RSF invite le Premier ministre éthiopien à consolider les avancées en faveur de la liberté de la presse
Alors que la liberté de la presse en Ethiopie connaît une progression spectaculaire depuis le changement de régime en 2018, Reporters sans frontières (RSF) soumet au Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, un certain nombre de recommandations pour développer un journalisme de qualité et faire de la liberté d’informer une réalité pérenne dans le pays.
Son Excellence Monsieur Abiy Ahmed
Premier ministre de l’Ethiopie
Bureau du premier ministre
P.O.Box: 1031 Addis Abeba, Ethiopia
Paris, le 21 mai 2019
Monsieur le Premier ministre,
Pour la première fois depuis plus de dix ans, votre pays ne compte plus un seul journaliste en prison. Depuis votre arrivée au pouvoir en avril 2018, des centaines de médias, des sites d’information et des télévisions interdites sous le précédent régime, ont été autorisés. Après des années de répression au cours desquelles les journalistes risquaient constamment la prison ou étaient contraints à l’exil, ils peuvent désormais exercer librement leur rôle de contre pouvoir. Ces progrès rapides et spectaculaires ont permis à l’Ethiopie de gagner 40 places au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2019. Il s’agit de la plus importante progression mondiale jamais enregistrée par un pays depuis la première édition de notre Classement lancé en 2002.
Ces avancées ont été unanimement saluées à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse organisée par l’Unesco le 3 mai dernier à Addis-Abeba. Comme vous l’avez souligné dans votre discours à l’occasion de cet événement, la période dans laquelle se trouve l’Ethiopie est « cruciale » et le pays ne pourra pleinement concrétiser ses aspirations démocratiques que si « ceux qui ont le devoir d’informer sont conscients des responsabilités qui découlent de telles libertés ». Accompagner la professionnalisation du secteur est en effet impératif afin que les médias puissent pleinement jouer leur rôle de contre-pouvoir sans alimenter les tensions et conflits auxquels votre pays fait face. Les journalistes que RSF a pu rencontrer au cours de sa récente mission en Ethiopie sont pleinement conscients de ces enjeux. Leur projet d’établir un syndicat représentatif et la volonté de mettre sur pied, à terme, un organe d'autorégulation inclusif et professionnel témoignent de leur volonté de conjuguer liberté et responsabilités.
Si la liberté de critiquer et le pluralisme médiatique sont aujourd’hui des réalités, de nombreux défis restent à relever pour que prospère un journalisme de qualité. Depuis votre arrivée, les poursuites abusives contre les journalistes, qui s'appuyaient notamment sur la loi anti-terroriste de 2009 ont cessé mais l’indispensable réforme promise concernant les lois liberticides et répressives sur les médias tarde à se concrétiser. RSF reste également préoccupée par le projet de loi visant à criminaliser les fausses informations et les discours de haine qui pourrait être détourné de son objectif initial et utilisé pour poursuivre des journalistes.
Sous le précédent régime, les menaces à l’exercice de la mission d’information étaient facilement identifiables. Elles venaient principalement des autorités. Les lignes rouges et les risques étaient connus. Aujourd’hui, l’insécurité demeure et devient plus diffuse.
Le 23 février 2019, deux journalistes de Mereja TV ont été agressés par des inconnus dans la région d’Oromia quelques instants seulement après avoir été brièvement arrêtés par la police locale de Legetafo alors qu’ils interrogeaient des personnes récemment déplacées suite à la destruction de leurs habitations.
Plus généralement, la couverture des conflits ethniques reste un sujet difficile à aborder ; et de nombreux journalistes ont confié à RSF que leur rédaction n’osaient pas les envoyer couvrir ces sujets, notamment pour des raisons de sécurité.
Enfin, le démantèlement du bureau de la communication des affaires gouvernementales (GCAO) qui centralisait les demandes des médias n'a malheureusement pas amélioré l’accès à l’information publique. Les deux conférences de presse que vous avez tenues ne suffisent pas à combler les attentes légitimes des journalistes dans cette période de transition. La communication du gouvernement demeure insuffisante et trop peu de ministres se rendent disponibles pour répondre à leurs questions.
Pour institutionnaliser un débat public de qualité et faire de la liberté d’informer un pilier solide et pérenne de la société éthiopienne, RSF vous recommande :
- L’adoption dans les plus brefs délais d’un cadre législatif favorisant la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias en supprimant les peines de prison et les amendes exorbitantes pour délit de presse conformément aux meilleurs standards internationaux ;
- La révision du projet de loi sur l’incitation à la haine en apportant des garanties pour qu’il ne donne pas lieu à des poursuites abusives contre des journalistes dans l’exercice de leur fonction ;
- La mise en place d’un mécanisme national de protection des journalistes afin que cesse l’impunité pour les exactions et crimes commis contre les professionnels de l’information, comme le recommande le plan d’action des Nations unies pour la sécurité des journalistes ;
- Une meilleure information des citoyens, une plus grande transparence des autorités et responsables politiques sur leurs activités, notamment par une plus grande disponibilité aux questions des journalistes ;
- Une distribution juste, équilibrée et transparente des revenus publicitaires et des aides à la presse afin de favoriser un paysage médiatique pluraliste, où la critique n’est pas sanctionnée par un tarissement des revenus publicitaires provenant des sociétés publiques ;
- L’arrêt des coupures internet ou des réseaux sociaux afin de garantir sans restriction la circulation des informations en ligne sur tout le territoire en conformité avec le droit international.
Certain que vous accorderez toute l’attention requise à notre courrier, je vous prie d'agréer, Monsieur le Premier ministre, l'expression de ma très haute considération.
Christophe Deloire
Secrétaire général