Six mois d’état d’urgence en Turquie : le journalisme à l’agonie
Six mois après l’instauration de l’état d’urgence, le 20 juillet 2016, l’arbitraire n’en finit pas de s’abattre sur les journalistes et les médias turcs. Reporters sans frontières (RSF) dresse le bilan de six mois de dérive continue et demande à l’Assemblée nationale d’abroger les décrets-lois incompatibles avec la Constitution et les obligations internationales de la Turquie.
Une centaine de journalistes emprisonnés sans procès, 149 médias fermés, 775 cartes de presse annulées, des retraits de passeport et saisies de biens non justifiées… Depuis six mois, sous couvert d’état d’urgence, les professionnels des médias sont frappés par une répression toujours plus arbitraire. Dans un courrier envoyé ce 20 janvier à la commission d’enquête sur les droits de l’homme de l’Assemblée nationale, RSF demande aux parlementaires turcs d’abroger les décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence. Une analyse juridique détaillée jointe à ce courrier démontre que ces décrets sont inconstitutionnels et incompatibles avec les obligations internationales de la Turquie.
“Après six mois d’état d’urgence, le journalisme est à l’agonie en Turquie, dénonce Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Le pluralisme est en passe d’être anéanti et les médias restants vivent sous une épée de Damoclès permanente, dans un climat de peur et d’intimidation renforcé par les propos de certains dirigeants. Il est grand temps de mettre fin à ces pratiques arbitraires et de revenir aux normes constitutionnelles garantissant la liberté de la presse.”
Quatre mois après son rapport “État d’urgence, état d’arbitraire”, RSF dresse un nouvel état des lieux qui documente des pratiques toujours plus arbitraires à l’encontre des journalistes critiques.
De nombreux journalistes croupissent en prison sans procès
Pas d’inculpation, pas de libération
La grande majorité des journalistes incarcérés au lendemain de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 attendent toujours l’ouverture de leurs procès. Les demandes de libération formulées par leurs avocats sont généralement rejetées par des juges de paix, hommes de main du pouvoir, en l’absence de tout argumentaire juridique solide. De très rares remises en liberté conditionnelles sont accordées, qui ne mettent pas un terme aux poursuites : le reporter Arda Akın, du quotidien Hürriyet, est libéré le 9 septembre après 24 jours de prison. Lale Kemal et Nuriye Akman, anciennes éditorialistes du quotidien Zaman, retrouvent la liberté le 12 octobre après plus de deux mois derrière les barreaux. La romancière Aslı Erdoğan et la traductrice Necmiye Alpay, également chroniqueuses pour Özgür Gündem, sont libérées le 29 décembre après plus de quatre mois de prison.
Plus de 80 journalistes sont emprisonnés pour avoir collaboré avec des médias favorables au prédicateur Fethullah Gülen, ancien allié du président Recep Tayyip Erdoğan et devenu sa bête noire. Moins d’une trentaine d’entre eux disposent à ce jour d’un acte d’accusation. Ce n’est que le 10 mars que s’ouvrira le premier procès : des journalistes d’Adana, au sud du pays, seront jugés pour “appartenance à une organisation illégale”. Parmi eux, Aytekin Gezici et Abdullah Özyurt auront déjà passé près de huit mois en détention.
Un second procès s’ouvrira prochainement contre 28 journalistes, dont 25 sont toujours incarcérés. Parmi les prévenus, qui risquent jusqu’à dix ans de prison pour “appartenance à une organisation illégale”, figurent Murat Aksoy, Atilla Taş, Hanım Büşra Erdal ou encore Cihan Acar.
“Je n’ai pas vu un seul procureur en six mois de détention, témoigne l’éditorialiste de Zaman Şahin Alpay. Nous avons directement été déférés au tribunal [qui a ordonné le placement en détention provisoire] après notre interrogatoire par la police. Je suis le plus âgé, j’ai fêté mes 73 ans en prison. Mes éditoriaux n’ont rien à voir avec la mouvance Gülen. Je demande à ce que notre procès démarre le plus rapidement possible”.
Plusieurs journalistes ont saisi la Cour constitutionnelle pour réclamer leur libération, mais la juridiction suprême tarde à répondre. Devant son silence, les avocats de deux d’entre eux ont fini par saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), fin décembre, pour “maintien en détention illégal”.
Isolement renforcé pour de nombreux journalistes emprisonnés
En vertu des décrets-lois adoptés sous l’état d’urgence, les conversations entre les détenus et leurs avocats se déroulent en présence de policiers et sous vidéo surveillance. Les journalistes incarcérés du fait de liens présumés avec la confrérie Gülen font l’objet d’un régime d’isolement particulièrement sévère : détenus dans la section 9 de la prison de Silivri, à 70 km d‘Istanbul, ils sont privés de courrier, coupés des médias, et leur droit de visites est extrêmement limité.
Cela concerne les journalistes de Zaman, mais aussi onze collaborateurs de Cumhuriyet, que la justice accuse d’avoir altéré la ligne éditoriale du journal en accord avec la confrérie Gülen. Pour le parquet, la couverture par Cumhuriyet d’affaires sensibles telles que les livraisons d’armes turques à des groupes djihadistes syriens, les exactions commises par les forces armées en marge de leur lutte contre la rébellion kurde, ou encore les allégations de tortures à l’encontre de putschistes présumés, sont autant de preuves d’une “complicité” avec le mouvement Gülen.
Une dizaine de collaborateurs du journal, dont son rédacteur en chef Murat Sabuncu, l’éditorialiste Kadri Gürsel, le caricaturiste Musa Kart ou encore l’administrateur Bülent Utku, ont été arrêtés le 31 octobre. Ahmet Şık les a rejoint le 29 décembre. L’accusation de soutenir Gülen est un sommet d’absurdité pour ce journaliste d’investigation, incarcéré pendant plus d’un an entre 2011 et 2012 pour avoir critiqué l’emprise de la confrérie sur l’appareil d’Etat.
“Sur les 168 heures que compte une semaine, je ne peux voir des êtres humains que deux heures : une heure avec mon épouse et une autre avec mon avocat, raconte Murat Sabuncu. Normalement, nous avons le droit de recevoir la visite de trois autres personnes, mais cette règle n’est plus appliquée.”
L’arbitraire toujours croissant des sanctions administratives
Des centaines de cartes de presse annulées
Depuis la mise en place de l’état d’urgence, pas moins de 775 journalistes ont été privés de leur carte de presse par la Direction générale de l’information et des médias (BYEGM), un organisme rattaché aux services du Premier ministre. Fin octobre, c’était au tour des journalistes de T24 Hasan Cemal et Doğan Akın d’être ainsi sanctionnés. Le 16 décembre, la BYEGM annonçait à Nevzat Onaran que sa carte de presse, censée être permanente, ne lui serait plus renouvelée malgré ses 17 ans de carrière. Pour toute explication, l’organisme a fait référence à une ancienne condamnation du journaliste pour avoir “détourné le peuple du service militaire”. Début janvier, la BYEGM a retiré sa carte à la célèbre journaliste Amberin Zaman, accusée “d’incitation à la haine et à l’hostilité” pour avoir déclaré sur les réseaux sociaux que “les Kurdes constituent la force la plus importante dans le combat contre Daesh”.
Les biens de 54 journalistes saisis
Le 1er décembre 2016, un juge de paix d’Istanbul a ordonné la saisie des biens de 54 anciens collaborateurs de Zaman, dont Şahin Alpay, Mümtazer Türköne, Ali Bulaç, Hilmi Yavuz, İhsan Duran Dağı ou encore Hamit Bilici, accusés de liens avec le mouvement Gülen. Une mesure adoptée alors que le procès de ces journalistes n’a pas encore commencé, et qu’ils sont donc censés bénéficier de la présomption d’innocence.
L’État s’acharne contre les journalistes contraints à l’exil et leurs proches
Face à l’arbitraire de l’administration et des tribunaux turcs, des dizaines de journalistes ont été contraints à l’exil depuis six mois. Condamné à cinq ans et dix mois de prison en mai, l’ancien directeur de la rédaction de Cumhuriyet, Can Dündar, a ainsi décidé de ne pas rentrer au pays tant que l’état d’urgence restait en vigueur. Mais son épouse, Dilek Dündar, est bloquée en Turquie : son passeport a été annulé sans explication le 4 août.
Une autre menace plane désormais sur les journalistes contraints à l’exil. Le décret-loi n°680, entré en vigueur le 7 janvier, prévoit que les individus suspectés ou poursuivis pour “activités subversives”, “attaque contre le président de la République”, “crimes contre le gouvernement” ou “appartenance à une organisation illégale” peuvent être déchus de leur nationalité turque s’ils ne répondent pas sous trois mois à leur convocation.
Le pluralisme en voie d’extinction
149 médias liquidés d’un trait de plume
Depuis le 20 juillet, pas moins de 149 médias considérés comme proches de la confrérie Gülen ou du mouvement kurde ont été fermés manu militari, par décret ou sur décision administrative. Au premier décret liquidant 102 médias, fin juillet, ont succédé d’autres ordres similaires : fermeture de deux douzaines de télévisions et de radios début octobre, de quinze médias kurdes fin octobre… Le pluralisme médiatique est réduit à la portion congrue.
Vingt des titres liquidés ont finalement été autorisés à rouvrir. Le décret n°675 a par exemple autorisé la réouverture de onze médias locaux. Mais la portée de ce revirement est extrêmement limitée, au regard de l’influence de ces titres et des coupes claires opérées dans le paysage médiatique. La plupart des médias fermés par décret, dont les chaînes d’opposition Hayatın Sesi et İMC TV, attendent toujours des nouvelles quant aux recours qu’ils ont formulés auprès de la justice administrative. Ils comptent saisir la CEDH, étant donné que la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente, en octobre, pour les affaires liées aux décrets-lois adoptés sous l’état d’urgence.
Carcan renforcé sur l’audiovisuel
Les décrets-lois ont renforcé les pouvoirs de sanction du Haut Conseil de l’audiovisuel (RTÜK). Ce dernier peut désormais suspendre toute radio ou télévision pour un jour, en cas de violation de la loi sur la presse. En cas de récidive, la suspension peut être portée à cinq jours, puis à quinze jours, et la licence du média peut finalement être révoquée.
Une nouvelle disposition introduite dans les statuts du RTÜK interdit “la couverture des actes terroristes, de leurs exécutants et de leurs victimes, lorsqu’elle contribue aux objectifs du terrorisme”. Le Haut Conseil peut désormais refuser d’accorder une licence à tout média censé représenter une “menace à la sécurité nationale, à l’ordre public ou à l’intérêt général”. Il peut également le faire dès lors que la police ou les services de renseignement l’avertissent de “liens” du personnel du média en question avec une organisation terroriste.
Le contrôle d’Internet porté à un niveau inédit
Le blocage ponctuel des plateformes Twitter, YouTube et Facebook est devenu une habitude après chaque attentat ou autre situation d’urgence en Turquie, mais les autorités ont passé un nouveau cap en rendant temporairement inaccessibles les services de messagerie WhatsApp, Skype et Telegram, début novembre. Les fournisseurs d’accès à Internet ont reçu l’ordre de restreindre l’accès à une dizaine de VPN et au réseau Tor, permettant de contourner la censure et de chiffrer le trafic. Au même moment, l’accès à Internet était coupé pendant plusieurs jours dans les régions du Sud-est, peuplées majoritairement de Kurdes.
Face à cette dérive continue, RSF réitère les demandes formulées dans son rapport “État d’urgence, état d’arbitraire”, à commencer par l’abrogation des décrets-lois inconstitutionnels et la libération immédiate des journalistes incarcérés du fait de leurs activités professionnelles. L’organisation réclame en outre la levée de l’isolement imposé aux journalistes détenus dans la section 9 de la prison de Silivri.
La Turquie occupait la 151e place sur 180 pays au Classement mondial 2016 de la liberté de la presse, publié par RSF.