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Fondateur de l’hebdomadaire
Agos et figure de premier plan de la société civile,
Hrant Dink a été abattu en plein jour le 19 janvier 2007, au centre d’Istanbul. Militant inlassable de la démocratisation de son pays et de la réconciliation entre Turcs et Arméniens, le journaliste avait fait l’objet d’un véritable lynchage médiatique et judiciaire avant son assassinat. Sa mort a constitué un tournant pour la société turque, qui a commencé à s’attaquer au tabou du génocide arménien et à débattre plus librement du sort des minorités. Huit ans plus tard, la lumière va-t-elle enfin être faite sur ce crime dont l’onde de choc est toujours perceptible ?
Au terme d’
une enquête incomplète et soucieuse avant tout de protéger l’Etat, la justice
avait d’abord tranché en janvier 2012 que le jeune tireur ultranationaliste, Ogün Samast, avait agi à l’instigation d’un seul homme, Yasin Hayal. L’annulation de ce verdict par la Cour de cassation, en mai 2013, a ouvert la voie à une enquête plus approfondie sur les commanditaires ainsi que sur les complicités et protections dont les deux hommes ont bénéficié au sein même de l’Etat. Il a fallu plus d’un an avant que cette décision ne soit pris en compte par les magistrats en charge du dossier, mais depuis octobre 2014, l’enquête avance enfin.
“
Après une si longue attente, la justice retire enfin ses œillères, salue Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale.
L’audition de fonctionnaires de police et des renseignements commence à rendre compte de l’aspect organisé de l’assassinat et de l’implication de représentants de l’Etat, qui étaient évidents depuis huit ans. Reste à espérer qu’il ne soit pas trop tard pour faire toute la lumière sur ce crime, et que l’enquête ne soit pas une fois de plus instrumentalisée à des fins politiques. Le temps est compté pour rendre justice à Hrant Dink.”
Une trop longue injustice
Plusieurs journalistes d’investigation comme
Nedim Sener,
Kemal Göktas ou encore
Adem Yavuz Arslan, avaient révélé que des éléments de la police et de la gendarmerie d’Istanbul et de Trabzon (la ville d’origine du tireur), ainsi que des services de renseignement (MIT) étaient informés des préparatifs de l’assassinat et n’avaient rien fait pour l’empêcher. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait rendu des conclusions similaires et condamné la Turquie en 2010. Après avoir étudié la question, les services du Président de la République et du Premier ministre avaient eux aussi mis en cause des représentants des forces de l’ordre.
Les magistrats en charge des différents volets de l’affaire se sont pourtant longtemps refusés à prendre en compte ces éléments. De multiples manœuvres d’obstruction de la police et d’autres institutions, conjuguées à la lenteur de la justice, avaient contribué au
fiasco du procès en première instance, qui s’était soldé par des
verdicts dénoncés comme “scandaleux” par Reporters sans frontières. Les quelques progrès étaient tous dûs aux efforts inlassables de la partie civile, dont les avocats avaient eux-mêmes mené le travail d’investigation que les magistrats refusaient d’accomplir. C’est donc avec soulagement que l'organisation a accueilli la décision de la Cour de cassation, reconnaissant que l’assassinat de Hrant Dink était l’oeuvre d’une “organisation criminelle” et non plus seulement d’un petit groupe fanatisé - une première étape, on l'espère, vers un examen de la dimension proprement terroriste de cette entreprise. Le procès en appel s’est ouvert en septembre 2013, mais ce n’est que fin octobre 2014 que le tribunal a décidé d’intégrer les conclusions de la Cour de cassation. La responsabilité des forces de l’ordre dans l’assassinat a dès lors été prise en compte.
Les forces de l’ordre enfin mises en cause
La plupart des volets de l’affaire ont alors été fusionnés, un précédent indispensable à un examen plus serein : leur instruction séparée par différents tribunaux contribuait à complexifier inutilement l’affaire, favorisant des délais, un manque de coopération entre les magistrats et l’inefficacité générale de la justice. En septembre 2013 encore, une mission de Reporters sans frontières à Trabzon soulignait qu’il était beaucoup plus difficile aux magistrats de la ville de mettre en cause des hauts fonctionnaires locaux, étant donné l’étroitesse des relations entre les élites provinciales. Les principales enquêtes visant des policiers d’Istanbul et de Trabzon ont finalement été fusionnées le 7 novembre 2014. Le dossier d’Ogün Samast, âgé de 17 ans au moment des faits et jugé devant une cour d’assises pour mineurs, a lui aussi été rattaché au dossier principal. Le tireur, condamné en 2012 à près de 23 ans de prison pour “homicide avec préméditation”, est désormais poursuivi pour “appartenance à une organisation criminelle”.
Depuis novembre 2014, neuf hauts représentants des forces de l’ordre ont été entendus comme suspects par le procureur général d’Istanbul en charge des affaires de terrorisme et de crime organisé. Parmi eux figurent l’ancien chef de la police d’Istanbul Celalettin Cerrah, l’ancien vice-préfet d’Istanbul Ergün Güngör, les anciens chefs des renseignements de la police d’Istanbul Ahmet Ilhan Güler et Ali Fuat Yilmazer, et l’ancien chef du département des renseignements de la direction générale de sécurité, Ramazan Akyürek.
A l’issue de ces premières auditions, deux policiers de Trabzon, Muhittin Zenit et Özkan Mumcu, accusés de n’avoir rien fait pour empêcher l’assassinat de Hrant Dink, ont été inculpés et placés en détention provisoire pour “négligence” et “abus de pouvoir“ le 13 janvier 2015. Des conversations téléphoniques prouveraient que Muhittin Zenit avait été informé du projet d’assassinat contre le journaliste. Le 19 janvier, c’était au tour d’Ercan Demir d’être à son tour placé en détention provisoire. Récemment nommé chef de la police de la sous-préfecture de Cizre, dans le sud-est du pays, il travaillait au moment des faits au sein des services de renseignement de Trabzon.
La prudence reste de mise
Certains point de blocage demeurent, toutefois. Ainsi le dossier du colonel à la retraite Ali Öz, lui aussi accusé de “négligence” devant la cour d’assises de Trabzon, n’a toujours pas été rattaché au procès principal instruit à Istanbul. Malgré les demandes répétées de la partie civile, dans l’attente d’une décision de la Cour de cassation, aucun progrès n’a été enregistré depuis trois ans dans ce volet de l’affaire. Ali Öz était commandant de la gendarmerie de Trabzon au moment du crime.
Surtout, les soudains progrès de l’enquête interviennent dans un contexte politique extrêmement tendu en Turquie : la justice est devenue l’un des principaux terrains d’affrontement entre le gouvernement et ses anciens alliés de la confrérie Gülen, devenue l’ennemi public numéro un du président Recep Tayyip Erdogan. Une vaste enquête anticorruption visant le sommet de l’Etat, lancée en décembre 2013, a été traitée par les autorités comme un “complot” de la confrérie :
l’enquête a été étouffée tandis que des centaines de policiers, inspecteurs, juges et procureurs ont été licenciés ces derniers mois. Si ces purges permettent aujourd’hui la mise en cause des forces de l’ordre, elles ne sont pas spécialement favorables à la manifestation de la vérité. Il est donc à craindre que le procès des assassins présumés de Hrant Dink ne soit encore une fois instrumentalisé à des fins politiques, tout comme il a pu être utilisé dans le passé par le gouvernement dans sa lutte contre les anciens cadres kémalistes.
(Photo: AFP)