Affaire Bolloré : RSF saisit le Conseil d’Etat contre l’inaction de l’Arcom et dépose une question prioritaire de constitutionnalité
Reporters sans frontières (RSF) saisit le Conseil d’Etat pour sanctionner l’inaction de l’Arcom face aux manquements de CNews à ses obligations. A l’occasion de ce recours, le Conseil d’Etat est invité à saisir le Conseil constitutionnel pour qu’il statue sur la conformité de la loi de 1986 sur l’audiovisuel à la Constitution.
Les pratiques de l’homme d’affaires Vincent Bolloré dans le secteur des médias créent un précédent dangereux pour la démocratie, par sa conception d’un journalisme aux ordres et d’une télévision d’opinion. Le 13 avril 2022, RSF a saisi le Conseil d’Etat d’un recours pour contester le refus de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Arcom) d’agir contre les manquements de CNews à ses obligations. Dès novembre 2021, RSF avait formellement demandé au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) - devenu l’Arcom en janvier 2022 - de mettre en demeure CNews de respecter ses obligations légales.
L’Arcom inactive et silencieuse
Dans un courrier du 5 avril 2022, l’Arcom reste silencieuse sur des éléments majeurs de la demande, en particulier sur l'ingérence de l'actionnaire de CNews, et tend même à justifier son inaction en renvoyant à la loi de 1986. L’Arcom ne donne pas de contenu véritable aux obligations d’indépendance, de pluralisme et d’honnêteté de l'information dont elle est garante. Elle n’a pas développé de critères précis à ces dispositions prévues dans les conventions avec les chaînes de télévision et ne se donne pas les moyens de le faire. Ces principes ressemblent à des incantations voire à des vœux pieux.
Dans son recours initié par Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, RSF demande également au Conseil d’Etat de soumettre au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution de la loi de 1986 sur l’audiovisuel (la loi qui fixe les obligations des médias audiovisuels et les pouvoirs de l’Arcom), qui est à l’évidence confuse, vague et lacunaire.
" L’Arcom a un rôle éminent à jouer pour la préservation de la liberté de communication, y compris face aux demandes incessantes de censure de tel ou tel, déclare le secrétaire général de RSF Christophe Deloire. Nous lui sommes reconnaissants de jouer aujourd’hui ce rôle. Mais la loi lui impose aussi de garantir l’indépendance, le pluralisme et l’honnêteté de l’information, conditions nécessaires du droit à l’information. C’est au nom de cet idéal que nous saisissons le Conseil d’Etat, pour qu’il amène l’Arcom à faire respecter pleinement ces principes et pour que le Conseil constitutionnel confirme l’absolue nécessité de l’actualisation de la loi de 1986.”
Selon la convention signée avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), CNews est censée être un service “consacré à l’information”. Comme tel, la chaîne a des obligations légales d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information, et elle est tenue, comme a pu le rappeler le CSA dans une décision du 28 juillet 2021, de respecter « une présentation honnête des questions prêtant à controverse, en particulier en assurant l’expression des différents points de vue par les journalistes, présentateurs, animateurs ou collaborateurs d’antenne ».
Une demande au CSA en novembre 2021
Dans sa demande initiale au CSA, en novembre 2021, RSF démontrait en quoi CNews ne peut plus être considérée comme une chaîne d’information mais qu’elle s’est transformée sous la houlette de Vincent Bolloré en un média qui diffuse des opinions de manière massive et orientée - relevant souvent de la discussion de comptoir, au mépris régulièrement de l’indépendance, de l’honnêteté et du pluralisme de l’information.
RSF détaillait les manquements de la chaîne à ces obligations, et montrait que c’est sur des interventions directes de M. Vincent Bolloré, l’actionnaire principal de Vivendi, propriétaire du Groupe Canal plus dont fait partie CNews, que la nature de la chaîne s’est radicalement transformée en un média d’influence au service d’un agenda politique précis, celui de M. Bolloré. Les slogans de la campagne publicitaire de CNews sont éloquents : “Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion”.
13% d’information dans les émissions de CNews
Le nouveau recours de RSF s’appuie notamment sur une étude de François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle. Celui-ci démontre, sur la base d’une observation des programmes de CNews sur une semaine (du 31 janvier au 4 février 2022), et d’une analyse du volume des séquences d’information proprement dites, de la sélection des informations et leur hiérarchie, de la place de l’animateur dans les débats et du pluralisme des invités, que la chaîne ne peut plus être considérée comme une chaîne d’information.
D’une part, dans les émissions Midi News et Soir Info, “l’information stricto sensu, comme énonciation de faits, occupe 13 % du temps”. Sur l’ensemble de l’antenne, l’enchaînement des informations présentées et leur amplification systématique par le commentaire vient “exemplifier une thèse” : “l’information est sélectionnée en fonction des valeurs (de la chaîne)” et un examen comparatif avec BFMTV montre que “le microcosme” de CNews s’avère “peu soucieux du macrocosme de l’actualité”, observe M. Jost dans son étude.
D’autre part, sur CNews, le débat d’opinions est renforcé par un prétendu discours de vérité. Le présentateur Pascal Praud “parle au nom de la réalité qui s’impose à la lui. (La réalité) parle à travers lui, qui en devient le spectateur et le médiateur.“
Trois-quarts des invités de droite ou d’extrême-droite
Enfin, François Jost souligne l’absence de pluralisme sur l’antenne de CNews: “Alors que les invités de gauche représentent 10 % et ceux de LREM 4 %, les invités de droite et d’extrême-droite représentent plus des 3/4 des présences en plateau (78 %).” Loin d’accorder la parole à différents courants de pensée, les intervenants de la chaîne ressassent des thèmes et assènent des positions, avec l’appui des animateurs, empêchant leurs éventuels contradicteurs de les réfuter.
Dans sa réponse à RSF, le 5 avril 2022, l’Arcom souligne que, depuis la demande initiale de RSF, CNews “diffuse désormais toutes les quinze minutes un rappel des titres d’une minute (...), qui n’est pas sans lien avec le dialogue exigeant engagé par l’Arcom avec le groupe Canal + à ce sujet.”. La chaîne a d’ailleurs lancé une campagne de publicité, en pleine page de plusieurs journaux, autour du slogan “Pour rester informé, regardez l’actualité toutes les 15 minutes sur CNews”. Or un simple rappel des titres, extrêmement succinct, comprenant parfois la météo, ne saurait répondre aux exigences d’un “service consacré à l’information”.
Le recours se fonde également sur une étude de la charte éthique de CNews réalisée par RSF. Celle-ci a été adoptée en 2017, conformément aux obligations légales de la chaîne. Cette étude montre que, loin de répondre aux principes de la déontologie journalistique tels que définis par les grands textes de la profession, la charte de CNews autorise des manquements à la déontologie journalistique. Elle prévoit par exemple qu’un journaliste puisse se déporter s’il “considère qu’un contenu rédactionnel s’assimile à une promotion” sans que cela puisse lui être reproché, mais ne réprouve pas de telles pratiques. Elle légitime les “ménages”, c'est-à-dire, dans le jargon journalistique, le fait pour un journaliste de mettre sa notoriété contre rémunération au service de la communication d'un organisme privé ou public.
Le besoin d’une rénovation du cadre légal
Il convient aujourd’hui de revoir le cadre légal lui-même pour imposer et permettre à l’Arcom d’exercer la plénitude de son rôle. C’est pourquoi le recours est accompagné d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), par laquelle RSF demande au Conseil d’Etat de soumettre au Conseil constitutionnel la question de la constitutionnalité de la loi de 1986. Cette QPC offre l’occasion inédite au Conseil constitutionnel de reconnaître que les principes de pluralisme et d’indépendance des médias constituent en soi des principes à valeur constitutionnelle. Surtout, il s’agit de faire constater l’inconstitutionnalité de la loi de 1986, en particulier faute de garanties légales suffisantes et appropriées pour protéger la liberté d’expression.
La rédaction actuelle de la loi donne à CNews une latitude pour s’affranchir des règles du pluralisme et de l’honnêteté de l’information, comme à Vincent Bolloré, et même s’il s’en défend, pour exercer son influence en violation du principe d’indépendance. De façon plus large, elle autorise des niveaux de concentrations inacceptables dans le secteur des médias, n’empêche pas les conflits d’intérêt dans le champ de l’information, et n’apporte des garanties pour l’indépendance de l’information que de façon très insuffisante.
La révision en profondeur de la loi de 1986 est l’une des 10 propositions soumises par RSF aux candidats à l’élection présidentielle de 2022. Seul un cadre légal rénové permettra en effet de garantir effectivement le droit du public à une information libre, pluraliste et indépendante.
La France se situe à la 34e place au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.