Bahia : une culture de l'impunité ? Enquête sur l'assassinat du journaliste Manuel Leal de Oliveira
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Rapport de mission au Brésil - octobre 2002
Violence, impunité et liberté de la presse au Brésil et dans l'Etat de Bahia
Les journalistes brésiliens paient un lourd tribut à l'exercice de la liberté de la presse. L'assassinat de Tim Lopes (photo) de la chaîne de télévision TV Globo, début juin 2002 près de Rio de Janeiro, suffit à le démontrer. Cependant, ce meurtre - celui d'un journaliste d'une importante chaîne de télévision tué par une organisation criminelle dans une des plus grandes villes du pays - n'est pas à l'image de la violence dont la presse est traditionnellement victime au Brésil.
En effet, sur les quinze journalistes tués dans ce pays depuis 1991, une majorité travaillait pour des petites publications ou pour des radios de province. Ils ont payé de leur vie leurs révélations sur des pratiques frauduleuses d'élus locaux ou sur des exactions commises par les forces de l'ordre. Contrairement au cas de Tim Lopes, où les assassins ont fini par être arrêtés en dépit des complicités policières dont ils bénéficiaient, la quasi-totalité de ces crimes sont finalement restés impunis.
Cette impunité conduit à s'interroger sur l'organisation du pouvoir judiciaire dans ce pays. Etat fédéral, le Brésil est doté d'une Constitution qui donne de larges pouvoirs aux vingt-six Etats (et un District fédéral) qui le composent, notamment dans le domaine de la Justice. L'assassinat d'un journaliste relève ainsi de la compétence exclusive de la justice des Etats, plus sensible aux pressions locales, et de la police civile, contrôlée par les élus locaux.
Dans le seul Etat de Bahia (Nordeste brésilien), dix journalistes ont été assassinés entre 1991 et 1998, le plus souvent pour des motifs politiques. Manuel Leal de Oliveira, directeur de l'hebdomadaire A Região d'Itabuna, est le dernier d'entre eux. Tous ces meurtres sont restés impunis à ce jour.
Un peu plus grand que la France, l'Etat de Bahia continue de vivre sous un féodalisme anachronique au niveau politique. Quatrième Etat brésilien sur le plan économique, Bahia a vécu, à partir des années 1970, outre les difficultés nationales, une grave crise agricole. Au plus fort de la tourmente, Antonio Carlos Magalhães, cacique politique omnipotent de Bahia et figure dominante de la droite brésilienne (Parti du front libéral, PFL), a renforcé son emprise personnelle et familiale sur son vaste fief bahianais. C'est dans ce contexte que Manuel Leal de Oliveira a été assassiné, le 14 janvier 1998, à Itabuna, une ville située à 450 km au sud de Salvador, capitale de l'Etat.
En matière d'impunité, les premiers mois de l'enquête, aux mains de la police civile de l'Etat de Bahia, font figure de symbole : un témoin a été assassiné, les alibis des suspects ont été superficiellement vérifiés, des témoins importants n'ont pas été entendus… En septembre 1998, l'affaire Manuel Leal de Oliveira est « classée » par la justice d'Itabuna, sans qu'aucun suspect ait été arrêté et sans même que Fernando Gomes, qui apparaît comme le principal instigateur du meurtre, ait été entendu. Maire d'Itabuna de l'époque, Fernando Gomes est un allié politique d'Antonio Carlos Magalhães.
Les conclusions de l'enquête ne tiennent par ailleurs aucun compte des éléments apportés par la police fédérale, qui dépend du gouvernement de Brasilia. Bien que non compétente dans cette affaire, cette dernière avait mené des investigations « officieuses » ayant abouti à la désignation de trois suspects puis livré ces informations à la presse. L'intention de la police fédérale était claire : faire pression sur la police civile de Bahia, contrôlée par les élus locaux, qui semblait vouloir étouffer l'affaire.
Depuis avril 2000, un processus judiciaire est de nouveau en cours, relancé par la publication d'articles du quotidien A Tarde de Salvador, soulignant les lacunes du dossier. La relance de l'enquête coïncide avec une certaine perte d'influence d'Antonio Carlos Magalhães, également connu sous ses initiales « ACM ».
Elu pour la première fois député de l'Etat de Bahia en 1954 puis deux fois au poste de gouverneur, ACM a subi un sérieux revers politique en 2001. Il est alors le président du Sénat (fédéral), soit la deuxième charge du pays depuis 1997. En mai, il doit démissionner du Sénat pour éviter une procédure de destitution engagée à son encontre, synonyme d'inéligibilité pendant huit ans. On lui reproche de s'être procuré, afin d'exercer des chantages, les résultats secrets d'un vote électronique qui avait scellé la destitution, pour détournement de fonds, d'un autre sénateur.
Dans l'Etat de Bahia, un certain changement est également perceptible : Paulo Souto, le candidat du Parti du front libéral (PFL) au poste de gouverneur, a déjà démontré une certaine indépendance vis-à-vis d'ACM, son mentor. Des postes clés, au sein de la justice bahianaise notamment, ont changé de main pour incomber à des personnalités à la probité respectée. L'opposition de gauche, notamment celle du Parti des travailleurs (PT) de « Lula » da Silva, a marqué quelques points. A Itabuna, notamment, où Geraldo Simões (PT), déjà maire de la ville entre 1992 et 1996, est revenu au pouvoir à l'issue des élections municipales d'octobre 2000, en battant Fernando Gomes.
Deux ans après la réouverture du dossier, l'enquête semble avoir avancé après l'inculpation, en septembre 2001, des trois exécutants présumés du crime. Y-a-t-il eu volonté de la part des premiers enquêteurs de couvrir les exécutants et les commanditaires présumés ? Où en est le nouveau processus judiciaire ? A-t-il été marqué par de nouvelles anomalies ? C'est pour répondre à ces questions que Reporters sans frontières et le réseau Damoclès ont envoyé, du 16 au 24 août 2002, la journaliste Martine Jacot mener une enquête indépendante. Ancienne responsable du desk Amériques à la rédaction du quotidien français Le Monde, Martine Jacot a été assistée sur place de Marconi de Souza, du quotidien A Tarde, auteur de l'enquête sur l'assassinat de Leal de Oliveira publié par ce journal en avril 2000 et qui est à l'origine de la réouverture de l'enquête.
Manuel Leal : "Ces gens-là n'iraient pas jusqu'à tuer"
Le mercredi 14 janvier 1998, peu avant 20 heures, Manuel Leal de Oliveira (photo), 67 ans, directeur de l'hebdomadaire A Região d'Itabuna, rentre en voiture à son domicile, situé dans la rue numéro 1 du quartier Jardim Primavera. A l'angle de cette rue se trouve, à environ 500 mètres de la maison du journaliste, une caserne de la police militaire (qui dépend également de l'Etat de Bahia), dont les effectifs atteignent plusieurs centaines d'hommes. Le domicile de Leal de Oliveira est par ailleurs situé à 50 mètres en contrebas du principal commissariat de la ville, généralement fort d'une bonne centaine de policiers.
Selon plusieurs témoignages concordants, consignés dans le dossier pénal, une camionnette Chevrolet blanche, de type « Silverado », était stationnée dans la rue, en contrebas du domicile du journaliste, depuis le milieu de l'après-midi, avec trois hommes à bord. Ceux-ci semblaient attendre quelqu'un : ils sortaient parfois de la Silverado pour fumer une cigarette ou se dégourdir les jambes. A l'arrivée du véhicule de Manuel Leal de Oliveira, tandis que des adolescents jouent au football à proximité, la Silverado démarre. Elle arrive au niveau du journaliste au moment où celui-ci s'arrête devant le portail en bois de sa maison et descend de son véhicule. Deux hommes sortent alors de la camionnette et l'un d'eux fait feu.
D'après l'enquête, il utilise un revolver Taurus calibre 38, arme non automatique la plus courante au Brésil, y compris dans la police. Les dernières balles sont tirées dans le dos de la victime, qui a tenté de fuir vers le domicile de son fils Marcel, deux maisons plus bas. Pendant ce temps, le conducteur de la Silverado fait demi-tour à deux pas du commissariat et reprend au passage les deux hommes. La camionnette n'a d'autre choix que de repasser devant la caserne de la police militaire en prenant la fuite. Atteint de six balles dont deux ont touché la tête et le cœur, Manuel Leal de Oliveira est transporté à l'hôpital dans son propre véhicule, par son entourage. Il décède durant le trajet.
Première incongruité de cette affaire : la famille du journaliste qui accourt au commissariat voisin puis à la caserne militaire en contrebas, lesquels grouillent habituellement d'officiers, n'y trouve que quelques hommes de faction, le gros des troupes ayant été envoyé « en patrouille dans la ville ». Le lieu du crime ne sera jamais isolé pour recueillir les indices. Seules les douilles seront rapidement récupérées par la police.
Le même jour, vers 16 heures, Manuel Leal de Oliveira avait reçu à son journal un appel de menaces. Il s'était alors simplement demandé, devant un correcteur, s'il serait encore vivant le lendemain. Plus tôt, José Freitas Oliveira, un ancien employé de l'imprimerie Colorpress, propriété de Leal de Oliveira, avait été informé par l'un de ses amis qu'un groupe de personnes s'étaient réuni le matin même, vers 6 heures, au Club de tennis de la ville, pour planifier une « correction » à l'encontre du propriétaire et directeur d'A Região. Informé, ce dernier n'avait pas semblé prendre cette information au sérieux. Enfin, selon des copies du dossier pénal, un employé de Colorpress, Flavio Eduardo Monteiro, assure avoir entendu un avocat, le 31 décembre 1997, déclarer que le commissaire de police Gilson Prata, mis en cause par le journaliste dans plusieurs articles, préparait « une correction que Leal n'oubliera jamais ». Il ajoute avoir vu à l'hôpital que Manuel Leal de Oliveira avait sur lui un papier sur lequel était écrit « Roque 'de Tal' X-9 » (comme "Untel" en français, "de Tal" en portugais vise à couvrir le nom de la personne concernée).
Déjà invitée par son entourage à s'éloigner de la ville, y compris le jour du meurtre, la victime n'avait pas jugé utile de prendre cette précaution, estimant que « ces gens-là n'iraient pas jusqu'à tuer ».
Des révélations gênantes
Qui avait intérêt à tuer Manuel Leal de Oliveira ? En décembre 1997, le journaliste avait dénoncé dans des articles les irrégularités commises par le maire d'Itabuna d'alors, Fernando Gomes, sur la base de documents de la Cour des comptes de la ville faisant état de l'usage de fausses factures et de surfacturations. Il avait surtout accusé le commissaire Gilson Prata d'avoir reçu de l'argent du maire. Commissaire de la section des crimes économiques, Gilson Prata était chargé, par le secrétariat à la Sécurité publique de Bahia (équivalent du ministère de l'Intérieur de l'Etat de Bahia), d'enquêter sur une fraude dans la collecte d'un impôt, dont l'entourage de l'ancien maire Geraldo Simões (PT, 1992-1996) se serait rendu coupable. A Região avait révélé que Prata avait reçu 4 500 reals (environ 3 700 dollars à l'époque) de la mairie pour « aider au paiement de ses frais » lors de son enquête et qu'il s'était même installé dans le bureau d'un adjoint au maire.
L'hebdomadaire s'en était également pris aux adjoints de Gilson Prata, le policier Mozart Costa Brasil (photo), et Roque Souza, un agent du secrétariat à la Sécurité publique, les accusant d'avoir chacun touché 1 500 reals (1 240 dollars à l'époque) pour les mêmes frais. Le journal accusait Prata de se livrer à une véritable « chasse aux sorcières » parmi les membres de l'ancien conseil municipal. Il dénonçait également chaque semaine la mauvaise gestion des fonds publics par l'équipe du maire d'alors, Fernando Gomes.
Manuel Leal de Oliveira, fondateur d'A Região en avril 1987, était certes considéré comme un journaliste « polémiste », voire « provocateur », selon les termes d'Agostinho Muniz, responsable de l'Association de la presse bahianaise dont Leal faisait partie. C'est d'ailleurs le ton offensif de A Região qui faisait son succès. Dans ses articles de décembre, comme le plus souvent, le journaliste s'était appuyé sur des sources officielles, à savoir les comptes de la ville, pour lancer ses accusations.
Guerre des polices : les lièvres et la tortue
Tout juste nommé à Itabuna, le commissaire régional de la police civile de Bahia, João Jacques Valois, officier de police judiciaire, dirige l'enquête à partir du 15 janvier, au lendemain de ce meurtre dont le retentissement devient vite national puis international : ce dixième assassinat d'un journaliste dans l'Etat de Bahia en huit ans, visant de surcroît un « vieux routier » du métier, a suscité une profonde indignation.
Le 21 janvier 1998, le commissaire Valois se plaint à la presse du manque de collaboration de la population. Le dossier pénal de l'affaire atteste pourtant qu'il recueille alors et par la suite d'importants témoignages, qui ne donnent pas lieu pour autant aux vérifications et investigations qu'ils auraient nécessitées.
Deux mois plus tard, le 19 mars 1998, coup de théâtre : le ministère brésilien de la Justice révèle les noms de trois suspects : Marcone Sarmento (photo), un ancien détenu ; Mozart Costa Brasil, agent de section des crimes économiques de la police civile de l'Etat de Bahia ; et un certain « Roque de Tal X-9 », informateur « numéro 9 » du secrétariat à la Sécurité publique de Bahia. Les trois noms ont été communiqués au ministère de la Justice par l'antenne de la police fédérale d'Ilhéus (trente kilomètres à l'est d'Itabuna) qui, dans un télégramme envoyé à sa hiérarchie le 20 février 1998, indique que, « selon les informations qui nous sont parvenues, les auteurs du crime seraient » les trois personnes mentionnées.
Cette révélation - qui ressemble fort à provocation politique devant les lenteurs calculées de l'enquête de la police civile - est contenue dans un courrier adressé au président de la Fédération nationale des journalistes professionnels (FENAJ), Américo Antunes. Le 11 février 1998, celui-ci avait demandé, dans une lettre au ministre fédéral de la Justice d'alors, Iris Rezende, une enquête fédérale dans l'affaire Manuel Leal de Oliveira.
Publiée dans les journaux le 26 mars 1998, la réponse ministérielle suscite « la surprise » et la colère du commissaire Valois, qui déplore « la gêne » que risquent fort d'occasionner dans sa propre enquête les informations contenues dans cette lettre. Son enquête n'avait toutefois mené ni à l'interrogatoire ni même à la recherche d'aucun de ces suspects. Ces informations fédérales précipitent par ailleurs la nomination dans cette affaire d'un juge d'instruction, Ulisses Campos de Araújo. Au Brésil, la nomination d'un juge d'instruction en cas d'homicide n'est pas automatique et peut intervenir à différents stades de l'enquête.
La lettre du ministère à la FENAJ, signée par une collaboratrice d'Iris Rezende, connu pour ne pas apprécier ACM, précisait néanmoins que « le crime en question n'est pas de la compétence du ministère de la Justice ni de la police fédérale ». Bien que priée de ne plus s'occuper du cas Manuel Leal de Oliveira, l'antenne de la police fédérale d'Ilhéus récidive le 13 mai 1998. Elle a probablement été informée que l'audition de Roque Souza, soupçonné d'être « Roque de Tal », et de Mozart Costa Brasil (Marcone Sarmento est considéré comme « fugitif »), a peu de chances de faire avancer l'enquête. Les deux hommes, qui avaient été mis en cause avec le commissaire Prata dans les articles d'A Região, nient, sans véritable alibi, leur présence à Itabuna le jour du crime. Le commissaire régional de la police fédérale d'Ilhéus, Rubem Paulo de Carvalho Patury, envoie donc une lettre à son collègue Valois, lui demandant de vérifier les informations que son équipe a collectées : « Mozart et Roque ont acquis avec l'argent de leur forfait une "fazenda" (une ferme) à Araças, ville de l'Etat de Bahia. Les jours précédant le crime, ils ont circulé dans trois véhicules, une Corsa et deux véhicules de la police civile aux immatriculations suivantes : JHT 1119 et HZF 8016. »
La lettre donne les numéros des comptes bancaires de Mozart Costa Brasil, invitant Valois à vérifier, auprès de l'agence de ce dernier ou auprès de la Banque centrale, quels mouvements de fonds y ont été effectués dans les jours suivant le crime et s'ils sont compatibles avec le salaire de policier de Mozart Costa Brazil. A notre connaissance, ces informations, que les journaux A Tarde et A Região ont publiées, n'ont pas fait l'objet de véritables investigations.
Plus grave, le 13 août 1998, le commissaire Valois estime que son enquête, après l'audition de vingt-cinq personnes, est close et qu'on ne peut en tirer « aucune conclusion », « faute de preuves suffisantes ». Il transmet son rapport de synthèse au juge d'instruction. On y lit que seuls deux témoins de la rue numéro 1 du quartier Jardim Primavera ont reconnu, sur photographies, le seul suspect en fuite, Marcone Sarmento. D'après les procès-verbaux datés du 22 avril 1998, ces mêmes témoins - Sadraque Souza Reis et José Carlos Moura - ne reconnaissent ni Mozart Costa Brasil ni Roque Souza sur photographies. Mais aucune confrontation n'est mentionnée.
Par ailleurs, le nom d'un certain Thomaz Iracy Moisés Guedes (photo), pourtant désigné par les deux témoins comme le conducteur de la Silverado blanche, n'apparaît pas dans le rapport de synthèse du commissaire : après avoir décrit Manuel Leal de Oliveira comme « une figure très polémique à Itabuna, (…) en fait un partisan politique habitué à broder dans ses écrits », João Jacques Valois se plaint d'une « perte de temps substantielle pour identifier l'origine des informations arrivées à la police fédérale qui, de son côté, a préservé ses sources ».
A son tour, le juge d'instruction Ulisses Campos de Araújo recommande, le 22 septembre 1998, que l'affaire soit classée dans l'attente de nouveaux éléments. Alors que sa fonction lui permet théoriquement de signer autant de commissions rogatoires à fin d'auditions de témoins, de perquisitions, saisies ou vérifications, qu'il le juge utile, Ulisses Campos de Araújo n'en a signé aucune dans ce dossier. Il s'est contenté d'assister à l'interrogatoire de plusieurs témoins, présence que contestent d'ailleurs certains d'entre eux.
Enfin, le 18 novembre 1998, le procureur Marcos Bandeira d'Itabuna valide à son tour la décision de classer l'affaire. Il aurait pourtant eu légalement la possibilité de nommer un autre juge d'instruction dans ce dossier pour le moins bâclé. Mais Fernando Gomes était encore maire d'Itabuna et le pouvoir judiciaire de l'Etat, y compris les supérieurs hiérarchiques du procureur Bandeira, contrôlé par de fidèles partisans d'ACM.
Quelles motivations pour la police fédérale ?
Le dossier est donc enterré et la police fédérale a perdu la partie. Pourquoi s'en était-elle mêlée exactement ? Les explications sont à la fois officieuses et officielles.
D'une part, selon le fils de la victime, Marcel Leal (photo), qui a repris l'hebdomadaire A Região après le crime, son père avait beaucoup d'amis au sein de la police fédérale d'Ilhéus car lui-même travaillait pour les services fédéraux. Manuel Leal de Oliveira était chargé depuis une vingtaine d'années de vérifier que les employeurs de la région d'Itabuna payaient bien leurs cotisations patronales. Il est courant au Brésil qu'une même personne ait deux emplois pour subvenir à ses besoins.
D'autre part, avant le meurtre de Manuel Leal de Oliveira, l'antenne de la justice fédérale à Salvador avait constitué une commission d'enquête sur le crime organisé. Il a été demandé à cette commission si le crime du journaliste pouvait entrer dans son champ d'investigation. Cette commission a répondu par la négative. Elle a cependant demandé à Brasilia la constitution d'une autre commission d'enquête consacrée spécifiquement aux dix assassinats de journalistes qui avaient eu lieu dans l'Etat depuis 1991. Le ministère brésilien de la Justice, à son tour, n'a pas donné suite. Entre-temps, les agents de la police fédérale d'Ilhéus ont pu se croire autorisés à mener leurs propres investigations.
Enfin, si, selon la Constitution, la compétence de la police fédérale se limite aux crimes, délits et infractions relatifs au terrorisme, au trafic de drogue, à la contrebande internationale et aux crimes commis à l'encontre d'élus ou de fonctionnaires fédéraux, dans les faits, elle peut enquêter, indépendamment des polices locales, sur tout crime, du moment que le ministère de la Justice de Brasilia le lui demande. Cela pose la question de l'intervention du gouvernement fédéral de l'époque dans ce dossier. Souhaitait-il déstabiliser des personnalités jugées proches d'ACM ?
Trois fois mieux payés que leurs collègues des polices civiles ou militaires, les agents fédéraux sont aussi mieux équipés et moins liés aux intérêts politiques locaux.
« Aucun crime n'est parfait, il est seulement mal examiné »
A partir du classement de l'affaire, le 18 novembre 1998, plus rien ne se passe officiellement dans l'affaire Leal de Oliveira jusqu'en avril 2000.
Du 4 au 9 avril 2000, le journaliste Marconi de Souza (photo), du quotidien A Tarde de Salvador, publie une série d'enquêtes sur les assassinats de dix journalistes dans l'Etat de Bahia. Les articles sur le cas Manuel Leal de Oliveira font ressortir de multiples lacunes dans l'enquête de la police civile et suivent autant que faire se peut les pistes indiquées par la police fédérale. L'ancien maire Gomes, son chef de cabinet, Maria Alice de Araújo, et le commissaire Gilson Prata, de la section des crimes économiques de Salvador, y sont désignés comme les instigateurs potentiels du crime.
Dès le 24 avril 2000, une juge d'instruction d'Itabuna, Cinthia Portela, demande la réouverture judiciaire de l'affaire, considérant que les failles mises en avant par A Tarde constituent, au regard de la jurisprudence, « de nouveaux éléments ». Reprenant le dossier et les lacunes dénoncées par la presse, elle lance une commission rogatoire ordonnant une longue liste de mesures d'instruction. Le procureur Marcos Bandeira d'Itabuna, acceptant sans tarder les arguments de Cinthia Portela, rouvre officiellement le dossier judiciaire le lendemain. Successeur de Valois à Itabuna, le commissaire régional de la police civile Gilberto Mouzinho, officier de police judiciaire, est chargé de la nouvelle enquête. « Aucun crime n'est parfait, il est seulement mal examiné », fanfaronne-t-il devant la presse. Il n'exécute pourtant pas toutes les demandes du juge. Il est même incarcéré depuis le 18 juillet 2002, accusé d'avoir dirigé dans ses affectations un gang de trafic de drogue et de voitures volées.
Les requêtes du juge Cinthia Portela (photo) montrent les graves lacunes de la première enquête menée par le commissaire João Jacques Valois et validée à l'époque par le juge d'instruction Ulisses Campos de Araújo. En substance, ces requêtes sont les suivantes :
- Un interrogatoire de Fernando Gomes, Maria Alice de Araújo et Gilson Prata jamais entendus jusqu'alors.
- Une confrontation entre le témoin Flavio Eduardo Monteiro, qui a notamment vu à l'hôpital un papier dans les effets de Manuel Leal de Oliveira portant l'inscription « Roque de Tal X-9 », et le médecin légiste qui nie avoir jamais trouvé une telle pièce à conviction.
- Un nouvel interrogatoire de José Freitas Oliveira, le retraité qui avait été informé par un ami qu'un groupe préparait une « correction » contre le journaliste le matin même du crime, lui intimant l'ordre de révéler le nom de cet ami sous peine d'être accusé de « cacher la vérité ».
- La convocation des deux témoins du quartier Jardim Primavera, qui ont vu la voiture du crime, mais auxquels les photos des suspects n'ont jamais été présentées.
- Une nouvelle convocation de tous les témoins du quartier afin qu'ils se prononcent sur de nouvelles photos des suspects (les témoins avaient confié à la presse que les photos précédentes étaient très petites, format passeport, voire floues) et qu'ils soient soumis à des confrontations.
- Une nouvelle vérification des alibis de Roque Souza qui prétend avoir travaillé le jour du crime pour une entreprise de surveillance privée créée par Mozart Costa Brasil et basée à San Antonio de Jesus, dans la banlieue de Salvador.
- Une nouvelle vérification de l'alibi de Mozart Costa Brasil, qui prétend qu'il travaillait ce jour-là à Salvador pour la section des crimes économiques auquel il appartient, sans fournir aucune preuve. Il se contente de présenter une facture de téléphone portable ne pouvant constituer une preuve (son appel à une émission de télévision de Salvador le jour du crime ayant pu être donné de n'importe où) et de fournir les témoignages de deux de ses collègues de Salvador.
- Un interrogatoire de la personne qui a vendu une fazenda à Mozart Costa Brasil peu après le meurtre.
- La recherche active de Marcone Sarmento. Des habitants d'Itabuna affirment qu'il « réapparaît » de temps en temps dans cette ville depuis le crime.
- Une vérification de toutes les Silverado blanches de l'Etat.
Pour une raison inexpliquée, la juge d'instruction attendra le 17 septembre 2001 pour demander, dans une autre commission rogatoire, la vérification du véhicule policier immatriculé HZF-8016 (signalé par la police fédérale comme un des véhicules de Mozart Costa Brasil et de Roque Souza), dont la presse locale soupçonne qu'il est de type Silverado et qu'il appartient à Mozart Costa Brasil.
Un nouveau témoin apparaît…
Le remplacement de João Jacques Valois par Gilberto Mouzinho au poste de commissaire régional de la police civile d'Itabuna survient en février 2000. A la faveur de ce changement, un nouveau témoin, Roberto Figueiredo sort de l'ombre, avec des révélations retentissantes.
Membre depuis 1983 de la police civile d'Itabuna, dont le quartier général était donc situé à 50 mètres du lieu du crime, il affirme avoir vu, le jour du meurtre, Mozart Costa Brasil sortir à deux reprises de la Silverado stationnée en contrebas du domicile de Manuel Leal de Oliveira. Il ajoute l'avoir salué la première fois, car il le connaissait : Roberto Figueiredo travaille parfois pour l'entreprise de surveillance privée de Mozart Costa Brasil.
Il assure avoir donné ces informations, au lendemain du crime, à son supérieur Valois, qui aurait alors paru très surpris et lui aurait demandé pourquoi et comment il connaissait Mozart Costa Brasil. Roberto Figueiredo a confié aux représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès que le commissaire Valois aurait refusé d'enregistrer son témoignage. Pis, il aurait tout fait pour le dissuader de parler, l'impliquant pour finir, « en désespoir de cause » selon Roberto Figueiredo, dans une affaire de trafic de cartes bleues à Itabuna. La justice a finalement prononcé un non-lieu en sa faveur dans cette affaire mais Roberto Figueiredo avait été renvoyé de la police civile dès novembre 1999.
L'ancien policier prétend également que les adolescents qui jouaient au football dans la rue numéro 1 le jour du crime ont eux aussi reconnu Mozart Costa Brasil (photo), facilement identifiable à cause de ses cheveux roux et de son teint très blanc constellé de taches de rousseur. Il précise aussi qu'il a entendu Valois parler au téléphone à plusieurs reprises au commissariat avec Maria Alice de Araújo et Gilson Prata, dans les jours qui ont suivi le crime.
…un autre a disparu
Dans sa déposition, finalement enregistrée devant le juge d'instruction le
7 juillet 2000, Roberto Figueiredo ajoute que, quelques jours après le crime, un de ses amis chauffeur de taxi, Leopoldino Nobre, dit « Popo », lui a confié avoir, le matin du crime, transporté Marcone Sarmento de l'aéroport d'Ilhéus jusqu'au domicile de Maria Alice de Araújo. Cette dernière aurait réglé la course. Marcone Sarmento était connu à Itabuna : durant le premier mandat du maire Fernando Gomes (1988-1992), il avait été officiellement employé par ce dernier comme responsable de l'éclairage et du nettoyage de la ville.
L'ancien policier raconte encore qu'il a tenté de convaincre ce chauffeur de taxi de venir déposer au commissariat, devant Valois, mais que « Popo » s'y est finalement refusé de crainte des conséquences, au niveau politique local, d'un tel témoignage. Figueiredo dit avoir pris l'initiative d'en parler lui-même à Valois. Quelques jours plus tard, le 9 février 1998, « Popo » est retrouvé mort, assassiné…
Bientôt, le nom de Thomaz Iracy Moisés Guedes, déjà soupçonné d'être le chauffeur de la Silverado ayant servi à l'assassinat de Leal de Oliveira, réapparaît, cette fois comme l'un des responsables présumés de la mort du chauffeur de taxi. Son fils, Thomaz Jaci, est même considéré comme le premier suspect dans ce nouveau crime. Arrêtés début 2000, père et fils sont placés en détention préventive pendant cinquante-quatrejours. Le 16 mars 2000, peu après leur libération, Thomaz Jaci est assassiné devant le domicile familial de San Antonio de Jesus. Dans une interview accordée à la Société interaméricaine de presse (SIP) en juin 2000, Thomaz Iracy Moisés Guedes raconte avoir réussi à prendre la fuite ce jour-là. Il affirme par ailleurs avoir reconnu dans les quatre hommes qui s'étaient présentés à son domicile pour les abattre, lui et son fils, des agents de la police civile d'Itabuna.
Les commanditaires présumés
Dans son témoignage devant le procureur Bandeira, Maria Alice de Araújo reconnaît qu'elle connaît Marcone Sarmento « depuis 13 ans ». Elle déclare que son mari est le parrain de la fille de ce dernier, et son fils le parrain d'un fils de Marcone. Maria Alice de Araújo confirme que Marcone Sarmento a autrefois occupé des postes à responsabilité à la mairie mais qu'elle ne l'a plus vu « depuis six ans », sachant qu'il a eu des ennuis avec la justice (condamné pour le meurtre d'un policier en 1995, il s'est évadé de prison). Elle nie l'avoir jamais reçu chez elle le jour du crime et dit ne connaître ni Mozart Costa Brasil, ni Roque Souza, ni Thomaz Iracy Moisés Guedes.
L'ancien maire reconnaît lui aussi que Marcone a travaillé pour le compte de la mairie, durant son premier mandat, entre 1988 et 1992, mais nie connaître Mozart Costa Brasil et Roque Souza.
Fernando Gomes, qui fait actuellement campagne pour le siège de député de l'Etat, ainsi que Maria Alice de Araújo, restée son bras droit, ont refusé de rencontrer les enquêteurs de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès.
Afin de vérifier si Marcone Sarmento est arrivé par avion à Ilhéus le matin du crime, ce qu'aurait déclaré « Popo », le juge d'instruction a demandé la liste des passagers des vols arrivés ce matin-là à Ilhéus. Cette vérification n'aboutira à rien : les compagnies aériennes concernées attestent soit ne pas avoir eu de passager à ce nom au jour dit (il a pu voyager sous un faux nom), soit ne pas avoir conservé ces données. Les recherches des Silverado blanches dans l'Etat de Bahia n'aboutiront à rien de concluant non plus, selon la police.
Le point sur le processus judiciaire en cours : des avancées fragiles
Au total, après les enquêtes, auditions et diverses confrontations demandées par le juge d'instruction et/ou le procureur, il ressort que :
- Un seul témoin, Roberto Figueiredo, assure que Mozart Costa Brasil était dans la Silverado blanche du crime ;
- Un autre témoin, José Carlos Moura, continue d'affirmer avoir vu Marcone Sarmento ;
- Un troisième maintient sa déposition contre Thomaz Iracy Moisés Guedes ;
- Un quatrième, Flavio Eduardo Monteiro, maintient avoir lu « Roque de Tal X-9 » sur un papier appartenant à Manuel Leal de Oliveira à l'hôpital.
Le 20 septembre 2001, le procureur Bandeira, sur recommandations du juge d'instruction Cinthia Portela, a lancé des mandats d'arrêt contre Mozart Costa Brasil, Thomaz Iracy Moisés Guedes et Marcone Sarmento.
Mozart Costa Brasil, qui n'a jamais cessé de travailler à la section des crimes économiques de Salvador, a été arrêté le 24 décembre 2001, soit trois mois après l'émission du mandat d'arrêt à son encontre. Il a été libéré le 25 février 2002, suite à une demande d'habeas corpus. En attendant son procès, il a repris ses activités à la même section, où il a accepté de recevoir les représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès.
Il a confié à ces derniers n'avoir jamais rencontré « ni Manuel Leal, ni Marcone Sarmento, ni Thomaz, ni même Maria Alice de Araújo ». Il prétend également n'avoir séjourné à Itabuna qu'« entre juin et septembre 1997 » pour son enquête sous les ordres de Gilson Prata, faisant de fréquents allers-retours vers Salvador. Il affirme que, le jour du crime, il se trouvait à Salvador où il enquêtait « à droite, à gauche ». Mozart Costa Brasil admet que les témoignages des confrères qu'il a produits comme alibi peuvent paraître sujets à caution dans la mesure où il n'était pas à son bureau ce jour-là. Une nouvelle audition de ses collègues est prévue.
Le second suspect, Thomaz Iracy Moisés Guedes a été arrêté en juillet 2002 pour le vol du chargement d'un camion. Il est emprisonné depuis à Salvador. Outre son implication dans l'affaire Leal de Oliveira, il a également été inculpé, à la mi-août 2002, dans l'assassinat du chauffeur de taxi « Popo ». Dans l'interview accordée en juin 2000 à la SIP, Thomaz Iracy Moisés Guedes niait sa participation à ces deux crimes. Il aurait par ailleurs déclaré à la justice être prêt à se soumettre à tous les tests ou confrontations nécessaires. Selon lui, son incrimination dans le cas Leal de Oliveira est liée à sa ressemblance physique avec le chauffeur de taxi « Popo ». Une confrontation est prévue le 13 octobre 2002 avec le témoin qui prétend l'avoir reconnu.
Le troisième suspect, Marcone Sarmento, est toujours en fuite.
Après la confrontation du 13 octobre et la nouvelle audition des alibis de Mozart Costa Brasil, le procureur Bandeira (photo) devrait être en mesure de rédiger ses conclusions. Pour chacun des suspects, il peut soit prononcer un non-lieu, soit les absoudre, soit requalifier le crime, soit demander un procès devant un jury populaire composé de neuf membres, s'il estime que les accusations sont suffisamment fondées.
Les lacunes du processus judiciaire
Aucune recherche spécifique de la part de la police ne semble avoir été faite sur les liens de travail « illégal » entre Mozart Costa Brasil, Roque Souza, Thomaz Iracy Moisés Guedes (employé lui aussi par l'entreprise de surveillance de Costa Brasil) et Roberto Figueiredo. L'enrichissement soudain de Mozart Costa Brasil après le meurtre n'a pas non plus été soumis à investigation et aucune recherche sérieuse n'a été faite sur les appels téléphoniques qui se sont échangés à Itabuna sur les appareils fixes et portables des suspects, ne serait-ce que juste après le crime. De plus, Roque Souza, pourtant au nombre des suspects dès la première heure, n'est pas poursuivi par la justice, sans qu'aucune explication soit fournie dans le dossier sur cet abandon.
Par ailleurs, le commissaire Valois n'a pas encore répondu à la citation à comparaître lancée par le procureur Marcos Bandeira le 23 avril 2002. Un élément troublant alors que le dossier pénal montre qu'il s'est contenté d'un semblant d'enquête.
Deux autres hommes devraient également être entendus par la justice avant la clôture définitive de l'enquête. Le premier, ex-policier, est sorti de l'ombre à la mi-août 2002 à Itabuna et prétend avoir vu la voiture du crime, la Silverado blanche, entrer dans la caserne de la police militaire, juste après l'heure du crime. Un autre témoin a soutenu, devant les médias d'Itabuna, que Marcone Sarmento aurait été protégé par ladite police militaire durant les jours ayant suivi le meurtre.
Enfin, en dépit des instructions données par Cinthia Portela dans sa première commission rogatoire, Gilson Prata n'a jamais été entendu ni par la police, ni par la justice, sans qu'on sache pourquoi. Muté en 2000 de la section des crimes économiques au commissariat du centre-ville de Salvador où il occupe les fonctions de « coordinateur des produits contrôlés » (port d'armes), Gilson Prata met en avant cette absence de citation comme « preuve » de sa non-implication dans ce dossier. Chef de Mozart Costa Brasil lors de l'enquête menée par sa section des crimes économiques à Itabuna, Gilson Prata aurait pu être convoqué à ce titre, outre le fait qu'il a été mis en cause par Manuel Leal de Oliveira dans ses articles.
A ses détracteurs, le commissaire rappelle qu'en plus de vingt ans de service au sein de la police, « aucune enquête administrative n'a été lancée » à son encontre, ni aucune poursuite judiciaire. Il nie avoir jamais rencontré Marcone Sarmento, Roque Souza, ou même Maria Alice de Araújo, « tout juste croisée une ou deux fois dans les couloirs de la mairie d'Itabuna ». Il prétend également n'avoir séjourné à Itabuna que de « la mi-juin à novembre 1997 » et assure qu'il était à Orlando (Floride), en vacances avec sa famille, au moment du crime.
« Ce que dénonçait soi-disant Leal de Oliveira n'était pas un scandale mais un fait avalisé », a par ailleurs déclaré le commissaire aux enquêteurs de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès. Gilson Prata explique : « Il avait été entendu, lorsqu'on m'a confié cette mission, dans les bureaux mêmes du secrétariat à la Sécurité publique et en présence du maire Gomes, que la ville d'Itabuna me défraierait des dépenses de séjour de la mission d'enquête. » « Je n'ai donc aucun mobile potentiel », conclut-il. Pourtant, selon Katia Alves, actuelle secrétaire à la Sécurité publique également rencontrée par les représentants des deux organisations, le fait, pour un commissaire de la section économique, de recevoir des défraiements de la part d'un maire alors qu'il enquête sur des fraudes présumées dans la gestion du maire précédent, constitue « une faute très grave ». Elle assure ne pas être au courant de ces accusations, ajoutant qu'elle va enquêter.
Conclusion : un système qui protège les assassins ?
Au terme de l'enquête menée par les représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès, il apparaît que la première enquête sur l'assassinat de Manuel Leal de Oliveira, menée entre janvier et septembre 1998 par le commissaire João Jacques Valois, présente de graves anomalies : plusieurs témoins n'ont pas été entendus, des confrontations importantes n'ont pas été organisées, des informations sur les suspects n'ont pas été vérifiées… Le commissaire Valois aurait, de plus, volontairement écarté un témoignage important. Au terme de l'enquête, il apparaît que la collusion entre João Jacques Valois et le juge d'instruction, Ulisses Campos, a permis dans un premier temps de classer l'affaire de l'assassinat du journaliste.
Le processus judiciaire a été relancé à la suite de révélations parues dans le quotidien A Tarde. En dépit des suppléments d'investigations demandés, l'enquête n'a fait depuis que de fragiles avancées. Bien que trois individus aient été inculpés pour avoir exécuté le journaliste, les charges qui pèsent sur eux sont relativement faibles. Le processus judiciaire demeure également incomplet : des témoins restent à entendre, un personnage clé n'a toujours pas été convoqué, un autre refuse de se présenter, les liens entre les suspects sont encore flous… L'instruction aboutira au mieux à l'incarcération de deux des suspects parmi les exécutants du crime, tandis que les commanditaires pourraient bien rester inconnus.
L'affaire Manuel Leal de Oliveira, bien que complexe, révèle surtout les limites d'un système qui confie à une police placée sous la tutelle d'élus locaux, en l'occurrence la police civile de l'Etat de Bahia, le soin d'enquêter sur l'assassinat d'un journaliste qui avait mis en cause un de ces élus. L'absence de condamnations dans les neuf autres cas d'assassinats de journalistes à Bahia dans les années 1990 conduit à s'interroger sur l'existence d'un système politique autocratique, grâce auquel les élus du parti au pouvoir pouvaient, sans trop de problèmes, « liquider » les journalistes qui entreprenaient de dévoiler leurs malversations financières.
Reporters sans frontières et le réseau Damoclès recommandent :
Au procureur Marcos Bandeira :
- de convoquer le commissaire Gilson Prata pour être entendu comme témoin,
- d'enquêter sur les mouvements du, ou des, comptes bancaires de Mozart Costa Brasil,
- d'enquêter sur les liens présumés entre Mozart Costa Brasil, Roque Souza et Roberto Figueiredo, notamment à travers l'entreprise du premier située à San Antonio de Jesus,
- d'enquêter sur les appels téléphoniques qui se sont échangés à Itabuna sur les appareils fixes et portables des suspects,
- de fournir des explications sur l'absence de poursuites contre Roque Souza, pourtant désigné comme suspect dès la première heure,
- d'identifier et de convoquer le témoin qui prétend avoir vu la Silverado blanche entrer dans la caserne de la police militaire, dirigée à cette époque par le commandant Geraldo Santana, juste après l'heure du crime,
- d'identifier et de convoquer le témoin qui a soutenu, devant les médias d'Itabuna, que Marcone Sarmento aurait été protégé par ladite police militaire durant les jours ayant suivi le meurtre,
- de fournir une protection aux témoins qui s'estiment en danger,
- d'organiser une confrontation entre João Jacques Valois et Roberto Figueiredo.
A la secrétaire à la Sécurité publique Katia Alves :
- d'ordonner l'ouverture d'une enquête sur les déclarations de Gilson Prata relatives au défraiement de ses dépenses par la municipalité d'Itabuna en 1997, alors qu'il enquêtait sur des irrégularités présumées dans la gestion du maire Geraldo Simões,
- d'ordonner l'ouverture d'une enquête administrative sur les manquements graves présumés commis par le commissaire João Jacques Valois et le juge d'instruction Ulisses Campos, et la collusion présumée entre les deux hommes pour entraver l'avancée de l'enquête.
A la police civile :
- d'exécuter dans les meilleurs délais le mandat d'arrêt délivré contre Marcone Sarmento.
Aux sénateurs :
- d'adopter un projet de modification de la Constitution prévoyant une réforme du pouvoir judiciaire. Ce projet inclut la « fédéralisation » de la justice concernant tout crime ou violation grave des droits de l'homme, y compris les assassinats de journalistes et permettrait de confier ces enquêtes à la police fédérale. Adopté en première lecture par les députés de Brasilia, le texte doit maintenant être approuvé par le Sénat.
Aux candidats à l'élection présidentielle et aux élections sénatoriales :
- de s'engager à lutter contre l'impunité dont bénéficient les assassins de journalistes en se prononçant pour l'adoption du projet de modification de la Constitution qui instaurerait la « fédéralisation » de la justice concernant ces crimes.
Si, dans l'affaire Manuel Leal de Oliveira, les suspects ne devaient pas être jugés ou étaient acquittés, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès déposeraient une requête devant le Conseil de la défense des droits de la personne humaine (Conselho da Defesa dos Direitos da Pessoa Humana - CDDPH) du ministère brésilien de la Justice, comme elles sont fondées à le faire, afin que l'enquête sur l'assassinat du journaliste soit reprise à zéro par la police fédérale. Une telle action viserait à ce que les véritables exécutants de l'assassinat soient jugés mais aussi à ce que ses commanditaires soient identifiés. Si cette démarche aboutissait, tous les suspects seraient alors traduits devant la justice fédérale brésilienne.
Publié le
Updated on
20.01.2016