Comment le gouvernement indien tente de verrouiller toute information sur le Covid-19
Trois semaines après l’instauration du confinement généralisé en Inde pour faire face à la pandémie de coronavirus, RSF retrace le récit de la course effrénée du gouvernement pour contrôler tous les aspects de l’information, au mépris du libre travail des journalistes.
25 mars 2020, à minuit : 1,3 milliard d’Indiens sont soudain confinés. Quelques heures plus tôt, le Premier ministre a personnellement enjoint les propriétaires des vingt plus grands groupes de presse du pays à se limiter à des “récits positifs” sur la gestion de la pandémie et du confinement, et de servir de “lien entre le gouvernement et le peuple”.
Quatre jours plus tard, le 29 mars, on apprend que le pays entre officiellement dans une phase de contamination supérieure dite de “transmission communautaire”.
Mais cette information, d’un intérêt public absolument fondamental, n’a pas été révélée par communiqué ou durant un point presse ; elle a fuité par inadvertance dans un document sur les procédures opératoires standard distribué aux professionnels par le ministère de la Santé.
De son côté, le gouvernement continue d’affirmer publiquement que le pays est toujours dans la phase inférieure de “transmission limitée” du virus. Cette désinformation flagrante et dangereuse pousse un collectif de journalistes spécialisés dans la santé, à adresser aux autorités le 30 mars une série de dix questions fondamentales sur la gestion de la crise et du confinement. Ils n'obtiendront aucune réponse.
“Depuis le début de la crise du coronavirus, les autorités indiennes font preuve d’un manque de transparence avec la presse qui, à terme, peut s’avérer meurtrier, avance Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Les reporters sont au mieux tenus à l’écart de toute information d’intérêt public, tandis que plusieurs d’entre eux font l’objet de poursuites pénales pour avoir révélé des informations. Nous appelons le gouvernement de Narendra Modi à cesser de vouloir imposer son seul récit des événements, et à laisser les journalistes faire leur travail en toute indépendance.”
Contrôle de l’information
Depuis trois semaines, le pouvoir exécutif multiplie les tentatives pour exercer un contrôle absolu de l’information sur le Covid-19. Le 31 mars, il a déposé devant la Cour suprême une demande de censure préalable des médias sur tous les sujets relatifs à la pandémie, obligeant ainsi les journalistes à ne publier que des informations validées par le gouvernement.
Face au tollé provoqué par cette décision, qui est clairement inconstitutionnelle, les magistrats de la plus haute juridiction ont finalement rejeté la demande. Mais, dans leur arrêt, ils ont donné des gages au gouvernement, en ordonnant aux médias de se référer “exclusivement à la version officielle de la situation” pour éviter la diffusion de fausses nouvelles, et de “reprendre le bulletin de santé du pays” publié quotidiennement par le gouvernement.
Signe de la volonté du gouvernement central de limiter l’information, le lendemain de cette décision, le ministère de la santé a expédié le point-presse du jour en moins de quinze minutes. Les fonctionnaires expliquant aux journalistes présents qu’ils ne répondraient qu’aux questions posées par l’agence de presse Asian News International (ANI) et la chaîne publique Doordarshan (DD), deux médias célèbres pour leur proximité affichée avec le Bhartiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Modi.
Cette volonté de contrôle de l’information, préoccupante au niveau national, prend des proportions extrêmes quand il s’agit de la situation dans la vallée du Cachemire. Le 3 avril, le gouvernement du Jammu-et-Cachemire (J&K) a prolongé pour la cinquième fois le blocage des réseaux internet mobiles dans la région et ce, bien que la Cour suprême a jugé dès le 10 janvier, cette fermeture indéfinie "inadmissible".
Harcèlement judiciaire
RSF avait montré, dès le 26 mars, comment le blocage des télécommunications dans le J&K était potentiellement meurtrier dans le contexte de la crise du Covid-19. Plus récemment, le Club de la presse du Cachemire a également dénoncé les tentatives de l’Etat “d’étrangler l'information sur le coronavirus”, après que le directeur régional des services de santé eut ordonné aux médecins et au personnel paramédical de "ne pas partager d’informations avec les médias sur la crise actuelle".
Dans l’ensemble du territoire indien, plusieurs médias et journalistes font par ailleurs l’objet de poursuites judiciaires qui s'apparentent parfois à du harcèlement. C’est le cas du site indépendant The Wire, qui fait officiellement l’objet d’une plainte déposée le 1er avril pour avoir diffusé des “fake news” sur le Premier ministre de l’Uttar Pradesh Yogi Adityanath, alors qu'en réalité, c’est le fait d'avoir relaté que le chef de l’Uttar Pradesh avait participé, le 25 mars, malgré le confinement imposé, à une réunion religieuse qui est reproché au rédacteur en chef du site, Siddharth Varadarajan.
Le journaliste fait actuellement l’objet d’une enquête ouverte en vertu des articles 188 et 505 du code pénal, qui punissent notamment la désobéissance à un ordre émis par un fonctionnaire et la diffusion d’informations, rumeurs, dans l’intention de susciter la crainte au sein du public. Il risque jusqu’à cinq ans de prison.
“Remarques répréhensibles”
Mardi 7 avril, une plainte a été déposée contre le reporter Prashant Kanojia par le leader local du BJP du quartier d’Ashiana, dans la ville de Lucknow, la capitale de l’Uttar Pradesh, dans le nord du pays. Il est reproché au journaliste d’avoir publié des “remarques répréhensibles” sur le Premier ministre Narendra Modi et le leader régional Yogi Adityanath sur les réseaux sociaux, en lien avec leur gestion du confinement. La police a ouvert une enquête, sous plusieurs articles du code pénal, pour diffamation et offenses perpétrées avec l’intention de susciter la peur ou des troubles au sein du public.
Le même jour, dans la soirée, un journaliste de la chaîne Damodharan, dont l’identité est gardée secrète, a été arrêté par la police de Madras, dans le sud-est de l’Inde. Il a fait l’objet d’une plainte déposée par un médecin du centre de santé de Minjur, où le reporter a filmé un employé de pharmacie en train de distribuer des médicaments à des patients sans ordonnance. Il est accusé de tricherie, de falsification et d'avoir empêché un fonctionnaire de s'acquitter de ses fonctions.
Le veille, le 6 avril, dans le Bihar, au nord-est du pays, le journaliste web Pawan Choudhary a lui aussi été arrêté par la police de la ville de Munger et jeté en prison pour avoir publié sur les réseaux sociaux des informations sur la situation de la pandémie dans son quartier de Keshopur.
Appels au meurtre
En plus d’être potentiellement visés par des arrestations policières, les reporters indiens qui couvrent la crise du Covid-19 sont également la cible de cyberharcèlement. C’est notamment le cas de la journaliste indépendante Vidya Krishnan. La parution, le 27 mars dans le mensuel américain The Atlantic, d’un long article qu’elle a signé sur la brutalité de la gestion indienne du Covid-19, a entraîné une campagne de haine en ligne, avec de nombreuses menaces de mort et d’appels au meurtre ou au viol collectif.
Interrogée par RSF, elle a confirmé les liens des auteurs de ces messages haineux avec le gouvernement et le BJP : “Les menaces de violence physique, de viol et de torture ont été amplifiées par l’insistance avec laquelle le ministère de la Santé à appeler à considérer tout article critique comme ‘fake news’, explique-t-elle.
"De fait, tous les journalistes scientifiques en Inde sont l’objet de cyberharcèlement pour leur couverture jugée ‘antipatriotique’ des événements. Les choses sont devenues un peu plus disproportionnées dans mon cas parce que je suis indienne et que j’ai critiqué le gouvernement indien dans la presse étrangère.”
Une autre journaliste indépendante, Rashmi Puranik, basée à Bombay, fait elle aussi l’objet d’attaques en ligne orchestrées par des militants du BJP, après qu’elle a publié un tweet dans lequel elle critique l’appel du Premier ministre à allumer des bougies traditionnelles hindouistes pour combattre la propagation du virus. Elle a reçu de nombreux messages particulièrement obscènes et, après qu’elle eut porté plainte, l’un de ces militants a finalement été interpellé par la police de Nashik, à 160 km de Bombay.
L’Inde se situe à la 140e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2019 par RSF.