La liberté de la presse à l’heure des grands changements en Afrique subsaharienne
Les situations restent très contrastées entre la Namibie (23e), qui regagne sa première place en Afrique, le Burkina Faso (36e) ou le Sénégal (49e), qui bénéficient de paysages médiatiques parmi les plus pluralistes, et les trous noirs de l’information que sont l’Erythrée (178e) et Djibouti (173e), où aucun média indépendant n’est autorisé à travailler. Comme en 2017, 22 pays sur 48 sont classés en rouge (situation difficile) ou en noir (situation très grave) en Afrique subsaharienne.
Fortes progressions, inquiétantes dégradations
L’Ethiopie (110e), abonnée aux abîmes du Classement, effectue un bond spectaculaire de 40 places à la faveur d’un changement de régime. Libération de journalistes et de blogueurs, fin de l’interdiction de plusieurs centaines de sites et de médias, réformes en cours du cadre légal particulièrement répressif contre les journalistes… Les mesures en faveur de la liberté de la presse prises par le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed ont été aussi rapides que prometteuses. Pour la première fois depuis plus de 10 ans, aucun journaliste ne se trouvait en prison dans le pays à la fin de l’année 2018. La Gambie (92e) gagne 30 places et confirme l’excellente dynamique engagée depuis le départ du dictateur Yahya Jammeh. De nouveaux médias ont été créés, des journalistes sont revenus d’exil et la diffamation a été reconnue anticonstitutionnelle.
L’Angola (109e), qui a elle aussi connu un changement de régime en 2017, affiche une progression plus mesurée. Le droit d’informer a été reconnu par la justice lors de l’acquittement de deux journalistes poursuivis par un ancien procureur général, mais le coût prohibitif des licences d’exploitation et l’absence de volonté politique d'ouvrir le secteur de l’audiovisuel à de nouveau opérateurs nuit au pluralisme médiatique et empêche le pays de progresser plus rapidement au Classement. Malheureusement, les changements de régime ne sont pas toujours synonymes de progrès. Au Zimbabwe (127e, -1), où le successeur de Robert Mugabe, Emmerson Mnangagwa, a été élu président, l’appareil sécuritaire conserve de mauvaises habitudes, et plusieurs agressions parfois très violentes contre des journalistes ont été enregistrées par RSF.
En Tanzanie (118e, -25), le changement de président en 2015 s’est accompagné d’attaques sans précédent contre la presse, et le pays a poursuivi son inquiétante dégringolade en 2018. John Magufuli, surnommé “le Bulldozer”, est en train de rejoindre le camp des prédateurs de la liberté de la presse. Les journalistes y sont attaqués en toute impunité, et aucune enquête sérieuse n’est menée par les autorités pour retrouver Azory Gwanda, un journaliste disparu depuis novembre 2017. Un an plus tard, deux défenseurs de la liberté de la presse qui enquêtaient sur sa disparition ont été arrêtés et contraints de quitter le pays.
La Mauritanie (94e, -22) poursuit elle aussi sa chute vertigineuse au Classement, faute d’avoir remis en liberté le blogueur défendu par RSF Mohamed Cheikh Ould Mohamed Mkaïtir. Initialement condamné à la peine de mort pour apostasie en 2014, sa peine avait été commuée à deux ans de prison en novembre 2017. Libérable depuis un an et demi, il est maintenu en détention au secret par les autorités, officiellement pour des raisons de sécurité. A l’origine de ses déboires, un article dénonçant l’instrumentalisation de la religion pour justifier l’esclavage, pratique illégale mais toujours à l’œuvre dans le pays. Un sujet particulièrement tabou, qui a valu pour la deuxième année consécutive à un photoreporter étranger qui s’y intéressait d’être expulsé de Mauritanie en 2018.
Comme en 2017, la Somalie (164e) reste le pays africain le plus meurtrier pour les journalistes. Trois professionnels de l’information y ont été tués, victimes des terroristes shebab et des forces de sécurité. Le pays partage cette année ce triste palmarès avec la République centrafricaine (145e), qui perd 33 places au Classement après le triple assassinat de journalistes d'investigation russes venus enquêter sur la présence de mercenaires dans ce pays.
Le journalisme d’investigation traqué
L’enquête journalistique reste une pratique à haut risque en Afrique subsaharienne. Loin des affres de la guerre civile qui ravage la Centrafrique et auxquels les journalistes sont particulièrement exposés, le Ghana (27e), premier pays africain de l’édition 2018, a perdu son leadership régional pour ne pas avoir protégé un groupe de reporters d’investigation qui faisaient l’objet de menaces, notamment de la part d’un député de la majorité, après la diffusion d’une enquête sur la corruption dans le football ghanéen. L’un des membres de l’équipe a été abattu en pleine rue par des inconnus en janvier 2019.
En République démocratique du Congo (154e), pays du continent dans lequel RSF a enregistré le plus d’exactions en 2018, un réalisateur et un caméraman ont dû fuir leur domicile pour échapper à leurs assaillants après avoir diffusé un documentaire sur les expropriations menées sur un terrain revendiqué par l’ex-président Joseph Kabila. Son successeur, Félix Tshisekedi, élu début 2019, devra faire de la protection des journalistes et de la réforme du cadre légal qui punit les délits de presse de peines de prison une priorité s’il souhaite que les médias deviennent un “véritable quatrième pouvoir” du pays, comme il l’a promis lors de son discours d’investiture.
La dépénalisation des délits de presse a été consacrée au Libéria (93e, -4), mais les autorités visent régulièrement Front Page Africa, le journal d’enquête de référence du pays, dont la rédaction a été arrêtée en avril et le fondateur menacé de prison par un ministre à la fin de l’année, après la révélation de plusieurs affaires de corruption impliquant le gouvernement. Au Nigeria (120e), un journaliste du grand quotidien Premium Times a été interrogé pendant plusieurs jours par la police qui cherchait à obtenir ses sources. Au Mozambique (103e -4), le gouverneur d’une province du nord-est du pays, touchée par une insurrection islamiste, a annoncé aux journalistes qu’ils n’étaient plus autorisés à couvrir les attaques et les violences qui agitent la région - une injonction immédiatement mise à exécution. Un célèbre journaliste d’investigation a été arrêté en décembre avant d’être relâché, et celui d’un média local est toujours en détention depuis le début de l’année.
Chape de plomb sur les élections
Journalistes arrêtés, réseaux sociaux perturbés, internet coupé : les tentatives pour cadenasser l’information ont été nombreuses au cours des dernières élections africaines. Au Cameroun (131e,-2), où Amadou Vamoulké, l’ancien patron de la CRTV, la radiotélévision publique camerounaise, est arbitrairement détenu depuis plus de deux ans et demi, la reconduction de Paul Biya pour un septième mandat s’est accompagné de multiples intimidations, agressions et arrestations de journalistes, souvent associés à des opposants. En RDC, l’accréditation de la correspondante de RFI, média international de référence très écouté dans le pays, lui a été retirée, la radio s’est vue privée d’antenne et les Congolais n’ont plus eu accès à internet en marge du scrutin présidentiel.
Les suspensions de médias, notamment internationaux, restent une arme largement utilisée pour empêcher la diffusion d'informations critiques et le débat d’idées. Deux radios étrangères, la BBC et VOA restaient interdites au Burundi (159e) début 2019 après avoir été initialement suspendues six mois en amont du référendum constitutionnel. Et une radio locale a été illégalement fermée par le gouverneur de Bamako pendant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle au Mali (112e).
Au Soudan (175e), des manifestations inédites par leur ampleur depuis plus de 30 ans sont organisées depuis fin 2018 pour demander le départ d’Omar el-Béchir et la tenue de nouvelles élections. RSF y a recensé près d’une centaine d’arrestations de journalistes et des dizaines de confiscations de médias. Les services de sécurité et de renseignement n’hésitent pas à saisir les éditions des journaux déjà imprimées pour les asphyxier financièrement.
Nouvelles pressions économiques
Violences, arrestations, suspensions : le traditionnel triptyque utilisé pour museler la presse est désormais souvent complété par un panel de pressions économiques de plus en plus étoffées. La Tanzanie a adopté une loi imposant une moyenne de 900 dollars par an pour enregistrer un blog ou un site d’information. Une somme exorbitante qui n’a d’autre objectif que de limiter au maximum la diffusion d’informations en ligne. Chez le voisin ougandais (125e), le président Yoweri Museveni, qui a régulièrement insulté les journalistes en 2018, a fait adopter une taxe journalière sur les réseaux sociaux, la première du genre sur le continent. Sous couvert de lutte contre les “commérages”, la mesure renchérit l’accès, le partage et la production d’information pour les journalistes et les blogueurs qui utilisent largement ces outils. Un projet de taxe similaire a été annoncé en Zambie (119e, -6). Un temps envisagé au Bénin (96e), les autorités y ont finalement renoncé. Les pressions les plus fortes sont venus du Mozambique, où à un an des élections générales, les autorités ont décidé d’instaurer de nouveaux frais d'accréditation prohibitifs, qui porteraient à plusieurs milliers de dollars l’autorisation de venir effectuer un reportage ou de s’installer comme correspondant dans le pays. Si cette mesure, qui fait encore l’objet de discussions, est appliquée, le Mozambique détiendra le record du reportage le plus cher d’Afrique.