couches les plus déshéritées de la population, confrontée depuis un an à une inflation galopante des produits de première nécessité. Son article a fait l’objet d’une publication sur Facebook, dans laquelle étaient mises en valeur une citation attribuée à l’un des témoins interviewés, et une photo représentant un autre témoin.
Campagne de dénigrement
Il n'en a fallu plus pour qu’un blogueur proche du parti au pouvoir accuse, sur sa page Facebook, le journaliste de manipulation dans le but d'“embarrasser le gouvernement”. Et, bien que la rédaction de Prothom Alo ait rapidement publié une clarification sur cette photo, la chaîne de télévision Channel 71, sorte de robinet à propagande pro-gouvernementale, a immédiatement embrayé, lançant une véritable campagne de dénigrement contre Shamsuzzaman Shams - qui a aboutit à son arrestation.
Ce même mercredi 29 mars, RSF a demandé par courriel au commissaire divisionnaire Mohammad Ali Mia, à la tête du service des enquêtes criminelles au sein de la police bangladaise, sur quels éléments il s’est basé pour ordonner l’arrestation de Shamsuzzaman Shams. La demande est, pour l’heure, restée sans réponse. De son côté, le journaliste n’a pas été autorisé à s’entretenir avec un avocat.
Menaces de mort
Cet acte de représailles contre le journaliste intervient quelques jours après l’agression, le 17 mars, d’un certain Mahinur Khan, violemment blessé à coups de barres de fer par quatre hommes devant son domicile de Mirpur, dans le centre de Dacca. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre la raison de ces violences : "Ton frère est journaliste ? Il écrit contre la Première ministre ? Contre le gouvernement ? On va te montrer de quoi on est capables !”
Tout en proférant ces menaces, les assaillants du jeune homme ont filmé la scène en mentionnant son frère aîné, le journaliste Zulkarnain Saer Khan, qui a choisit la voie de l’exil au Royaume-Uni il y a deux ans, après avoir lui-même reçu des menaces telles qu’il a craint pour sa vie. Interrogé par RSF, il a confirmé l’état de panique totale dans lequel vit son frère et l’ensemble de sa famille depuis cette attaque : ”Depuis ce jour, mon frère n’ose même plus envoyer son fils à l’école.”
Pluralisme en danger
Implication des services secrets dans des bourrages d’urnes, liens entre parti au pouvoir et réseaux mafieux… Zulkarnain Saer a publié plusieurs enquêtes dans différents médias, comme le site bangladais en exil Netra News, le quotidien israélien Haaretz ou le réseau d’origine qatarienne Al Jazeera.
“Il est difficile de ne pas faire le lien entre l’attaque qui a visé mon frère et mon travail journalistique, vu ce qui lui a été dit, explique Zulkarnain Saer. Le fait que les assaillants ont filmé l’attaque indique sans doute qu’ils devaient montrer la vidéo au commanditaire.”
En septembre dernier, RSF avait déjà révélé les pratiques de harcèlement des autorités de Dacca à l’encontre des familles de certains journalistes basés à l’étranger, comme forme de représailles aux commentaires qu’ils osaient formuler en exil.
A l’intérieur du pays, il est devenu extrêmement risqué pour les organes de presse de critiquer frontalement le gouvernement de Sheikh Hasina, comme RSF l’a démontré il y a un mois. A moins d’un an des prochaines élections législatives, prévues en janvier 2024, le pluralisme journalistique semble désormais réduit à peau de chagrin.