La liberté retrouvée de Mortaza Behboudi : le récit de plus de 9 mois de mobilisation

Le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi a été libéré de prison ce 18 octobre, au terme d’une détention de 284 jours entre les mains des services talibans. Depuis son incarcération, deux jours après son entrée en Afghanistan en janvier 2023, Reporters sans frontières (RSF) n’a jamais cessé de le défendre auprès des autorités talibanes. Récit de neuf mois de mobilisation.

La décision est tombée ce mercredi 18 octobre à 10H15, heure de Kaboul. Les avocats mandatés par RSF pour assurer la défense du journaliste Mortaza Behboudi préviennent immédiatement l’organisation : les autorités talibanes ont enfin mis un terme à la détention du reporter, enfermé depuis le 7 janvier dernier en Afghanistan. Lors de l’audience, la cour criminelle de Kaboul a annoncé sa décision d’abandonner toutes les accusations qui le visaient. Le journaliste est enfin acquitté et libéré !

“C’est une immense joie, le journaliste Mortaza Behboudi est enfin libre et sur le chemin du retour. Un moment pour lequel nous avons œuvré sans relâche, tous les jours depuis neuf mois, aux côtés de son épouse Aleksandra et avec l’ensemble du comité de pilotage coordonné par Solène Chalvon-Fioriti, Rachida El Azzouzi et Antoine Bernard. Nous remercions les milliers de personnes qui se sont mobilisées avec nous pour contribuer à ce dénouement. Nous l’attendons avec impatience dès qu’il aura atterri à Paris pour partager le bonheur de sa liberté retrouvée.

Christophe Deloire
Secrétaire général de RSF

Les circonstances de l’arrestation

Le 5 janvier 2023, plus d’un an et demi après la prise de pouvoir des talibans, le journaliste (voir biographie ci-dessous) arrive en Afghanistan, son pays natal. Deux jours plus tard, le 7 janvier, les forces de sécurité talibanes l'arrêtent alors qu’il doit récupérer son accréditation presse et le placent en détention au poste de police PD3 (Police District 3) à Kaboul. 

Le samedi 14 janvier, le service d’assistance de l’organisation reçoit un appel en absence indiquant le numéro de téléphone portable de Mortaza Behboudi, mais le correspondant ne laisse aucun message. Quelques heures plus tard, RSF apprend, par son épouse, Aleksandra Mostovaja, l’arrestation et la détention du journaliste franco-afghan. 

Quelques jours plus tard, le 19 janvier, le journaliste est transféré dans la prison du service de renseignement taliban (le General Directorate of Intelligence, GDI) et semble être accusé d’espionnage. Commence alors une détention de plus de 9 mois dans des conditions particulièrement éprouvantes. 

Afin d’activer des leviers pour tenter d’obtenir une libération rapide, RSF s’emploie à conserver la plus grande discrétion dans un premier temps. Une mobilisation intense s’organise, mais sans communication publique, pendant près d’un mois. 

La mobilisation publique

Le 6 février, RSF lance une campagne publique de soutien pour envoyer un message aux talibans : il faut rappeler et faire entendre que Mortaza Behboudi est un journaliste et qu’il n’a rien à faire derrière des barreaux. RSF coordonne la rédaction d’une lettre ouverte afin de dénoncer l’incarcération aberrante du journaliste et d’appeler à sa libération. Quinze médias et sociétés de productions françaises signent cet appel. 

Trois jours plus tard, l’organisation annonce la création du comité de soutien #FreeMortaza. Dès le premier jour, il réunit plus de 200 personnes directeurs de rédaction, représentants d’associations, confrères et amis du journaliste détenu. La coordination du comité de soutien est assurée par Antoine Bernard, Rateb Noori et Chloé Le Goff de RSF, Rachida El Azzouzi de Mediapart, la grand reporter indépendante, spécialiste de l’Afghanistan Solène Chalvon-Fioriti, et l’épouse de Mortaza, Aleksandra Mostovaja. Plusieurs journalistes ayant travaillé avec Mortaza, à l’instar de Dorothée Olliéric, grand reporter à France Télévisions, concourent également à ce rassemblement actif de soutiens. 

Le comité initie et soutient de nombreuses actions : une plainte déposée le 24 février par RSF auprès des rapporteurs spéciaux des Nations unies ; l’organisation et le parrainage de multiples événements, tel un concert solidaire à Paris pour les 100 jours de captivité de Mortaza ; et le lancement d’une pétition qui réunit plus de 14 000 signatures en quelques jours. Les médias s’engagent en relayant l’appel à la libération de Mortaza, en particulier le 7 de chaque mois, jour anniversaire de son arrestation. Le hashtag #FreeMortaza gagne en audience. 

À l’occasion des six mois de détention du journaliste, le 6 juillet, RSF dévoile un compteur géant sur la façade de la mairie de Paris, donnant le top départ d’un bateau du port de Douarnenez, pour aller symboliquement le chercher à Kaboul. Douarnenez, dans le Finistère, est la ville de cœur de Mortaza Behboudi et toute la ville se mobilise pour sa libération. Cela, c’est la mobilisation publique, destinée à envoyer des messages appropriés au régime taliban, sur sa qualité de journaliste comme sur l’importance de son dossier. 

Les efforts “behind the doors”

Dès les premiers jours de la détention de Mortaza Behboudi, RSF mène l’enquête pour établir qui détient le journaliste, dans quelles conditions et pour quels motifs, à un moment où le régime affirme officiellement ne pas le détenir. Les informations obtenues infirment très vite la version officielle.

L’organisation parvient à nouer des contacts au sein du régime taliban, grâce à ses réseaux sur place. Depuis des années, RSF agit en effet sur le terrain afghan. RSF avait soutenu un centre pour la protection des femmes journalistes afghanes avant le retour au pouvoir des talibans. Les premiers contacts avec les talibans remontent à plus de dix ans.

Les contacts directs au sein du pouvoir à Kaboul sont actionnés toutes les semaines depuis Paris jusqu’à ces derniers jours. À plusieurs reprises, la libération de Mortaza Behboudi a semblé atteignable et même probable, avant un échec. En coordination avec le comité de soutien, Solène Chalvon-Fioriti se rend régulièrement sur place. 

Les contacts ininterrompus de l’organisation avec des responsables du régime et les nombreux éléments transmis aux juges via les avocats, concourent à les convaincre de l’activité journalistique de Mortaza et que sa détention n’est plus justifiable. 

Au cours de ces neuf mois, les échanges sont constants avec les autorités françaises et réguliers avec l’Union européenne et les Nations unies à New York, Genève et Kaboul.

L’évolution de la situation judiciaire

Pendant les 6 mois suivant son arrestation, le journaliste franco-afghan est détenu dans des conditions difficiles : la procédure est opaque et l’issue incertaine. Mais les efforts de mobilisation internationale et des différents échanges avec les autorités locales, finissent par payer. Fin juillet, Mortaza est transféré dans la prison Pul-e-Charkhi. Il peut alors téléphoner et joindre sa femme, Aleksandra, presque tous les jours.

La phase judiciaire s’ouvre, à cette période, devant la cour criminelle de Kaboul, juridiction pénale de droit commun. Pour assurer sa défense et tenter d’accéder au dossier, RSF parvient à mandater deux avocats afghans. 

Le 7 août, la première audience permet de confirmer que l’accusation d’atteinte à la sûreté de l’État est abandonnée. Mortaza Behboudi échappe à un éventuel procès devant la cour de sûreté de l’État. Mais il reste susceptible d’accusations d’espionnage, de diffamation et d’incitation à la haine contre l'Émirat islamique. 

Quatre audiences supplémentaires sont nécessaires, le 18 et 25 septembre et les 7 et 18 octobre… avant que les juges ne décident de sa libération. 

Un parcours atypique

Enfant de la guerre, Mortaza Behboudi a eu très tôt la fibre du journalisme. Né en 1994 dans le village de Behsud, dans la province du Wardak au centre du pays, il n'a que deux ans lorsque les talibans prennent le pouvoir en Afghanistan. Sa famille doit fuir le pays  et se réfugie à Ispahan, en Iran, où elle vit dans des conditions difficiles. La vocation du jeune garçon pour le photoreportage va naître en 2009, lorsqu’il documente le mouvement de protestation contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad.

En 2012, il retourne dans son pays natal et suit des études de sciences politiques, tout en continuant sa carrière de photoreporter. Mais son travail dérange. Menacé, il se réfugie en France en mai 2015, où, après avoir dormi plusieurs semaines dans la rue, il est pris en charge par la Maison des journalistes à Paris. Mortaza Behboudi fonde alors le site d’information Guiti News avec des confrères exilés, un média pour “parler de la migration autrement”, soutenu par le ministère français de la Culture. Il collabore par la suite avec un large panel de médias tels que les chaînes France Télévisions, TV5 Monde, Arte, et aussi le groupe Radio France, le site d’information Mediapart, ou encore les quotidiens Libération et La Croix. Il est naturalisé français en 2020. Pour Solène Chalvon-Fioriti, “Mortaza est un homme humaniste et joyeux, dans la vie et au travail. C’est un confrère accessible sur le terrain, qui se pense à égalité avec les personnes qu’il interviewe. Ce n’est pas si fréquent dans le métier”

Son travail est reconnu par ses pairs à plusieurs reprises. En 2022, il contribue au reportage Des petites filles afghanes vendues pour survivre, diffusé sur France 2, récompensé au Prix Bayeux des correspondants de guerre. La série de reportages À travers l’Afghanistan, sous les talibans, publiée sur Mediapart est, elle, décorée du prix Varenne de la presse quotidienne nationale. Un travail qu’il a réalisé avec sa consoeur Rachida El Azzouzi, membre active du comité de soutien pour la libération de Mortaza. 

Ces reconnaissances, saluées par ses pairs, viennent aussi saluer le travail acharné d’un homme passionné par son métier, comme le souligne à RSF l’épouse de Mortaza, Aleksandra Mostovaja : "Mortaza est un homme généreux, altruiste et déterminé. Il a toujours souhaité aider les gens à travers ses reportages. Après son documentaire sur France 2 sur les petites filles afghanes vendues, il s'est assuré que chacune d'entre elles puisse revenir dans sa famille. Être journaliste n'est pas un crime. Nous avons besoin de lui."

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