Classement 2015 : Le prétexte fallacieux de la sécurité nationale
"Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux", affirmait déjà au XVIIIe siècle, Benjamin Franklin, l'un des pères fondateurs des États-Unis d’Amérique. Deux siècles plus tard, la sécurité est devenue le premier argument de nombreux gouvernements, démocratiques ou non, pour piétiner les libertés fondamentales et museler l’information.
Quand l’information menace “l’intégrité de l’État”
Sur fond de confit ukrainien, la Russie a voté l’été dernier une série de lois attentatoires à la liberté de l’information. L’une de celles-ci porte désormais la peine maximale de prison pour “appels publics à commettre des actions violant l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie” à quatre ans, voire à cinq, si le délit est commis à travers un média ou sur Internet.
Au Maroc, il existe toujours des lignes rouges qu’aucun média, journaliste ou blogueur n’est autorisé à franchir. Parmi celles-ci, le Sahara occidental. Le projet du code de la presse marocain prévoit que peuvent être interdites des publications portant atteinte à l’intégrité nationale du pays. En juillet 2014, le journaliste et militant sahraoui Mahmoud al-Lhaissan est arrêté pour avoir couvert une manifestation pacifique à Laâyoune dans le Sahara occidental.
Au Moyen-Orient, le concept d’”action contre la sécurité nationale” est régulièrement utilisé contre les journalistes et les net-citoyens pour faire taire toute voix indépendante. En Iran, depuis juin 2009 et les mouvements de contestation contre la réélection controversée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence, 90% des journalistes et net-citoyens condamnés sur 200 dossiers examinés, ont été accusés d’“action contre la sécurité nationale”, pour des publications sur la répression et la situation des prisonniers dans les geôles du pays. En Egypte, l’arrivée au pouvoir du général Sissi a marqué un tournant pour la liberté de l’information. Quinze acteurs de l’information sont incarcérés à ce jour pour des raisons arbitraires. Parmi eux, deux journalistes d’Al-Jazeera : le Canado-Egyptien Mohamed Adel Fahmy et l’Egyptien Baher Mohamed, derrière les barreaux depuis le 29 décembre 2013 et accusés d’avoir diffusé en direct des informations “portant atteinte à la sécurité nationale”
Dans la Corne de l’Afrique, le développement de mouvements islamistes radicaux a entraîné une utilisation abusive du prétexte sécuritaire au détriment de la liberté de l’information. En Somalie, deux journalistes, Mohamed Bashir Hashi, éditeur de Radio Shabelle (lauréat du prix Reporters sans frontières en 2010) et Mohamud Mohamed Dahir, directeur de Sky FM, sont emprisonnés depuis août 2014. Ils risquent la peine de mort pour « attaque à l’intégrité, l’indépendance ou l’unité de l’État somalien ». Dans l’Éthiopie voisine, trois journalistes et six blogueurs du groupe Zone 9 sont en détention préventives depuis avril 2014 sur le fondement de la loi antiterroriste.
En Asie du sud-est, les militaires l’ont bien compris, la sécurité nationale est une arme de choix pour faire taire la critique. En mai 2014, l’armée thaïlandaise, qui a pris pris le pouvoir dans le pays, a fermé une vingtaine de médias, bloqué les chaînes étrangères et pris le contrôle des principales chaînes nationales En Birmanie, malgré des signes d’ouverture encourageants en 2012, les procès des journalistes d’Unity Journal et Bi Mon Te Nay, la mort du journaliste Ko Par Gyi en détention militaire et la campagne de harcèlement à l’égard des médias menée par le “département des renseignements spéciaux”, laissent planer de sérieuses inquiétudes sur l’évolution de la liberté de la presse dans le pays.
En Indonésie, au prétexte de la préservation de la sécurité nationale, les militaires ont mené une campagne de dissuasion à l’encontre des journalistes étrangers afin de s’assurer que les violations des droits de l’homme en Papouasie ne fassent plus l’objet de reportages. La condamnation à trois mois d’emprisonnement des journalistes français Thomas Dandois et Valentine Bourrat, appréhendés dans la région alors qu’ils enquêtaient sans autorisation officielle, s’est accompagnée, et s’accompagne encore, d’une chasse aux sources des journalistes.
A l’est : la phobie anti-Maïdan
Les manifestations de la place Maïdan à Kiev, démarrées en novembre 2013, et qui ont abouti en février 2014 à la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, ont provoqué une véritable phobie sécuritaire en Europe de l’est et Europe centrale.
Dès décembre 2013, la Russie ajoute la publication d’informations jugées « extrémistes aux motifs de blocage à la loi Internet de 2012. Sous ce terme sont regroupés l’incitation à la haine, aux actes terroristes, mais aussi les appels à prendre part à des manifestations non autorisées, réaction directe aux événements qui se déroulent à Maïdan au même moment. Les effets ne se sont pas faits attendre : les trois principaux sites d’information proches de l’opposition sont bloqués en mars 2014.
En avril 2014, la Douma, la chambre basse du Parlement russe, vote un train de lois censées renforcer la lutte contre le terrorisme. Parmi elles, une loi sur les télécommunications qui oblige les auteurs de blogs et de pages des réseaux sociaux comptabilisant plus de 3 000 visites par jour à se faire enregistrer sous leur vrai nom auprès de l’autorité de surveillance des communications (Roskomnadzor) et à suivre des obligations drastiques voisines de celles des médias au rang desquelles l'interdiction de diffuser des informations relevant du secret d’État ou présentant un caractère extrémiste.
Afin d’éviter la contagion de “l’esprit Maïdan”, le Kazakhstan, qui avait déjà fermé après les émeutes de 2011 dans la ville de Janaozen la plupart des médias indépendants, décide début 2014 d’aller encore plus loin et fait passer le 28 janvier un décret renforçant les mesures applicables dans les « situations d’urgence à caractère social ». L’acception de ce terme, commun dans les pays d’ex-URSS, est bien plus large que la notion d’état d’urgence. Elle recouvre l’ensemble des désordres de masse dont les causes sont humaines : émeutes, conflits locaux et régionaux, grèves ou manifestations massives. Dans de tels cas, les médias de la zone concernée seront désormais soumis à la censure préalable. Le décret leur impose de soumettre aux autorités compétentes chaque exemplaire ou chaque émission, « pour approbation du contenu », 24 heures avant la publication ou la diffusion.
Les dérives sécuritaires des “démocraties” au nom de la lutte contre le terrorisme
L'instrumentalisation du prétexte de la sécurité nationale n’est pas réservée aux seuls régimes autoritaires. En février 2014, lors d’une conférence de presse dénonçant les poursuites de l’administration américaine à son encontre, James Risen, journaliste au New York Times, qualifiait les États-Unis d’“État orwellien se proclamant transparent”. Au nom de l'Espionage Act, le journaliste d’investigation était menacé d’être jeté en prison, s’il ne révélait pas ses sources dans une affaire ayant trait à la sécurité nationale. Cette loi datant de 1917 n'avait été utilisée que trois fois avant l’accession de Barack Obama à la présidence des États-Unis. Pendant ses deux mandats, elle aura été utilisée huit fois notamment contre des lanceurs d'alerte dont Chelsea Mannings.
C’est encore au nom de la sécurité nationale que les États-Unis et la National Security Agency (NSA) ont mis en place le système de surveillance dont l’ampleur a été révélée en juin 2013 par le lanceur d’alerte Edward Snowden. Ces révélation lui ont valu d’être poursuivi encore au nom de l'espionnage Act. Ces pratiques de surveillance puisent leur justification légale dans le cadre du Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) de 1978 mais ce sont véritablement les attentats du 11 Septembre 2001 et leurs conséquences sur l’opinion publique américaine qui ont entraîné la dérive paranoïaque et sécuritaire des États-Unis. Le pays a voté le Patriot Act quelques mois plus tard ainsi que les amendements du FISA Act en 2008.
En Europe, de nombreux pays se dotent de législations anti-terroristes permettant la mise sous surveillance d’individus. La France et le Royaume-Uni sont de loin les plus mauvais élèves. En 2013, la France a voté la Loi de programmation militaire dont l’article 20 a instauré une surveillance administrative. Au nom de la “sécurité nationale” et de la “lutte contre le terrorisme”, le juge, qui est pourtant le garant des libertés fondamentales, se voit retirer la décision de mise sous surveillance. En 2014, la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme est venue parachever ce dispositif de surveillance en diminuant au passage la protection juridique des journalistes et en mettant en place un système de censure administrative de sites web. Au Royaume-Uni, les lois régulant les moyens de surveillance mis en oeuvre contre le terrorisme ont entraîné de nombreuses dérives. La police britannique s’est par exemple procurée, fin 2013, les factures détaillées de plus de 1700 employés de News UK, la société éditrice du Times, du Sunday Times et du Sun. Le quotidien The Guardian a récemment révélé l’interception, en 2008, de plus de 70 000 emails dont ceux de journalistes du Monde, de The Guardian, du New York Times, du Sun, de NBC et du The Washington Post.
En Australie, en octobre 2014, le National Security Legislation Amendment Bill a rendu intouchable l’agence de renseignement australienne. Parmi la multitude de mesures visant à protéger celle-ci, une interdiction absolue de dévoiler des informations concernant ses “opérations spéciales” sous peine d’emprisonnement. Le 10 décembre 2014, un an après son adoption par le Parlement japonais, la “loi sur la protection des secrets spécialement désignés” est entrée en vigueur. Celle-ci prévoit des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement pour les journalistes, blogueurs ou lanceurs d’alerte qui seraient reconnus coupables d’avoir transmis ou diffusé des informations classées “secrets d'État”.
En Turquie, des dizaines de journalistes restent abusivement poursuivis sur les fondements de la loi anti-terroriste. Dans un contexte marqué par un scandale de corruption qui a éclaboussé le sommet de l'État, l’année 2014 a vu l’extension des pouvoirs de surveillance et de blocage de la MIT (services de renseignements) et de la TIB (Haute autorité des télécommunications). Un amendement récent a étendu la liste des motifs permettant le blocage sans décision de justice des sites internet et parmi ceux-ci… la sécurité nationale.